Le Japon (Humbert)/02

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Femmes japonaises allant en visite. — Dessin de Émile Bayard d’après des photographies.


LE JAPON,


PAR M. AIME HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Nos voisins (suite).

Peu à peu, des rapports de bon voisinage se sont établis entre notre résidence et le quartier des Yakounines. Au Japon, comme ailleurs, les petits présents entretiennent l’amitié. Quelques envois de sucre blanc et de café de Java faits aux familles où nous avions appris qu’il se trouvait des femmes en couche ou des malades, furent acceptés avec reconnaissance.

Un jour que j’étais seul à la maison, entre quatre et cinq heures de l’après-midi, le monban vint m’annoncer l’arrivée d’une députation féminine du quartier des Yakounines, et me demander s’il devait la renvoyer. Ces dames avaient reçu de leurs maris l’autorisation de nous présenter leurs remercîments ; mais par la même occasion elles exprimaient le désir qu’on leur permît d’examiner notre ameublement européen. Je répondis au portier que je me chargerais de leur faire les honneurs de la résidence.

Bientôt j’entendis le bruit d’un certain nombre de chaussures de bois sur le gravier des allées du jardin, et je vis paraître au pied de l’escalier de la vérandah en face du salon, tout un groupe de figures souriantes, parmi lesquelles on distinguait quatre femmes mariées, deux jeunes filles nubiles, et des enfants de tout âge. Les premières se faisaient remarquer par la sévérité de leur toilette : aucun ornement dans leurs cheveux ; pas d’étoffes claires ou de couleurs éclatantes parmi leurs vêtements ; pas de fard sur le visage ; mais les dents teintes en noir d’ébène, comme il sied, selon les notions japonaises, à toute femme en puissance de mari. Les jeunes filles, au contraire, rehaussent la blancheur naturelle de leurs dents par une couche de carmin sur les lèvres, se mettent du rouge sur les joues, enlacent dans leur épaisse chevelure noire des bandes de crêpe écarlate, et portent une large ceinture aux brillantes couleurs. Quant aux enfants, leur costume se compose de robes et de ceintures bariolées ; ils ne portent jamais de coiffure, et même ils ont la tête rasée, sauf que, selon l’âge et le sexe, on leur laisse quelques mèches plus ou moins longues et de coupe plus ou moins variée, les unes flottantes, d’autres nouées ensemble et relevées en chignon.

Après les salutations et les révérences d’usage, les orateurs de la députation, car il y en avait toujours deux ou trois qui parlaient à la fois, me dirent en japonais une quantité de belles choses, auxquelles, de mon côté, je répondis en français, tout en faisant signe à la compagnie d’entrer au salon. Assurément j’avais été compris ; j’entendais, à n’en pas douter, des expressions de remercîment qui m’étaient bien connues, et cependant, au lieu de monter l’escalier, l’on paraissait me demander je ne sais quelle explication. Enfin la gracieuse société a deviné mon embarras ; joignant le geste au langage parlé : — devons-nous nous déchausser au jardin, ou suffit-il que nous le fassions sur la vérandah ? —Telle fut évidemment la traduction mimique de la question préalable. Je me prononçai pour la dernière alternative, et aussitôt les invitées avec leur suite franchirent l’escalier, ôtèrent et alignèrent leurs socques sur le plancher de la vérandah, et foulèrent joyeusement les tapis du salon, les enfants à pieds nus, les grandes personnes en chaussettes de toile de coton divisées en deux compartiments inégaux, le plus petit pour l’orteil et l’autre pour le reste du pied.

Fac-simile d’un dessin japonais.

La première impression fut celle d’une admiration naïve, suivie immédiatement d’une hilarité générale, car les hautes glaces des trumeaux descendant jusqu’au parquet, reproduisaient et répercutaient de la tête aux pieds, et par derrière aussi bien que par devant, l’image de nos visiteuses. Tandis que les plus jeunes ne se lassaient pas de contempler ce spectacle tout nouveau et fort attrayant pour elles, les mamans me demandèrent ce que signifiaient les tableaux suspendus contre la tapisserie. Je leur expliquai qu’ils représentaient le taïkoun de la Hollande et sa femme, ainsi que plusieurs grands daïmios ou princes de la famille régnante. Elles s’inclinèrent avec respect, mais l’une d’elles, dont la curiosité n’était pas satisfaite, exprima timidement la supposition que l’on avait aussi exhibé dans cette royale société le portrait du bêto de Sa Majesté néerlandaise. J’eus garde de la désabuser, car elle n’aurait pu comprendre qu’il fût de style noble de représenter un prince debout à côté de son cheval de selle et le tenant lui-même par la bride. D’autres ayant examiné attentivement le velours des fauteuils et des sofas, vinrent me faire part d’une contestation qui s’était élevée entre elles, touchant l’usage de ces meubles : elles s’accordaient à reconnaître que les fauteuils sont faits pour que l’on s’y assèye, mais les sofas ? Ne doit-on pas plutôt s’y installer accroupi et les jambes croisées, surtout lorsque l’on mange à la table qui est en face ? Elles paraissaient plaindre cordialement les messieurs et les dames de l’Occident, qui s’assujettissent à user de ce meuble si peu commodément, de façon à avoir les jambes pendantes jusqu’à terre.

Ma chambre étant à côté du salon et toute grande ouverte, ne tarda pas à être envahie. Je ne décrirai pas tous les sujets d’étonnement qui s’offrirent aux regards de la troupe curieuse. Pour être nées Japonaises il paraît que l’on n’en est pas moins filles d’Ève : le fruit défendu qui les tentait le plus, c’était un assortiment de boutons d’uniforme portant la croix fédérale suisse, selon l’ordonnance militaire de mon pays. Il fallut bien leur en abandonner quelques-uns, tout en renonçant à deviner l’emploi qu’elles se proposaient d’en faire, puisque les vêtements japonais, soit d’hommes, soit de femmes, s’attachent simplement avec des cordons de soie. Le don de quelques articles de parfumerie parisienne fut vivement apprécié, mais je tentai sans succès l’éloge de l’eau de Cologne, car le mouchoir de batiste est complètement inconnu aux dames japonaises. J’eus beau leur en montrer quelques spécimens très-joliment brodés par les habiles ouvrières de l’Appenzell ; on me fit comprendre que cela pouvait tout au plus être proposé aux élégantes de Yédo, à titre de manchettes pour leurs vastes robes de chambre, mais que la dernière fille du peuple ne consentirait jamais à tenir à la main ou remettre en poche une pièce d’étoffe dans laquelle elle se serait mouchée. Les petits carrés de papier végétal que l’on porte enroulés dans un pli de robe, sur la poitrine, ou dans une poche de manche d’habit, et que l’on jette à mesure que l’on en fait usage ne courent donc, pour le moment, aucune chance d’être supplantés par notre mode barbare ; quant à l’eau de Cologne, on en tirera bon parti, selon toute apparence, pour enlever le goût saumâtre de l’eau de puits que l’on boit à Benten.

Un autre point sur lequel la civilisation japonaise me parut conserver sur la nôtre une supériorité incontestable dans l’opinion de nos visiteuses, ce sont les procédés que nous employons pour écrire, et qui nous ont


[Image à insérer]Fac-simile d’un dessin japonais.


permis de créer l’aimable expression de gratte-papier. Le Japonais fait usage d’un pinceau, d’un bâton d’encre de Chine et d’un rouleau de papier de mûrier. Il transporte ces objets avec soi, au marché, à la promenade, en visite, ou en voyage : le rouleau de papier est serré sur sa poitrine ; le pinceau et l’encrier sont enfermés dans un étui qu’il suspend à la ceinture, à côté de sa pipe et de son petit sac à tabac.

Pour reprendre l’avantage, j’exhibai un coffret contenant un assortiment de fil à coudre, d’épingles et d’aiguilles, et j’invitai mesdames les yakounines à s’en servir. Elles furent unanimes à reconnaître l’imperfection des instruments de couture de leur pays, car aucun ne se fait à la mécanique. Aussi les travaux à l’aiguille sont-ils loin d’occuper dans la société indigène la place que nous leur donnons dans nos maisons bourgeoises. Jamais on ne les verra, par exemple, figurer dans les visites et les longues causeries des femmes japonaises : comme les hommes en Europe ont recours au cigare, elles n’ont d’autre ressource que la pipe pour assaisonner la conversation.

Je terminai en donnant aux enfants quelques estampes représentant des paysages et des costumes suisses, et en communiquant aux grandes personnes un album de photographies de famille, qu’elles examinèrent avec un intérêt, une émotion vraiment touchante. C’est dans le domaine des affections naturelles que l’unité, l’identité de la race humaine sous toutes les zones et chez tous les peuples, se fait le plus éloquemment sentir. Qu’importe la diversité des idiomes en présence de ce langage universel qui se traduit par l’expression du regard, par une larme suspendue aux paupières, par des intonations de voix, douces et pénétrantes comme les chants sans paroles que Mendelsohn a gravés dans toutes les mémoires ? Pour les peuples de civilisation primitive, le voyageur est un être digne de la plus profonde pitié, car il s’est séparé de tout ce qui fait le charme de la vie : la famille, le toit paternel, le pays des aïeux. Une religieuse admiration se mêlerait à la compassion qu’il inspire, s’il avait quitté sa patrie pour accomplir au loin quelque pieux pèlerinage ; mais traverser les mers pour le soin de terrestres intérêts, c’est ce que ne peut comprendre la société dont je suis entouré. Elle admettrait encore que je fusse un proscrit politique, une victime de la sévérité de mon gouvernement ; tandis que, en apprenant que je ne suis ni dans l’exil ni en pèlerinage, un étonnement mêlé d’une sorte d’effroi se joint aux témoignages de sa naïve sympathie.

Je suis décidément très-loin de l’Europe, dans un monde bien étranger à sa civilisation, et il était temps que l’on vînt trouver ces populations insulaires pour leur inculquer une manière de voir moins incompatible avec le génie des affaires.


Le pays et le peuple.

De tous nos voisins de campagne, ceux dont je suis le plus habituellement entouré, et qui font peut-être le charme principal de ma résidence, ce sont les oiseaux.

La mer rejette au pied de la terrasse du jardin une quantité de débris végétaux, ainsi que des milliers de poissons, crustacés, mollusques de toute espèce, les uns tout étourdis et les autres tués par le choc des vagues sur la grève.

Ils forment la pâture quotidienne d’une foule d’oiseaux, différents de taille, de cris et de plumage. Tous accourent aux heures du reflux et travaillent assidûment pour eux et leur couvée. À la marée montante, ils s’envolent lourdement et regagnent leurs abris, les vastes toitures de notre demeure, les cèdres du jardin, les pins du quartier des yakounines, les bosquets sacrés de Benten, les collines et les marécages des environs de Yokohama.

Je retrouve parmi eux le moineau cosmopolite, faisant avec grand tapage la chasse aux mouches, aux larves, aux insectes, et prélevant sa récompense sur les grains échappés des saches de céréales que l’on embarque dans le voisinage.

Oiseaux du Japon. — Dessin de Mesnel d’après des croquis japonais.

Il y a sous notre toit toute une colonie de pigeons, venus l’on ne sait d’où, et vivant dans la plus complète indépendance. Les corbeaux me semblent être d’une espèce particulière à la Chine et au Japon ; ils sont de médiocre grosseur, et leur croassement diffère un peu de celui auquel nous sommes habitués en Europe ; on pourrait le décomposer en deux syllabes distinctes : Kā-Wā, kā-wā, prononcées d’un ton guttural. Les corneilles ont un cri plaintif qui ressemble à la voix humaine. Le sifflement des aigles et des éperviers est du plus bel effet quand il s’allie au bruit des vagues et aux sons de harpe éolienne que les brises de la mer emportent en agitant les hautes branches des cèdres.

Tous ces hôtes ailés de Benten sont très-familiers : les éperviers perchent sur la vergue du mât de pavillon ou sur notre toit, qui leur fournit peut-être quelque cachette pour leurs provisions de poisson mariné. Les pigeons et les corbeaux, quand ils sont dans les allées des jardins en même temps que je m’y promène, ne prennent point leur vol, mais se tirent seulement de côté pour me laisser passer.

Quant aux oiseaux que nous ne voyons qu’à distance, ce sont d’abord des troupes innombrables de mouettes et de goëlands volant autour des navires en rade, ou achevant de dépouiller les saches de paille de riz que l’on a jetées à la mer après avoir chargé les provisions de bouche des équipages ; plus loin encore, dans les anses paisibles du bras de mer qui nous sépare du village de Kanagawa, en face de mes fenêtres, ce sont des bandes de canards et d’oies sauvages, qui trouvent leur pâture parmi les roseaux ; au coucher du soleil, elles vont chercher leur gîte sur les lointains canaux des rizières, où elles se rendent en décrivant dans les airs des figures géométriques. La troupe fatiguée poursuit silencieusement sa route ; seulement, par intervalles, on entend deux ou trois cris prolongés, semblables au commandement d’un chef ralliant des soldats attardés

Parmi les oiseaux solitaires, il n’en est pas de plus pittoresque que le héron guettant patiemment sa proie, l’œil fixé sur l’onde limpide, le corps en équilibre sur une seule de ses jambes, tandis que l’autre est repliée sous son aile. L’éclatante blancheur de son plumage se détache sur un fond de roseaux et de hautes feuilles de nénufar. Quelquefois on le rencontre sous un dais de branches de pins ou de saules pleureurs ; toujours il semble avoir l’instinct des harmonies naturelles qui conviennent à sa mélancolique existence.

L’impression que produit la grue est très-saisissante. Lorsque ce bel oiseau apparaît seul au plus haut des airs et qu’il descend majestueusement sur la terre, on dirait un messager céleste ; aussi l’imagination populaire se plaît-elle à lui associer quelqu’un des saints ou des demi-dieux dont la mythologie Japonaise abonde, et à se figurer le divin personnage paisiblement accroupi sur le dos du « Tsouri ; » c’est le nom que les indigènes donnent à la grue, et ils y ajoutent volontiers l’épithète de « sama, » ni plus ni moins ne s’il s’agissait d’un kami, d’une divinité, d’un être surnaturel :

« Ô Tsourisama », (sa seigneurie le Tsouri !) La grue partage avec la tortue l’honneur d’être pour les Japonais le symbole de la longévité et du bonheur, et ils font résider le bonheur dans la paix de l’âme, la placidité de l’esprit.

La plupart des Japonais qui habitent sur les rives de la baie ont une existence en quelque sorte pareille à celle des oiseaux que je viens de décrire.

Oiseaux du Japon. — Dessin de Mesnel d’après des croquis japonais.

Tandis que les pêcheurs passent des journées entières loin de la côte, bercés dans leurs frêles embarcations comme les milliers de palmipèdes qui flottent autour d’eux au gré des ondulations de la mer, l’on voit tout un essaim de femmes et d’enfants accourir sur la plage aux heures de la marée descendante. Ils la suivent dans sa retraite, et empilent pêle-mêle dans des corbeilles d’osier l’abondante récolte qu’elle leur abandonne. Ce sont des herbes marines comestibles, des huîtres, des moules, des crustacés de tout genre. Les crabes font l’objet d’une poursuite d’autant plus animée, que ces êtres burlesques ont la faculté de se mouvoir en avant, en arrière, à droite, à gauche, dans toutes les directions, avec une étonnante vélocité. On les pourchasse dans leurs derniers retranchements en se munissant d’un bambou garni d’un bec ou crochet de fer pour retourner les pierres sous lesquelles ils vont chercher un refuge. Leur humeur voyageuse les pousse à gravir même les marches de notre terrasse et jusqu’à l’escalier de la vérandah. Un soir j’en découvris un de fort belle taille qui se promenait sous le lavabo de ma chambre à coucher, et ce ne fut pas une petite affaire que de le ramener sur le chemin de ses pénates, c’est-à-dire dans une rigole du jardin qui aboutit à la mer.

Toutes les bonnes gens qui composent la population de la plage m’accostent avec des paroles amicales ; les enfants m’apportent des coquillages nacrés ; les femmes m’expliquent de leur mieux les propriétés culinaires des affreux petits monstres marins qu’elles entassent dans leurs paniers. Ce fond de bonhomie et de cordialité est un trait de caractère commun à toutes les classes inférieures de la société japonaise. Plus d’une fois, en parcourant à pied les environs de Nagasaki ou de Yokohama, j’ai été invité par des gens de la campagne à entrer dans l’enclos de leur demeure. Là ils me faisaient admirer les fleurs de leur jardin et en coupaient quelques-unes des plus belles pour en composer un bouquet qu’ils mettaient à ma disposition. C’était en vain que j’essayais de leur faire accepter en échange une pièce de monnaie, et ils ne me laissaient partir qu’après m’avoir offert dans leur chambre de ménage une collation de thé et de gâteaux de riz.

Le printemps est la saison qui présente le plus d’attrait au promeneur sur les rives de la baie de Yédo. Lorsque l’on s’élève sur quelqu’une des sommités qui la bordent, l’intérieur des terres se développant au pied du Fousi-yama, offre une succession non interrompue de collines boisées et de vallées cultivées, entrecoupées de rivières ou de golfes qui ressemblent de loin à des lacs. On distingue sur leurs bords des villages à demi cachés sous les arbres, et sur divers points de la campagne des fermes entourées de jardins, vers lesquelles des sentiers ombragés vous invitent à descendre.

La précocité de la végétation dans les rizières et sur les collines cultivées, la quantité d’arbres toujours verts qui, de tous côtés, se présentent à la vue, donnent au printemps du Japon un caractère d’austérité que cette fraîche saison ne revêt nulle part au même degré. Et cependant, l’on chercherait vainement ailleurs une floraison plus luxuriante, une végétation printanière plus souriante et plus riche en détails gracieux. Sur les teintes sombres du feuillage des pins, des sapins, des cèdres, des cyprès, des lauriers, des chênes verts, des bambous, qui composent le fond du paysage, des touffes de fleurs et de feuilles aux couleurs éclatantes se détachent le long des haies, dans les vergers et autour des villages. Ici, ce sont les larges fleurs blanches du mûrier sauvage ; là des camélias croissant en pleine campagne et atteignant la taille de nos pommiers ; ailleurs, des cerisiers, des pruniers, des pêchers, pour la

Culture du riz. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

plupart chargés de fleurs doubles, les unes toutes blanches, les autres d’un rouge très-vif, et quelquefois les mêmes branches portant des fleurs rouges et des blanches ; car très-généralement les Japonais, indifférents à la récolte des arbres que je viens de citer, ne les cultivent et ne les greffent que pour en obtenir des fleurs doubles et en varier ou combiner les espèces. Le bambou, que l’on emploie beaucoup comme tuteur, prête souvent son élégant feuillage aux épines fleuries, aux rameaux de jeunes arbres fruitiers sans autre parure que leurs pompons de fleurs. Mais j’aime à le voir surtout lorsqu’il croît par groupes solitaires comme une gerbe de gigantesques roseaux. Rien de plus pittoresque dans le paysage que ces hautes tiges vertes, polies, aux reflets

Culture du riz. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

dorés, à la cime touffue ; et tout autour des colonnes principales, ces sveltes et flexibles rejetons aux têtes empanachées, et cette multitude de longues feuilles flottant au gré du vent comme des milliers de banderoles ondoyantes. Les bosquets de bambous sont l’un des sujets favoris d’études des peintres japonais, soit qu’ils se bornent à en reproduire les lignes gracieuses, les effets harmonieux, soit qu’ils animent le tableau en y ajoutant l’image de l’un ou l’autre des hôtes qui fréquentent ces verdoyants asiles : la frêle libellule, le papillon, les petits oiseaux, et, dans les retraites éloignées des habitations, la fouine, l’écureuil et le singe brun à face rouge.

Les chemins sont bordés de violettes, mais elles n’ont pas de parfum. Le pays ne produit qu’un très-petit nombre de fleurs odoriférantes. Il est remarquable que l’on y rencontre aussi fort rarement l’alouette, le rossignol ou quelque autre oiseau chanteur. Peut-être l’absence de parfums et de chants au milieu de toute cette richesse de végétation et de vie animale des campagnes japonaises contribue-t-elle à amoindrir l’effet qu’elles devraient exercer sur l’imagination. Il est certain que l’on n’éprouve pas, à les contempler, cette sorte d’attendrissement et de rêveuse exaltation que cause en Europe l’aspect d’un beau paysage à l’époque du réveil de la nature. Sans examiner d’ailleurs jusqu’à quel point notre sensibilité s’alimente de souvenirs d’enfance et d’idées traditionnelles qui ne sauraient trouver d’application dans le monde de l’extrême Orient, je présume qu’une chose encore peut contribuer à y refroidir notre enthousiasme, c’est que, pour ainsi dire, la nature y est trop cultivée.

Culture du riz. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.


Excepté les forêts et autres plantations d’arbres que le gouvernement fait entretenir avec une louable sollicitude, tout le sol est envahi par les cultures, à un point dont je ne saurais mieux donner l’idée qu’en décrivant l’aspect d’une vallée des environs de la baie de Yédo.

Nous sommes en avril, et déjà la lisière des bois est bordée de champs de sarrasin en pleine floraison. Un peu plus bas, l’orge et le froment que l’on a semés en novembre tomberont dans quatre ou cinq semaines sous la faucille du moissonneur. Or, le blé étant semé au Japon comme on plante les pommes de terre en Europe, c’est-à-dire par bandes régulières, parfaitement alignées, il y a dans l’intervalle des deux sillons parallèles un espace libre où l’on voit déjà poindre une nouvelle culture : ce sont des fèves qui lèveront aussitôt que le champ aura été récolté.

Culture du riz. — Dessin de Emile Bayard d’après une peinture Japonaise.


Cette verte pelouse que l’on prendrait pour du blé en herbe, c’est un champ de millet qui a été ensemencé en mars et qui sera mûr en septembre. Le millet se consomme par les indigènes en plus grande quantité que le froment ; ils le réduisent en farine et en font des gâteaux ou de la bouillie.

Sur le plateau voisin, un campagnard laboure la terre au moyen d’une petite charrue attelée d’un seul cheval. Il déposera dans ce sol fertile de la graine de cotonnier, et déjà en septembre ou en octobre chaque grain de semence aura produit une plante de deux à trois pieds de hauteur, chargée d’une vingtaine de capsules arrivées à maturité. Quelques oiseaux blancs de la famille des échassiers, des cigognes ou des grues, semblent travailler de concert avec l’agriculteur ; elles le suivent gravement, et plongeant leur long bec dans le sillon entr’ouvert, elles détruisent les larves que le soc de la charrue vient de déterrer.

Le fond de la vallée est en nature de rizières. Il y a un mois environ qu’on l’avait mis sous l’eau en lâchant les écluses des canaux d’irrigation. C’est dans cet état que le sol en a été retourné par la charrue et broyé sous les pieds des buffles et des laboureurs, ceux-ci brassant eux-mêmes le limon jusqu’à mi-jambe et cassant à coups de bêche les mottes récalcitrantes. Lorsque la terre a été réduite en une sorte de pâte liquide, hommes et femmes, s’avançant pas à pas sur les digues d’enceinte, ont procédé de concert aux semailles en jetant les grains à pleine main sur les carreaux de limon destinés à former les pépinières. On les a encore remués avec une espèce de herse pour égaliser et enterrer la semence. Maintenant l’eau s’est retirée ; les pépinières ont fait leur pousse dense, serrée, et l’on arrache avec la racine les tiges qu’elles ont produites ; mais c’est pour les transplanter avec soin par touffes disposées en quinconces, à intervalles égaux, dans le sol mou des grands carrés que l’on n’a pas encore utilisés. C’est là que le riz doit croître et mûrir pour être moissonné à la faucille dès le mois d’octobre. Son plus redoutable ennemi jusqu’à cette époque, ce sont de jolis petits oiseaux au

Moulin à riz. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

corsage roux et blanc, qui s’abattent comme la grêle sur les tiges chargées de graine, en font tomber à terre le fruit mûr et le livrent au pillage avec des cris d’avidité et des piétinements de joie assurément pleins de charme pour l’observateur impartial, mais dignes d’un tout autre genre d’intérêt pour le propriétaire de la moisson. Aussi le voit-on s’ingénier à créer toutes sortes d’épouvantails sur les points qu’il juge les plus menacés : des tourniquets de bambou disposés à la manière des ailes de moulins à vent ; une croix supportant un manteau de joncs et un large chapeau de paille ; un mannequin simulant un homme armé d’un arc avec une flèche en travers. Rien de tout cela cependant ne paraît avoir exercé sur les oiseaux de riz une influence très-moralisante, puisque l’on en est venu à attacher à des perches et tendre au-dessus de la rizière tout un réseau de cordeaux de paille tressée, munis d’appendices mobiles de la même matière : engin des plus efficaces, à condition qu’on le maintienne sans cesse en mouvement. Telle est la tâche d’un jeune garçon qui pendant toute la journée, lorsque le vent ne souffle pas, doit tirer, à la façon d’un sonneur de cloche, la corde destinée à mettre en branle le réseau protecteur. Quand la berge de la rizière n’est pas assez haute pour fournir à l’enfant un poste convenable, on lui dresse sur quatre bambous un siége aérien, abrité d’une petite toiture de roseaux.

Il y a au Japon plusieurs espèces de riz. Celui de la plaine est le plus estimé ; celui des collines n’a pas besoin d’être aussi longtemps submergé que le premier. Toutefois, je l’ai vu soumettre au printemps à des procédés d’irrigation qui ont coûté beaucoup de travail, la création de réservoirs sur le plateau supérieur de la colline et l’établissement de nombreux canaux se déversant sur toutes les terrasses préparées pour la culture du riz.

L’assolement se pratique de temps immémorial dans cette contrée. Telle terrasse convertie en rizière portera, l’automne prochain, du froment ou du millet. Les Japonais pourraient encore çà et là défricher des terrains de montagne, mais ils ne laisseront jamais en jachère une terre labourable.

L’arbuste à thé ne fait pas dans nos environs l’objet d’une exploitation agricole. On le rencontre quelquefois dans certaines expositions favorables ; mais les vrais districts à thé sont à plusieurs journées au nord de la baie.

Nous sommes beaucoup plus rapprochés des districts producteurs de soie, et rien n’empêcherait que cette industrie ne se développât dans notre voisinage immédiat, s’il offrait encore la place nécessaire pour des plantations de mûriers. Il me paraît, en résumé, que la population dont je suis entouré, et peut-être généralement les habitants des côtes méridionales de Nippon, abandonnent à ceux de l’intérieur la production des articles susceptibles d’une grande exploitation industrielle, tels que la soie, le thé, et même le coton, qui n’est pas non plus très-abondant sur nos rives ; tandis qu’ils se vouent essentiellement, les uns à la pêche et au service des transports par voie d’eau, et les autres à l’agriculture proprement dite, à la production des céréales ainsi que des plantes légumineuses et oléagineuses, enfin à l’horticulture et à l’exploitation du chanvre, des pailles, des roseaux et des bambous.

Repos de campagnards. — Dessin de Émile Bayard d’après des croquis japonais.

Au milieu de la population campagnarde, à la fois humble et souriante, des fertiles vallées qui débouchent sur la baie de Yédo, l’on rencontre fréquemment des hommes d’une race plus vigoureuse, dont l’aspect d’ailleurs bienveillant semble dénoter une certaine indépendance de caractère ou de genre de vie. Ce sont des gens de la montagne, c’est-à-dire des habitants de la chaîne des monts Akoni, au pied du Fousi-yama. Les affaires qui les appellent dans la plaine sont de nature très-diverse : pour les uns, ce sera l’exploitation ainsi que le flottage des bois de marine et de bâtisse ; pour d’autres, le commerce du charbon de bois ; ceux-ci ont une entreprise de transport de marchandises à dos de cheval, des provinces de l’intérieur à tel ou tel port de la baie ; ceux-là sont employés au halage des barques qui utilisent les canaux créés pour la navigation intérieure ; enfin, c’est parmi eux que se recrute une tribu privilégiée de chasseurs, ainsi qu’une partie de la troupe de ligne du taïkoun, celle où l’on vient d’introduire l’usage des armes de précision d’Europe. Malheureusement le pays auquel ces hôtes de passage appartiennent est presque complétement inaccessible aux visiteurs étrangers. Si l’on en croit certaines relations indigènes, on y retrouverait, comme dans les régions minières de la Californie, des constructions de ponts, d’aqueducs, de barrages, qui confondent l’imagination quand on songe à l’imperfection des instruments avec lesquels ces ingénieux ouvrages ont été exécutés.

Tout un côté très-important de la vie du peuple japonais nous échappe. Nous ne pouvons le voir à l’œuvre que dans les travaux de la campagne. Ses chantiers, ses ateliers, ses fabriques, les conceptions les plus originales de sa civilisation autonome, tout cela nous est caché par les mœurs policières d’un gouvernement ombrageux. Et pourtant, le jour viendra où, à cet égard aussi, le Japon finira par s’ouvrir aux investigations de la science.


La vie domestique.
Paysan japonais en costume d’hiver. — Dessin d’A. de Nauville d’après une photographie.

On peut aller de Benten à la campagne sans passer par la ville japonaise. À partir des abords du lieu sacré, une large chaussée soutenue de pilotis est établie le long de la rivière ; elle domine les rues basses et le marais de Yokohama ; l’on n’y rencontre qu’un faubourg occupé par de pauvres artisans et terminé par un corps de garde militaire et un poste de gens de la douane. Ici un beau pont de bois, reposant sur des piliers assez élevés pour donner passage à des embarcations à voiles, traverse la rivière et aboutit à la chaussée de la rive gauche.

En la suivant dans la direction du nord-est, on arrive à la grande route de Kanagawa (voy. p. 28), et dans la direction du sud-ouest, aux chemins ruraux qui conduisent à la baie du Mississipi.

De part et d’autre le pays est couvert de cultures et parsemé de nombreuses habitations. Les maisons isolées, rapprochées de la route et même celles qui bordent les rues des villages, sont le plus souvent tout ouvertes et pour ainsi dire percées à jour. Les habitants, pour établir des courants d’air, écartent de droite et de gauche les châssis à coulisses qui ferment leurs demeures, et celles-ci se trouvent exposées d’outre en outre aux regards des passants.

Dans de pareilles conditions, il n’est pas difficile de se faire une idée de l’intérieur des ménages, ni d’observer les caractères distinctifs du type national, ainsi que les mœurs domestiques de la population indigène.

La séparation conventionnelle des classes de la société japonaise ne repose pas sur des différences essentielles de race ou de genre de vie. Du haut de la colline où s’élève la résidence des gouverneurs de Kanagawa, j’eus plus d’une fois ]’occasion d’examiner à mes pieds, d’un côté quelques corps de bâtiments affectés à la demeure de ménages de yakounines, et, de l’autre, des groupes de maisons ou de chaumières d’artisans et de cultivateurs. Dans les cours fermées par les compartiments de planches qui isolent les unes des autres les familles de la caste militaire, je remarquais les mêmes habitudes, le même mode de vivre que je voyais se produire en public devant les habitations plébéiennes. Plus tard, la fréquentation de hauts fonctionnaires du gouvernement n’a fait que me confirmer dans |’opinion que l’on peut ramener à quelques traits généraux le type dominant et les mœurs domestiques de toute la population du centre de l’empire, c’est-à-dire des trois grandes îles de Kiousiou, de Sikoff et de Nippon.

Les Japonais sont de moyenne stature, bien inférieurs aux hommes de race germanique, mais non sans quelque ressemblance avec les Espagnols et les habitants du midi de la France.

Il y a plus de différence de taille entre les hommes et les femmes du Japon qu’on ne le remarque en Europe. Selon les observations du docteur Mohnike, ancien médecin de la factorerie hollandaise à Nagasaki, la moyenne de la taille des hommes est de cinq pieds un à deux pouces de Paris, et celle des femmes de quatre pieds un à trois pouces.

Les Japonais, sans être précisément disproportionnés, ont en général la tête grosse, un peu enfoncée dans les épaules, la poitrine large, le buste long, les hanches charnues, les jambes grêles et courtes, les pieds petits, les mains fines et souvent remarquablement belles.

Chez les personnes qui ont le front très-fuyant et les pommettes des joues particulièrement larges et proéminentes, la tête, vue de face, représente plutôt la figure géométrique du trapèze que celle de l’ovale. Un fait plus général, c’est que les cavités des yeux étant peu profondes et les cartilages du nez légèrement aplatis, les yeux sont plus à la surface que chez les Européens, et même quelque peu bridés. Cependant, je ne sais pourquoi, l’effet général n’est pas celui du type chinois ou mongole : la tête du Japonais est plus grosse, la figure plus allongée, et, à tout prendre, plus régulière ; enfin le nez est plus saillant, mieux dessiné, souvent même presque aquilin. En résumé, s’il faut chercher un terme de comparaison, il me semble le trouver parmi les indigènes de la Sonde. D’après le docteur Mohnike, la tête du Japonais est celle de la race tourane.

Habitant de ville en costume d’hiver. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Toute la population japonaise, sans exception, a la chevelure lisse, épaisse et d’un noir d’ébène. Chez les femmes, elle est moins longue qu’en Europe et dans la Malaisie. Chez les hommes, l’analogie serait peut-être


Habitant de ville en costume d’hiver. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.


complète avec les Javanais, tandis qu’ils se distinguent des habitants primitifs des Philippines et des Carolines, aussi bien que des Alfoures de l’Australie méridionale, qui, les uns et les autres, ont les cheveux frisés,

Les Japonais ont la barbe assez forte, mais ils se font raser au moins tous les deux jours. La couleur de leur peau varie, selon les diverses classes de la société, depuis les teints cuivrés et basanés de l’intérieur de Java jusqu’au blanc mat ou bruni du soleil des habitants de l’Europe méridionale. La nuance dominante est le brun olivâtre ; jamais elle ne rappelle la teinte jaune des Chinois. À l’inverse des Européens, la figure et les mains chez les Japonais sont ordinairement moins colorées que le corps. Les petits enfants, les jeunes gens des deux sexes ont le teint rosé, de belles joues rouges, les mêmes indices de santé florissante que nous aimons à rencontrer autour de nous.

Les femmes ont le teint plus clair que les hommes ; on en voit beaucoup dans la haute société et jusque dans la classe bourgeoise qui sont parfaitement blanches ; les dames de l’aristocratie estiment que le blanc mat est le teint de distinction. Néanmoins les unes et les autres sont séparées du type européen par deux traits de race indélébiles, savoir : les yeux bridés, et une disgracieuse dépression de la poitrine que l’on distingue même chez les personnes à la fleur de l’âge et les plus favorisées de la nature.

Hommes et femmes ont les yeux noirs, les dents blanches, saines, séparées par des interstices réguliers, et quelque peu proéminentes. L’usage veut que les femmes mariées se les noircissent : c’est comme une réminiscence affaiblie soit de Java, soit de la Malaisie, où tout le monde a les dents plus ou moins noires par l’effet du bétel.

La mobilité d’expression que l’on remarque parmi les Japonais, la grande variété que présentent leurs physionomies, me semblent être simplement le résultat d’un développement intellectuel plus spontané, plus original, plus libre, en un mot, qu’on ne le rencontre chez les autres peuples de l’Asie.

Le vêtement national des Japonais est le « kirimon » C’est une sorte de robe de chambre ouverte, que l’on fait un peu plus longue, un peu plus étoffée pour les femmes que pour les hommes. On la croise sur la taille au moyen d’une ceinture qui, chez les hommes, est une étroite écharpe de soie, et chez les femmes une large pièce d’étoffe bizarrement nouée derrière le dos.

Route de Benten à Kanagawa (voy. p. 26). — Dessin de A. de Neuville d’après un croquis japonais.

Les Japonais ne portent pas de linge, mais ils se baignent tous les jours. Les femmes ont une chemise de crêpe de soie rouge. En été, les paysans, les pêcheurs, les artisans, les coulies, vaquent à leurs travaux dans un état de nudité presque complète, et leurs femmes ne gardent qu’une jupe autour de la ceinture. En temps de pluie, ils se couvrent de manteaux de paille ou de papier huilé, et de chapeaux d’écorce de bambous ayant, comme à Java, la forme de boucliers. En hiver, les hommes du peuple portent sous le kirimon un justaucorps et un pantalon collant en cotonnade bleue, et les femmes un ou plusieurs mantelets ouatés. Les gens de la classe bourgeoise ne sortent jamais sans justaucorps et sans pantalon. Ordinairement ils ne diffèrent entre eux de costume que par la nature des étoffes. Les nobles seuls ont le droit de se vêtir de soie ; ils ne s’habillent richement que pour aller à la cour ou faire des visites de cérémonie. Les officiers du gouvernement, les yakounines en fonction, portent un large pantalon flottant,

et remplacent le kirimon par un par dessus à
Une école japonaise. — Composition de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.
larges manches, qui ne descend que jusqu’aux hanches, et

dont la coupe ne manque pas d’élégance.

Tout le monde a la même chaussure : des chaussettes en toile, et des sandales en paille tressée ou des socques en bois, retenus par un cordon dans lequel on engage l’orteil. Quand les chemins sont boueux, l’on chausse une simple semelle de bois exhaussée sur deux planchettes posées de champ. La plus grande partie de l’année, les gens du peuple ne font usage que des sandales de paille.

Chacun, en rentrant chez soi ou en se présentant dans une maison étrangère, ôte ses socques ou ses sandales et les laisse sur le seuil.

Les planchers des habitations japonaises sont constamment recouverts de nattes. Comme elles sont toutes de la même grandeur, à ce point que l’on a fait de la natte une mesure courante, on n’a jamais de difficulté à les placer dans un appartement ; elles ont uniformément six pieds trois pouces de long, trois pieds deux pouces de large, et une épaisseur de quatre pouces. Elles sont faites de paille de riz fort soigneusement tressée. En les combinant avec les rainures pratiquées dans le plancher, et les châssis à coulisses qui doivent former les cloisons des chambres, le Japonais subdivise son habitation en pièces plus ou moins grandes et de dimensions toujours régulières, et modifie, quand il lui plaît, cette distribution sans qu’il lui en coûte beaucoup de peine, et sans jamais s’écarter des lois de la symétrie.

Jeux d’enfants. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

La natte dispense de tout autre mobilier. C’est le matelas sur lequel le Japonais passe la nuit, enveloppé d’une ample robe de chambre et d’une grande couverture ouatée, et la tête reposant sur un petit socle de bois rembourré ; c’est la nappe où il étale les ustensiles de laque et de porcelaine dont il fait usage dans ses repas ; c’est le tapis que foulent les pieds nus de ses enfants ; c’est le divan où, accroupi sur ses talons, il invite ses amis et ses hôtes à s’asseoir de la même manière pour se livrer avec lui à des causeries interminables, en savourant une décoction de thé sans mélange d’autres ingrédients, et des bouffées de tabac consumé dans des pipes microscopiques.

Un retrouve dans les auberges du Japon ce que l’on appelle à Java le « bali-bali : » c’est comme un plancher mobile, comme une grande table recouverte de nattes et exhaussée seulement d’un pied, plus ou moins, au-dessus du sol. Là le voyageur s’assied ou s’accroupit, mange, boit, fait sa sieste, cause avec ses voisins. La maison du Japonais n’est pas autre chose qu’un bali-bali perfectionné, un reposoir, un abri temporaire, où l’on se réfugie quand les travaux de la rue et de la campagne sont terminés ; mais ce n’est pas là qu’est pour lui le centre de l’existence, si toutefois l’on peut se permettre cette expression en parlant d’un peuple qui vit au jour le jour, oublieux de la veille, sans souci du lendemain.

Jeux d’enfants. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

Un jour que j’avais assisté à des exercices de récitation d’une demi-douzaine de jeunes garçons de notre voisinage, accroupis autour de leur instituteur, je m’informai de la signification des mots qu’ils répétaient en chœur. L’on m’apprit qu’ils s’exerçaient à réciter « l’irova, » sorte d’alphabet dans lequel on a réuni et groupé en quatre lignes, non pas les voyelles et les consonnes, mais les sons fondamentaux de la langue japonaise. Le nombre en est fixé à quarante-huit, et au lieu de les classer en éléments grammaticaux d’après les organes de la parole, on en a fait une petite pièce de poésie, dont le premier mot, qui est celui d’irova, donne son nom à l’alphabet. Je la cite textuellement en faisant observer préalablement que la consonne v se prononce dans certains dialectes japonais soit comme f, soit comme h aspiré ; que la double consonne w a toujours le son du w anglais, et enfin que l’on confond fréquemment les sons de d et de t, de la consonne gutturale g et de k, ainsi que de s ou ds et de z et ts. En général, je ne serais pas surpris d’apprendre que l’alphabet japonais est encore à faire pour les Européens.

Quoi qu’il en soit, voici, sous toutes réserves, comment je l’ai saisi :

Irova nivovéto tsirinourou wo. — Wagayo darézo tsouné naramou. — Ou wi no okouyama kéfou koyété. — Asaki youmémisi évimo sézou oun.

Ce qui m’a particulièrement intéressé, et, je l’avouerai, très-vivement frappé, dans cette pièce que récitent journellement, sur les extrêmes confins de notre hémisphère, tant de millions de petits êtres humains, qui sont apparemment aussi bien que nous des créatures immortelles, c’est sa signification :

« La couleur et l’odeur s’évanouissent. — Dans notre monde, que peut-il y avoir de permanent ? — Le jour présent a disparu dans les abîmes profonds du néant. — C’était la fragile image d’un songe : il ne cause pas le plus léger trouble. »

Jeux d’enfants. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

En vérité, cet abécédaire national m’en dit plus sur le fond du caractère du peuple japonais que beaucoup de gros volumes. Depuis des siècles les générations qui s’en vont répètent aux générations qui grandissent : — Il n’y a rien de permanent dans ce monde ; le présent passe comme un songe, et sa fuite ne cause pas le plus léger trouble. Que cette philosophie populaire du néant ne laisse pas une pleine satisfaction aux besoins de l’âme, c’est ce qui paraît évident lorsque l’on considère le développement qu’ont pris en ce pays les manifestations du sentiment religieux ; néanmoins, il est bien probable qu’elle agit sans relâche, comme une force latente dont l’influence se fait sentir dans une foule de détails de la vie. N’est ce pas elle, par exemple, qui supprime le confort domestique, résultat des calculs de la prévoyance, et la chambre commune, le salon de famille, sanctuaire des souvenirs de l’enfance et des traditions de l’aïeul ?

La demeure du Japonais s’approprie à l’heure présente, et ne garde pas de trace des heures écoulées.

Tout ce qu’elle a de poétique réside dans ses harmonies immédiates avec le monde extérieur. Ainsi, dès que la nuit vient, l’on ferme les châssis, l’on dispose les chambres en dortoirs, et l’on allume au fond d’une haute cage de bois, tendue de papier huilé, une lampe dont l’éclat luira dans les ténèbres, à l’image de la douce clarté des luminaires célestes. Mais avec le jour, tout ce qui constitue un appareil de dortoir est enlevé et serré dans un réduit. On ouvre de tous côtés les châssis et balaye d’un bout à l’autre l’intérieur de la maison. L’air matinal y circule de part en part, et les rayons du soleil glissent par larges bandes sur les nattes aussi librement que sur les guérets. Enfin, pendant les fortes chaleurs de l’après-midi, on ferme si hermétiquement la maison, on se barricade si bien à l’intérieur au moyen de tentures et de paravents, que l’on se croirait plongé dans quelque caverne obscure. Cette manière de concevoir l’existence, de ne l’envisager qu’au point de vue des apparences sensibles, de la prendre comme une série d’heures, de journées et d’années juxtaposées, de vivre tout entiers sous l’influence du moment, donne à la jouissance une vivacité naïve, à la souffrance, à la privation un caractère de fatalité qui exclut le murmure, et à la mort enfin le cachet de la trivialité.

Jeux d’enfants. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

Ceux qui firent le profit le plus net de ce mode de vivre, ce sont les enfants. D’abord il va de soi, pour tout le monde, que l’enfance doit faire son temps. Ensuite, pères et mères trouvent leur propre satisfaction à l’observation de cette loi naturelle ; ils l’exploitent pour leur compte personnel comme une occasion de jouissance, un sujet d’amusement auquel ils s’adonnent de tout leur cœur, ce qui fait admirablement le compte des enfants. Les voyageurs qui ont écrit que les enfants japonais ne pleurent jamais ont constaté avec une certaine exagération, un phénomène réel ; il s’explique par les circonstances que je viens d’exposer, ainsi que par diverses conditions extérieures qui en favorisent l’effet.

Le Japonais est mari d’une seule femme. Celle-ci entre très-jeune en ménage, ce qui peut être un mal à toutes sortes d’égards, sauf au point de vue pédagogique qui nous occupe. Elle passe, presque sans transition, de la poupée à l’enfant, et conserve longtemps encore le caractère enfantin. D’un autre côté, la coutume nationale ne lui permet pas d’élever son nourrisson dans la mollesse ; il faut qu’elle l’endurcisse aux influences atmosphériques en l’exposant tous les jours au grand air et même au soleil du midi, la tête rasée et complétement nue. Pour le porter le plus longtemps possible sans trop se fatiguer elle-même, elle le glisse sur son dos en le serrant comme un paquet entre sa chemise et le collet de son kirimon. C’est ainsi que l’on voit beaucoup de femmes de paysans vaquer aux travaux de la campagne, laissant percer derrière le chignon une petite tête qui ballotte entre leurs deux épaules. À la maison, l’on peut sans inquiétude abandonner les enfants à eux-mêmes, leur permettre de se rouler en toute liberté sur les nattes, d’y marcher à quatre, de s’essayer à s’y tenir debout ; car il n’existe aucun meuble contre lequel ils risquent de se heurter, ni aucun objet qu’ils puissent bousculer ou briser.

Ils ont pour compagnons les animaux domestiques, une sorte de petits caniches à jambes courtes et le corps tout rond de graisse, et une espèce particulière de chats à la fourrure blanchâtre marquetée de taches jaunes et noires, fort mauvais chasseurs de souris, très-paresseux, très-caressants. Comme à Java, ces animaux n’ont pas de queue, ou plutôt elle est nouée dès la première vertèbre.

Scène de famille. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Il n’est pas de famille jouissant de quelque aisance où l’on ne trouve un aquarium contenant des poissons rouges, argentés, dorés, transparents, les uns ronds comme une boule, les autres ornés d’une large et longue queue ou nageoire palmée faisant l’office de gouvernail et flottant çà et là comme une gaze d’une finesse extrême. On a aussi des cages en brillantes lamelles d’écorce de bambou, construites sur le modèle des plus élégantes habitations, et l’on y enferme, sur un lit de fleurs, de grands papillons ou de grosses cigales dont les indigènes aiment le chant strident et monotone.

Tel est, en quelques traits sommaires, l’entourage dans lequel l’enfant japonais se développe sans contrainte : en premier lieu et par-dessus tout, la nature, la pleine campagne, et accessoirement la maison paternelle, qui n’est guère autre chose pour lui qu’une sorte de pelouse abritée. Ses parents ne lui ménagent ni les jouets, ni les jeux, ni les fêtes, tant pour leur propre jouissance que dans l’intérêt de son éducation. Les leçons proprement dites consistent à chanter en chœur et à tue-tête l’irova et d’autres exercices de lecture, et à dessiner au pinceau et à l’encre de Chine des lettres de l’alphabet, puis des mots, puis des phrases. L’on n’y met ni point d’honneur ni précipitation, car il s’agit d’une chose qui se recommande d’elle-même par son utilité, mais qui ne peut s’acquérir que par une longue pratique. Il ne vient à l’idée de personne de priver ses enfants des bienfaits de l’instruction. L’on ne connaît ni règlements scolaires, ni mesures de coercition à l’usage des plus récalcitrants, et cependant toute la population adulte, des deux sexes, sait lire, écrire et calculer.

Tout n’est pas à dédaigner dans le régime pédagogique du Japon.

Aimé Humbert.

(La suite à La prochaine Livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 1.