Le Japon (Humbert)/04

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Détroit de Van der Capellen et Simonoséki. — Dessin de D. Grenet d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Les rives classiques du Japon.

Les navires qui font le trajet de Nagasaki ou des côtes de la Chine à la baie de Yédo passent ordinairement par le détroit de Van Diémen, au sud de l’île de Kiousiou. Il est cependant une autre route, encore peu explorée, qui deviendra la voie la plus fréquentée lorsque les ports de Hiogo et d’Osaka seront ouverts au commerce occidental : on la désigne sous le nom de traversée de la mer intérieure. C’est celle que j’ai suivie en me rendant de Nagasaki à Yokohama. Ce voyage a duré sept jours ; mais il faut remarquer que nous avons passé quatre nuits à l’ancre, la première dans une île de la mer coréenne avant d’arriver au détroit de Van der Capellen, et les trois autres dans des ports de la côte de Nippon après avoir franchi le détroit. L’on ne possède pas encore de cartes nautiques qui offrent les garanties nécessaires pour que les navires à vapeur puissent cheminer dans ces parages la nuit, aussi bien que le jour : il faut se laisser guider par les pilotes indigènes et se soumettre aux stations qu’ils prescrivent.

La mer intérieure du Japon présente moins le caractère d’une méditerranée proprement dite, que celui d’un vaste canal traversant l’archipel japonais à la hauteur du trente-quatrième degré de latitude septentrionale, et mettant les eaux de la mer coréenne en communication avec les eaux du Grand-Océan par le passage de Van der Capellen à l’ouest, entre Nippon et Kiousiou, et les détroits de Boungo, de Naruto et de Linschoten, au sud et à l’est. Le détroit de Boungo est entre Kiousion et Sikoff, celui de Naruto entre Sikoff et Awadsi, et celui de Linschoten entre Awadsi et Nippon.

L’on estime que la mer intérieure mesure environ cinquante milles dans sa plus grande largeur et deux cent cinquante milles, ou quatre cents kilomètres, dans sa plus grande longueur, de l’ouest à l’est.

On y distingue cinq bassins, dessinés par les promontoires et les golfes des grandes terres de Kiousiou, de Nippon et de Sikoff, ou par les charmants groupes d’îles dont elles sont bordées. Ces bassins, appelés Nadas par les Japonais, reçoivent les noms des principales provinces dont ils baignent les rives, savoir : celles de Souwo, sur Nippon ; d’Iyo, sur Sikoff ; de Bingo, d’Arima et d’Idsoumi, sur Nippon.

La configuration des côtes et des nombreux groupes d’îles de la mer intérieure en fait une des parties les plus pittoresques du Japon (voy. la carte p. 3).

Des montagnes boisées, ornées de temples et de monastères, bordent le détroit de Van der Capellen. On découvre à leur pied, sur la rive de Nippon, une ville qui occupe, le long de la mer, une étendue d’un mille et demi : c’est Simonoséki, très-ancienne place de commerce, qui fut, jusqu’à la fondation de Yokohama, le principal entrepôt du trafic intérieur et même international de l’empire ; car, bien que le Japon fût fermé aux étrangers avant 1859, il entretenait, dans de certaines limites, des relations avec la Chine, la Corée et la factorerie hollandaise de Décima.

Simonoséki a un bon port, protégé contre la vague de la mer coréenne par la petite île d’Hikousima, qui, placée en travers du détroit, ne laisse entre elle et la terre de Kiousiou qu’un passage de cinq kilomètres de long sur trois quarts de large.

Un peu plus bas, l’on rencontre la petite ville de Kokoura, située sur la rive opposée, et bientôt l’on perd la vue des côtes, car on se trouve dans la partie de la mer intérieure qui présente la plus grande surface. C’est le bassin de Souwo, en japonais la Souwonada, nom sous lequel on désigne aussi la méditerranée japonaise tout entière. Elle n’a pas d’archipels, mais elle est sillonnée d’une quantité de lourdes jonques marchandes, de barques aux blanches voiles, et de bateaux de pêcheurs.

Les quatre autres bassins offrent une succession non interrompue d’îles petites et grandes, nues ou boisées, désertes ou peuplées, qui forment la ceinture des deux grandes terres de Sikoff et de Nippon, dont on n’aperçoit que les montagnes les plus élevées.

Les îles arides sont, pour la plupart, des masses de rochers noirs ou bruns, de création volcanique, taillés en pyramide, en cône, en pain de sucre, ou présentant l’image de figures fantastiques. Quelques-unes sont des monticules sablonneux, dont les ondulations rappellent la vue des dunes de Hollande.

Les îles désertes, mais non arides, sont cultivées par les habitants des villages voisins. Nous avons observé sur les plus grandes terres, de vastes étendues de rizières et de champs de blé, des collines et des vallées revêtues de la plus abondante végétation.

Mais au milieu de toutes les richesses naturelles dont elle est entourée, la population agricole des provinces du Japon vit dans un état voisin du dénûment : le produit de ses sueurs appartient aux possesseurs du sol, les daïmios, ou seigneurs féodaux.

L’absence d’une classe moyenne donne un aspect misérable aux villages japonais. Une civilisation libérale aurait couvert les rives de la mer intérieure de jolies bourgades et d’élégantes villas. Les temples seuls rompent l’uniformité des habitations campagnardes ; mais ils ne s’en distinguent de loin que par les vastes dimensions de leur toiture et l’effet imposant des arbres séculaires que l’on rencontre toujours dans leur voisinage.

Les castels seigneuriaux sont généralement éloignés des villes et des villages. Ils se composent d’une vaste enceinte quadrangulaire de hautes et épaisses murailles, entourées d’un fossé et flanquées aux angles ou surmontées de distance en distance, sur toute leur étendue, de tourelles carrées au toit légèrement recourbé. Dans l’intérieur se trouvent le parc, les jardins, la résidence proprement dite du seigneur, comprenant un corps de logis principal et de nombreuses dépendances. Quelquefois une tour isolée, de la même forme que les autres constructions, s’élève au milieu du domaine féodal et dépasse de deux ou trois étages le niveau de la muraille d’enceinte. Comme dans les pagodes chinoises, chaque étage est entouré d’une toiture, mais il est rare qu’elle supporte une galerie. Tous les ouvrages en maçonnerie sont conservés bruts et liés par du ciment ; ceux en pisé sont blanchis à la chaux ; les parties en bois sont peintes en rouge et en noir et rehaussées d’ornements en cuivre. Les tuiles des toitures ont la couleur de l’ardoise. Au surplus, on vise moins à la richesse des détails qu’à l’effet d’ensemble, résultant de la grandeur et de l’harmonie des proportions des bâtiments. À ce point de vue, quelques-unes des résidences seigneuriales du Japon méritent de figurer parmi les monuments remarquables de l’architecture des peuples de l’Asie orientale (voy. p. 53).

Une rue à Simonoséki. — Dessin de D. Grenet d’après une photographie.

Il serait assez difficile de donner une idée générale de la scènerie des rives de la mer intérieure. C’est une série de tableaux qui varient à l’infini, selon le plus ou moins de proximité des côtes et l’aspect des îles qui bordent l’horizon. Il y a de grandes scènes de marine, où les lignes de la mer se confondent avec celles des plages sablonneuses noyées dans les rayons d’or du soleil, tandis que de lointaines montagnes dessinent sur le fond du tableau les formes vaporeuses de leurs cimes. Il y a de petits paysages, bien clairs, bien nets, bien modestes : un village au fond d’une baie paisible, entouré de champs verts dominés par une forêt de sapins ; l’on dirait quelque vue d’un lac du Jura, par une pure matinée de juin.

Parfois aussi, lorsque, les bassins se rétrécissant, les îles en face de nous semblaient nous fermer toute issue, je me suis souvenu du Rhin au-dessus de Boppart. Cependant le paysage japonais est plus calme, plus lumineux que les rives romantiques auxquelles je fais allusion. Il y manque les pentes abruptes, les grandes masses d’ombre, les lignes fuyantes. Sur les bords, ce sont des plans horizontaux, une plage, une rade, des terrasses ; dans le lointain, des îles arrondies, des collines sinueuses, des montagnes coniques. Ces tableaux ne sont point sans charme : l’imagination, non moins que le regard, se repose à les contempler ; mais elle y chercherait vainement cet attrait mélancolique qui semble inséparable de la jouissance du pittoresque, selon les notions du goût européen.

Le bassin d’Arima rappelle les bords de la baie de Nagasaki. Il est presque complétement fermé, à l’est, par une seule île, qui s’interpose entre l’Arimanada et l’Idsouminada sur trente milles de longueur. Elle a la forme d’un triangle, dont le sommet, tourné vers le nord, fait face à la province d’Arima, sur Nippon. Les terres basses dont il se compose sont recouvertes d’une luxuriante végétation, et, dans la direction du midi, le sol s’élève insensiblement en collines cultivées ou boisées, jusqu’aux larges contre-forts d’un massif ou plutôt d’une véritable chaîne de montagnes, hautes de mille à deux mille pieds.

C’est là l’ile d’Adwadsi, qui fut la demeure des dieux, et les villes que l’on voit briller sur la côte de Nippon rappellent les souvenirs des conquêtes de Zinmou. Nous avons sous les yeux le berceau de la mythologie nationale des Japonais, le sol sacré de leurs Kamis, la terre classique de l’ancien empire des Mikados.

Aucun poëte de l’Occident ne l’a chantée. Elle n’a été célébrée que par des bardes indigènes, dont le monde ignore et les noms et les œuvres. La civilisation qu’elle a vue naître, et dont il ne reste plus que certaines formes extérieures, a passé sans laisser de trace dans l’histoire de l’humanité. Ce n’est pas qu’elle n’ait attiré l’attention de la science ; mais que peut-on exiger de plus ? à quoi bon la sortir des portefeuilles des archéologues ? et n’est-ce pas une tentative bien téméraire que de vouloir la produire aux regards de notre société ?

Vue prise à Simonoséki, en face de Kokoura. — Dessin de D. Grenet d’après une aquarelle de M. Roussin.

Je me suis fait toutes ces objections, et pourtant, je ne sais si je m’abuse, il me semble qu’un attrait plus profond que l’amour de la science s’attache à l’exhumation des vieilles civilisations, surtout lorsqu’elles ont disparu sans que la nôtre ait subi, ni de près ni de loin, leur influence, et sans qu’elles aient même exercé une action quelconque au dehors de leur domaine national.

Vue du détroit et de la ville de Simonoséki, prise de Kokoura. — Dessin de D. Grenet d’après une photographie.

Sous ces formes qui nous sont étrangères, nous sommes avides de retrouver le même fonds de passions humaines, les mêmes éléments de vertus et de vices le même drame de la vie, que nous avons observés tant de fois en nous et autour de nous. Ni le lieu de la scène, ni les décors, ni les costumes ne nous rappellent rien de ce que nous voyons ordinairement ; cependant nous nous doutons bien que nous allons assister à une sorte de contre-épreuve de l’homme que nous connaissons, et une voix secrète nous redit l’avertissement de nos vieux fabulistes : « Ami lecteur, c’est de toi-même qu’il est question dans cette histoire. « De te fabula narratur. »

Sur les plages de Nippon qui bordent le bassin d’Idsoumi, en face de la côte nord-est de l’île d’Awadsi, s’élève la ville de Hiogo, dont le port sur et spacieux est devenu depuis des siècles le centre du commerce maritime de l’empire japonais. C’est là que les jonques de Simonoséki déchargent les marchandises que les grands entrepôts de cette ville reçoivent de la Chine, des îles Liou-Kiou, de Nagasaki, de la côte occidentale de Nippon et même de la Corée et de Yéso, pour la consommation de l’intérieur et de l’est du Japon. C’est de là que partent des milliers d’autres jonques pour transporter dans les îles de la mer intérieure les produits agricoles et les objets d’art et d’industrie des provinces méridionales de Nippon.

Un jour une double ligne de paquebots à vapeur reliera le port de Hiogo à la Chine, aux grands services commerciaux de l’Angleterre et de la France, ainsi que, d’autre part, à Yédo, à Yokohama, à la ligne transocéanique d’Hawaï et de la Californie.

Pour le moment, et jusqu’en 1868, ce port reste fermé aux nations de l’Occident ; la navigation indigène, de son côté, se borne au cabotage et perd à peine de vue les rustiques fanaux des côtes : les lois de l’empire, qui règlent jusqu’au mode de construction des jonques, ne leur permettent pas de tenir la haute mer.

Le commerce de cabotage dont le port de Hiogo est le siége se trouve presque tout entier entre les mains des armateurs d’Osaka.

Cette grande et antique cité n’est qu’à huit heures de marche de Hiogo. Sa situation au-dessus de l’embouchure d’un fleuve qui se divise en plusieurs bras avant d’arriver à la mer, a facilité, dans la ville même, l’établissement d’un réseau de canaux de navigation, qui ont fait surnommer Osaka la Venise du Japon.

Le château de Marongami appartenant au daïmo Kogatou-sano-ki-no-kami sur l’île Sikok (mer intérieure). — Dessin de M. Granet d’après un croquis de M. A. Roussin.

Longtemps elle a servi de résidence aux mikados (de l’an 744 à l’an 1185 de notre ère). Ils eussent dû, semble-t-il, se trouver à l’aise au sein de cette population énergique, entreprenante, laborieuse, à laquelle l’empire devait principalement le développement de son commerce et de sa prospérité. Mais ce n’était plus l’époque héroïque où le mikado, comme le doge de la république vénitienne, montait sur sa jonque de guerre et remplissait en personne les fonctions d’amiral. On ne le voyait plus inspecter ses troupes du haut d’un brancart reposant sur les épaules de quatre vaillants hérauts (voy. p. 46), ou ordonner des manœuvres, du sommet d’une colline, assis sur un pliant, et agitant de la main droite un éventail de fer. À Osaka, le mikado, parvenu au faîte de la richesse, de la puissance et de la sécurité, se construit un palais au centre d’un parc spacieux, qui l’isole des bruits de la ville. Ses courtisans lui persuadent qu’il est de la dignité du petit-fils du soleil de se rendre invisible à la tourbe de ses sujets et d’abandonner aux princes et aux favoris qui l’entourent les soucis du gouvernement, le pénible commandement de la flotte et de l’armée. La vie du daïri est assujettie aux lois d’un cérémoniel qui en règle les moindres détails, les plus petits mouvements, et qui trace autour du souverain comme un cercle infranchissable pour toute autre personne que les gens de la cour. Le pouvoir impérial ne jette plus que de rares lueurs sur la nation. La bourgeoisie, déçue dans ses espérances, lassée du régime arbitraire des favoris, ose enfin élever la voix, et ses murmures pénètrent jusqu’aux oreilles du souverain. Celui-ci ne convoqua pas d’assemblée de notables, mais il institua des bureaux où l’on devait recueillir dans des cahiers les plaintes du peuple.

Les courtisans, convaincus que la dynastie des
Le Papenberg, île à l’entrée de la baie de Nagasaki. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.
petit-fils du soleil courait à sa perte, prirent le parti de se

transporter avec leur empereur à Kioto, petite ville de l’intérieur, à cinquante kilomètres au nord d’Osaka. Ils réussirent à en faire la résidence permanente des mikados et la capitale définitive, la Miako de l’empire.

En abandonnant la populeuse cité bourgeoise, ce grand centre de commerce, d’industrie, d’activité intellectuelle indépendante du daïri, ils obtenaient le double avantage de couper au souverain toute communication avec le peuple et de mouler, pour ainsi dire, la nouvelle capitale selon leurs goûts et au gré de leurs passions.

Kioto est située au centre d’une plaine fertile, ouverte au midi et bornée au nord-est par une chaîne de collines verdoyantes, derrière lesquelles s’étend le grand lac d’Oïtz.

Elle est baignée dans sa partie méridionale par le fleuve Idogawa, qui sort du lac d’Oïtz et se jette dans la mer intérieure au-dessous d’Osaka. Deux affluents de l’Idogawa prennent leur source au nord de la capitale et en longent les murailles, l’un à l’orient, l’autre à l’occident.

Ainsi Kioto est complétement entourée d’un réseau d’eaux courantes, qui se prêtent aux travaux d’irrigation des rizières aussi bien qu’à l’établissement de canaux dans les rues de la ville ou d’étangs dans les parcs impériaux.

On cultive dans ses environs le riz, le sarrasin, le froment, l’arbuste à thé, le mûrier, le cotonnier et une immense variété d’arbres fruitiers et de plantes légumineuses. Des bosquets de bambous, de lauriers, de châtaigniers, de pins et de cyprès couronnent les collines. Les sources jaillissantes y abondent. Des milliers d’oiseaux, le faucon, le faisan, la huppe, les oies, les canards, les échassiers de toute espèce, animent les campagnes. La contrée de Kioto est réputée dans tout le Japon pour la douceur de son climat. C’est aussi l’une des parties de l’empire qui sont le moins exposées aux ouragans et aux tremblements de terre.

Un ermite à Kioto (voy. p. 58). - dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

Les successeurs de Zimmou ne pouvaient rencontrer une retraite plus propice pour jouir tranquillement du fruit des labeurs de leurs ancêtres, pour se diviniser complaisamment sur le piédestal des anciennes traditions de leur race, pour oublier enfin les réalités de la vie humaine au point de laisser échapper de leur main énervée l’un des plus beaux sceptres du monde.

Le descendant des Kamis du Japon était naturellement désigné pour devenir le chef de la religion nationale. Celle-ci n’avait pas de clergé. Les mikados créèrent une hiérarchie de fonctionnaires revêtus du caractère sacerdotal et chargés de présider à tous les détails de l’exercice du culte public : il y eut les ordonnateurs des fêtes sacrées et patriotiques, les entrepreneurs des pompes funèbres, les gardiens des temples et de leurs trésors, les conservateurs de leurs reliques et de leurs cimetières. Tous les hauts dignitaires furent choisis parmi les membres et les collatéraux de la famille impériale.

On ne procéda pas autrement en ce qui concernait le service du palais et généralement toutes les fonctions importantes du daïri. Les chefs de l’administration civile et militaire devinrent toujours plus étrangers à la cour proprement dite, et celle-ci prit on cachet exclusivement clérical.

La capitale même de l’empire finit par présenter cet étrange spectacle, que l’on n’y rencontrait à peu près rien qui eût trait à la guerre, à la marine, au gouvernement de l’État : tout cela ayant été abandonné aux soins des fonctionnaires préposés à ces divers services et disséminés dans telle ou telle place de province. En échange, toutes les sectes qui reconnaissaient la suprématie du mikado tinrent à honneur de fixer en sa résidence le siége de leurs propres dignitaires, et d’y élever, à l’envi les unes des autres, des monuments de leur spécialité religieuse. Ainsi, quand le bouddhisme, importé par des moines venus de la Chine, se fut assuré la protection du mikado en lui rendant hommage, à titre de chef spirituel de l’empire, il ne tarda pas à surpasser tout ce qui s’était fait dans la capitale à la gloire du culte des Kamis. Ce furent les bouddhistes japonais qui dotèrent Kioto de la plus grosse cloche du monde et d’un temple non moins unique en son genre : on l’appelle le temple des trente-trois mille trois cent trente-trois, ce qui est le nombre exact des idoles qu’il contient. Pour donner la clef de ce tour de force, je dois dire que les grandes statues en supportent une multitude de petites, disposées sur leur tête, sur leurs genoux et sur la paume de leurs mains.

Les temples ou les chapelles de Kioto qui appartiennent à l’ancienne religion nationale n’ont pas cessé de conserver, du moins jusqu’à un certain point, le caractère de simplicité qui les distingue dans la province. Les uns sont consacrés aux sept dynasties célestes de la mythologie indigène ; d’autres, aux esprits de la terre ; d’autres encore, à la divinité du soleil, Ten-sjoo-daï-zin, ou à ses descendants, les premiers mikados.

Le culte kami possédait à Kioto et dans la banlieue, vers la fin du dix-septième siècle, deux mille cent vingt-sept mias ; mais la religion bouddhiste, dans ses diverses sectes ou ramifications, n’y comptait pas moins de trois mille huit cent quatre-vingt-treize temples, pagodes ou chapelles.

Il n’y a pas d’autres monuments dignes de remarque dans cette singulière capitale.

Les palais du daïri, tant par leur destination que par le style de leur architecture, font partie des édifices sacrés. Ils sont renfermés dans une enceinte de murailles qui occupe la partie nord-est de la ville. Des arbres de haute futaie, dont les cimes apparaissent au-dessus de lointaines toitures, donnent une vague idée de l’étendue et de la tranquillité des parcs au sein desquels les demeures impériales se dérobent aux regards profanes et aux bruits de la cité.

Acteurs et danseuses de la cour du mikado. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis japonais.

Comme il arrive fréquemment que le mikado abdique en faveur du prince héréditaire, pour terminer ses jours dans une retraite encore plus profonde, un palais spécial lui est réservé à cette intention dans un enclos solitaire de la partie sud-est du daïri.

À peu près au centre de la ville, un château fort dont les remparts sont surmontés par intervalles de tours carrées à deux ou trois étages, servait de refuge au mikado dans les temps de troubles ; c’est aujourd’hui le quartier général de la garnison du Taïkoun.

Les hauts dignitaires, les fonctionnaires et les gens de service employés dans les diverses résidences de l’empereur et de sa nombreuse famille doivent se compter par milliers. On n’en connaît jamais exactement le chiffre, parce que la cour a le privilége d’échapper au recensement annuel.

De tout temps le gouvernement japonais s’est occupé avec sollicitude de la statistique nationale. Dans la ville sainte de l’empire, la statistique se fait cléricale et classe officiellement chaque individu dans la secte à laquelle il déclare appartenir.

Kæmpfer rapporte que de son temps, en 1693, la population stable de Kioto, abstraction faite de la cour, se composait de 52 169 ecclésiastiques et de 477 557 laïques ; or, les uns et les autres se répartissaient en une vingtaine de sectes reconnues, dont la plus nombreuse comptait 159 113 adhérents, et la plus faible, qui était une sorte de confrérie bouddhiste, 289 membres seulement.

Il ne faut pas s’imaginer que cet énorme développement de la vie sacerdotale dans la capitale du Japon ait eu pour effet d’en rendre le séjour morose, ni d’imprimer aux mœurs publiques un cachet d’austérité. C’est tout le contraire qui est arrivé. Les relations et les tableaux que l’on possède de Kioto telle qu’elle était dans les temps de sa prospérité, laissent absolument l’impression d’un immense carnaval.

Figurons-nous que nous approchons de la ville sainte à l’heure du coucher du soleil : déjà l’oreille est réjouie d’un concert d’instruments qui semblent annoncer le voisinage d’un vaste champ de foire. Sur toutes les collines, également envahies par des bosquets sacrés, des temples et des couvents, les bonzes et les moines célèbrent l’office du soir, à coups répétés de grosses caisses, de tambourins, de gongs de cuivre et de cloches d’airain.

Les faubourgs s’illuminent de lanternes de papier aux couleurs éclatantes ; il y en a de toutes dimensions : les plus gigantesques sont de forme cylindrique et luisent parmi les colonnes des frontispices des temples ; les plus petites, semblables à des globes, sont suspendues aux portes des auberges et aux galeries des maisons de plaisir. Les édifices sacrés et les établissements profanes qui participent à cette illumination sont en nombre si considérable et se touchent de si près, que tout le quartier semble être le théâtre d’une fête vénitienne.

Musiciens de la chapelle pontificale à Kioto. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis japonais.

Au sein de la cité même, une foule compacte de personnes des deux sexes circule devant les étalages des boutiques, sur les trottoirs des longues rues qui s’étendent du sud au nord jusqu’aux environs du daïri. Les prêtres y sont en grand nombre. Ceux du culte kami portent une petite calotte de carton, laqué en noir, surmontée d’une sorte de cimier de même couleur traversé d’une mince croix blanche. L’on y ajoute, en forme d’appendice, un ruban fortement empesé, attaché derrière la tête, et qui retombe sur la nuque avec la roideur d’un ressort. C’est une ancienne coiffure nationale qui n’est pas l’apanage exclusif des prêtres, mais que l’on retrouve, avec certaines modifications prescrites par les lois somptuaires, dans les dix-neuf classes officiellement attitrées de la population de Kioto. Une ample simarre, un pantalon bouffant et un grand sabre recourbé, qui n’est probablement qu’une arme de parade, complètent le costume de ville des desservants des temples kamis.

Tous les membres du clergé bouddhiste, les réguliers aussi bien que les séculiers, ont la tête rasée et complétement nue, à l’exception de certains ordres qui s’affublent d’un chapeau à larges bords. Les soutanes grises dominent généralement, mais l’on en voit aussi de noires, de brunes, de jaunes et de rouges, quelquefois accompagnées d’une écharpe, d’un plastron ou d’un surplis.

Kioto possède même de saints ermites, qui ont fait choix de la capitale pour se retirer du monde. Les citadins, reconnaissants, transforment les cellules de leurs cénobites en petits greniers d’abondance. Il en est une, des plus mystérieuses, qui est taillée dans une haute paroi de rocher et habitée l’on ne sait par qui ni comment ; mais une ingénieuse poulie fait descendre et remonter très-régulièrement les corbeilles aux provisions par-dessus un grand étang qui sépare le rocher de la voie publique (voy. p. 55).

Une cloche à Kioto (voy p. 55). — Dessin de H. Catenacci d’après un croquis Japonais.

La mendicité, exploitée comme profession sainte, s’étale, à toutes les heures, dans toutes les rues de la ville. Ici, des frères quêteurs, des moines mendiants font résonner sur le pavé une crosse surmontée d’anneaux de métal ; là, ils agitent une clochette ou frappent du marteau sur un timbre attaché à leur ceinture ; quelques-uns déclament en montrant des reliques ; d’autres poursuivent les passants de monotones litanies.

Des jongleurs, des saltimbanques, des comédiens de carrefours sollicitent, de leur côté, l’attention du public, au moyen d’une musique assourdissante de fifres et de tambourins.

De toutes les maisons de thé s’échappent des sons de guitares et de joyeux éclats de voix. Les théâtres et les quartiers spécialement affectés aux lieux de plaisir sont ouverts toute la nuit.

C’est là que se donnent rendez-vous les jeunes gentilshommes de la résidence, pour terminer, à l’aube du lendemain, une journée passée dans la domesticité de la cour, ou dépensée entre le manége, les courses de chevaux, les jardins de tir à l’arc, le jeu de paume et les maisons de thé de la banlieue.

Clefs et maillet sacrés. — Dessin de Catenacci d’après un croquis japonais.

Outre le théâtre populaire, où l’on joue la comédie bourgeoise et l’opéra-féerie, il y a le théâtre de la cour, qui est bien la chose la plus étrange et la plus inexplicable qui se rencontre au Japon. Rôles, costumes et décors, tout y est conventionnel, comme la tragédie classique sous Louis XIV, avec « madame » Phèdre, Agamemnon en perruque, et Achille à hauts talons. Seulement, sous l’enveloppe conventionnelle de nos héros tragiques, nous retrouvons des caractères que l’étude de l’antiquité hellénique nous a rendus familiers, et dont les poëtes ont fait des types, des personnifications de telle ou telle passion humaine. Mais qui nous dira l’origine et la signification des personnages de la scène impériale de Kioto ? Quel est, par exemple, ce vieillard à barbe blanche, avec une béquille où s’est posée une perruche verte, oiseau parfaitement inconnu dans tout l’archipel japonais ? Et ce héros qui poursuit un serpent venimeux, animal également étranger au Japon ? D’où viennent ces boucliers, ces casques, ces épées, dont la forme ne rappelle ni les armes des demi-dieux de la mythologie nationale, ni celles des guerriers de l’empire des mikados ? C’est en vain que l’on chercherait des analogies parmi l’immense variété de types du théâtre chinois. Quand le costume des acteurs de Kioto réveille en moi quelques lointaines réminiscences. elles me transportent au wayang des princes javanais, cet autre théâtre mystérieux, où des pièces héroïques, dont l’action se prolonge pendant toute la nuit, sont déclamées dans une langue que personne ne comprend plus, et gravement exécutées au moyen de marionnettes de bois.

La tiare fantastique dont la tête de chacune de ces marionnettes est couronnée répond exactement, si ce n’est quant à la forme, du moins quant à l’effet, à la coiffure indescriptible des comédiens du mikado.

Les musiciens qui composent l’orchestre du théâtre portent, comme ceux de la chapelle pontificale, un bonnet taillé sur le patron de l’ancien casque national, qui était fait en demi-globe, sans cimier, mais orné d’appendices protégeant la nuque.

Leurs principaux instruments sont la flûte traversière, la flûte de Pan, la conque marine, les timbales, et le gong appelé kak-daï-ko : c’est un disque de la grandeur d’une planche de paravent, tendu d’une peau corroyée, supporté par un piédestal, et orné de figures et de flammes symboliques, qui se rapportent probablement au culte du soleil.

Bonze quêteur. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

On attribue à ces cinq instruments un caractère sacré. Il fut un temps où la grande divinité qui éclaire le monde, ne pouvant plus supporter le spectacle de la barbarie des hommes, se retira dans les cavernes de la mer. On parvint à la rappeler aux sons d’un concert de flûtes, de conques, de timbales et de gongs : avec l’invention de la musique les ténèbres disparurent de la face de la terre.

C’est dans les fêtes de la religion nationale que le goût musical et dramatique du peuple japonais a trouvé son aliment le plus sain, le plus substantiel.

Le culte kami est extraordinairement sobre de dogmes. Il se résume dans la croyance que les dieux qui ont créé le Japon continuent de prendre intérêt à leur œuvre, et que les héros auxquels l’empire a du sa puissance habitent le séjour des dieux et y remplissent auprès de ceux-ci un rôle d’intercession en faveur de leur patrie. Il importe donc d’honorer les Kamis ; mais, pour leur être agréable, il faut s’approcher d’eux dans un état de pureté, célébrer dignement les fêtes consacrées à leur mémoire, et visiter les lieux qu’ils ont illustrés par leur naissance ou leurs exploits.

L’accomplissement de ces courtes prescriptions ne rencontrait aucune difficulté sérieuse. Quelques règles de conduite, en deux ou trois articles, fournissaient à tout fidèle le moyen de s’assurer par lui-même s’il se trouvait dans les conditions de pureté requises, ou d’aviser à la purification dont il pouvait. avoir besoin.

Il n’était astreint à d’autres devoirs religieux qu’à entretenir soigneusement chez lui les deux éléments purificateurs, l’eau et le feu ; à témoigner sur sa personne, par des ablutions journalières, des bonnes dispositions de son âme, et à ne présenter au temple ou au Kami domestique que des offrandes d’une fraîcheur incontestable.

On devenait impur par des relations coupables, par la mort de parents consanguins, par l’attouchement d’un cadavre ; en répandant du sang, en se souillant de sang, en mangeant de la chair d’animaux domestiques.

Pour sortir de cet état, il fallait se soumettre aux formalités de l’expiation pendant un temps plus ou moins prolongé, selon la gravité du cas. Elles consistaient, pour les hommes, à se laisser croître la barbe et les cheveux et à se couvrir la tête d’un vulgaire chapeau de paille ; pour les femmes, à se coiffer d’un mouchoir d’étoffe blanche ; pour les uns et les autres, à s’enfermer dans leurs appartements ou entreprendre un pèlerinage, et à s’abstenir de certains mets et de toute distraction bruyante.

La réintégration du pénitent dans le cercle de sa famille et de ses amis était l’occasion de grandes réjouissances, accompagnées d’une purification générale de sa demeure par le sel et par l’eau, sans préjudice d’un grand feu allumé dans la cour.

Pélerins japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Les fêtes anniversaires instituées en l’honneur des principaux Kamis du Japon ne comportent pas d’autres rites sacrés que des cérémonies de purification, et encore celles-ci n’y furent-elles introduites que vers la fin du huitième siècle.

La veille de la grande solennité, les prêtres se rendent en procession, à la lueur des flambeaux, au temple où l’on garde dans une châsse précieuse, appelée mikosi, les armes et divers autres objets qui ont appartenu au héros divinisé. Le mikosi représente, selon la fiction cléricale, l’habitation terrestre du Kami, le trône qu’on lui conserve dans sa patrie. Mais, chaque année, on doit le soumettre à une purification radicale. On dépouille donc la châsse de ses reliques et on la porte à la rivière. Tandis qu’un certain nombre de prêtres la lavent avec soin, d’autres allument de grands feux pour écarter les génies malfaisants, et la Kagoura, le chœur sacré, apaise par ses instruments et ses chants l’esprit du Kami, qui est momentanément privé de sa résidence terrestre. Cependant l’on ne tarde pas à la lui rendre, ce qui s’exprime en réintégrant solennellement dans la châsse les reliques jusqu’alors exposées dans le cortége. Seulement, comme le temple lui-même doit être aussi purifié, le mikosi n’y rentre qu’après cette opération, et pendant toute la fête, qui dure plusieurs jours, il reste abrité sous un reposoir spécialement construit à cet usage et dûment protégé contre les malins esprits : s’ils essayaient, en effet, de franchir les cordes de paille de riz qui entourent l’enceinte sacrée, ils s’exposeraient à recevoir des ondées d’eau bénite bouillante, dont on asperge de temps en temps la demeure du Kami, et malheur à ceux qui voltigeraient dans les airs à portée de sa garde d’honneur, car les prêtres qui la composent sont d’agiles cavaliers et d’habiles archers ; le peuple applaudit à leurs évolutions et suit des yeux avec admiration les flèches qu’ils lancent dans les nues et qui toutes retombent dans l’intérieur de l’enceinte.

Danse pantomime à la cour du mikado. — Fac-simile d’un dessin japonais.

Telles sont les cérémonies qui étaient censées donner à la fête la consistance d’un acte de dévotion. L’on comprend que ce n’est point à celles-là que j’ai fait allusion en parlant de l’influence du culte kami sur le développement du goût dramatique de la nation. À côté de ces jongleries puériles, il y avait ce que nous pouvons appeler le cortége historique, grande procession de prêtres masqués et costumés, exécutant, dans les stations, diverses scènes empruntées à la vie de leur héros. Ces représentations théâtrales en plein air étaient accompagnées de musique, de chants et de danses pantomimes. Les beaux-arts et la poésie se faisaient les interprètes des traditions nationales, et le peuple, accouru en foule, recevait avec avidité cet enseignement patriotique. Quelquefois on le rehaussait d’une exposition de trophées d’armes ou de groupes de figures d’argile reproduisant les traits et portant les costumes traditionnels des principaux Kamis. On les disposait sur des chars ou sur des échafauds de forme pyramidale, où l’on trouvait aussi moyen de représenter tel bâtiment, tel pont, telle jonque, tel lieu sacré, illustrés par les héros dont on célébrait la mémoire.

Dans l’origine, ces fêtes anniversaires, que l’on nomme matsouris, étaient limitées à un petit nombre de villes, les plus anciennes de l’empire. Huit provinces seulement avaient l’honneur de posséder des Kamis. À dater du dixième siècle, chaque province, chaque district, chaque endroit de quelque importance voulut avoir son héros, son céleste patron. Finalement le nombre des Kamis honorés au Japon s’éleva à trois mille cent trente-deux, parmi lesquels, à la vérité, l’on trouva convenable de faire une différence en faveur des plus anciens. L’on en compta quatre cent quatre-vingt-douze, qui furent désignés sous le titre de grands Kamis, et les autres reçurent le nom de Kamis inférieurs.

Dès lors il y eut des matsouris sur tous les points du Japon, et d’un bout à l’autre de l’empire se répandit le goût des récits héroïques et des jouissances artistiques alliées à l’amour de la patrie et des mâles vertus.

Sous ce rapport la religion nationale du Japon n’a pas été stérile. Il en est resté quelque chose, car elle a créé un peuple qui possède universellement le sentiment du patriotisme, un empire qui n’a jamais connu le joug de l’étranger, et un gouvernement qui, même de nos jours, a conservé dans ses relations avec les plus puissants États des deux mondes, son entière autonomie.


La littérature du Japon. — Une femme poëte. — Le grand siècle littéraire.

L’illustre empereur Schi-hoang-ti, qui occupa le trône de la Chine de l’an 246 à l’an 209 avant J. C., lorsqu’il eut atteint le faîte de sa puissance, jeta un regard d’envie sur les îles du Japon. Ce qu’il y cherchait, ce n’était point un nouvel agrandissement de sa domination. Il avait reculé jusqu’à leurs dernières limites les frontières du Céleste-Empire. Il venait de les mettre à jamais à l’abri des invasions en les entourant de la grande muraille qui témoigne encore aujourd’hui du caractère prodigieux de son règne. Tous ses ennemis étaient écrasés. Il ne restait plus de trace de la féodalité. Entre le pouvoir impérial absolu et le peuple, entre le Fils du Ciel et les centaines de millions de ses sujets, il n’y avait plus rien. L’opposition même des lettrés était brisée, les livres des philosophes avaient été réduits en cendres. Néanmoins l’ambition de Schi-hoang-ti ne pouvait se satisfaire. Rassasié de bonheur et de gloire, il se sentait dévoré de la soif de l’immortalité. Ayant appris que l’on trouve sur le sommet d’une montagne du grand Nippon une plante dont la racine a la propriété de prolonger l’existence humaine, il dépêcha au Japon l’un de ses favoris, le prudent Sjofou, avec ordre de lui procurer cette herbe merveilleuse.

L’inspiration. — Dessin de Staal d’après une vignette japonaise.

L’émissaire impérial visita les côtes de la mer intérieure sans découvrir l’objet de ses recherches. Quand il fut parvenu dans la contrée de Ksiou, sur la terre de Nippon, il s’y établit avec les gens de sa suite, abandonnant son empereurs à la fatale destinée qui tôt ou tard surprend tous les hommes. Ni lui ni ses compagnons ne retournèrent dans leur patrie. C’est par eux que les Japonais ont reçu leurs premières notions sur la Chine.

Cependant le mikado ne voulut pas s’en tenir aux récits qu’on lui rapportait de la colonie de Ksiou. Il envoya une ambassade au chef même du Céleste-Empire pour lui demander une copie des annales de sa cour. Non-seulement il obtint les précieux volumes, mais on lui donna des lettrés chargés de les interpréter. Bientôt l’on enseigna la langue chinoise dans la résidence du mikado, et, les relations se multipliant entre les deux souverains, il fut de bon ton à la cour japonaise de faire usage de caractères chinois dans le style noble et le style lapidaire, ainsi que de citer des passages des classiques, et de composer des poésies dans le goût des lyriques de la Fleur du Milieu.

La Chine exerça donc sur le Japon une influence littéraire que l’on peut comparer, sous toutes sortes de réserves, à l’action de la culture hellénique sur les peuples de l’Occident.

Lorsque l’héroïne Zingou eut soumis la Corée, elle en rapporta une grande quantité d’œuvres de la littérature chinoise, des livres de la religion bouddhiste, des traités sur l’art médical, et de nouveaux instruments de musique.

Ce furent, aux yeux des Japonais, les trophées les plus précieux de sa glorieuse expédition.

Leur admiration pour les arts et les lettres du Céleste-Empire n’alla pas toutefois jusqu’à les pénétrer d’estime pour le peuple chinois lui-même. On continua de lui demander des maîtres de langue, de musique, de morale et de philosophie ; mais on fit à ceux-ci une position analogue à celle des sophistes grecs au sein de la société romaine : le caractère studieux, pacifique et mercantile des hommes de Nankin ne cessa d’être un sujet de mépris pour les chevaleresques insulaires du grand Nippon.

Aussi la littérature japonaise, tout en se développant sous l’influence de modèles chinois, sut-elle conserver une certaine originalité. Seulement, emprisonnée à la cour dans les formes d’un monde conventionnel elle dut y tourner sans cesse dans le cercle des sujets à la mode, et faire consister la perfection du style dans la stricte observation des règles académiques. On composa des distiques sentencieux taillés comme des arbres nains ; on fit entrer la description de la mer dans le cadre d’un sonnet.

Le burin japonais nous a transmis les traits des écrivains qui excellèrent dans ce genre d’exercices. Leur image est toujours accompagnée du sujet de leur chef-d’œuvre poétique.

Le chantre de la mer est invariablement représenté accroupi sur la plage ; tel autre est plongé dans la contemplation d’une touffe d’iris ; celui-ci a pour attribut un pêcher en fleurs ; il y a les poëtes du riz, du papillon, de l’érable, de la grue, de la lune, des coquillages.

Nous rencontrons aussi Trissotin et Vadius ; mais, à Kioto, ils passent des provocations aux voies de fait, sans autre arme, heureusement, qu’un moelleux coussin de soie (voy. p. 64).

Femme poëte. — Dessin de Staal d’après une vignette japonaise.

On montre des lieux célèbres dans les fastes de la poésie japonaise : tel est le mont Kamo, où Tsjoo-meï a composé son livre d’odes en rêvant sur les bords du torrent des cigales ; ailleurs c’est un couvent, qui a servi de refuge à un prince égaré pendant une nuit d’orage : le lendemain, à son départ, il remit entre les mains du prieur une pièce de poésie inspirée par la circonstance ; ce gracieux tribut a fait la fortune du monastère.

Les Chinois ne demeurèrent pas insensibles aux progrès que faisaient leurs élèves dans le goût des lettres et l’élégance des mœurs. En témoignage de sa haute satisfaction, le Fils du Ciel envoya une ambassade au mikado sans autre mission que celle de lui faire hommage d’un recueil de poésie (an 815 après J. C.).

La culture de l’art poétique fut poussée jusqu’à l’héroïsme par une noble demoiselle de la cour de Kioto.

La belle Onono-Komatch est généralement représentée à genoux devant un bassin à laver les mains, au-dessus duquel elle efface, à grande eau, ce qu’elle vient d’écrire. Tel était son amour de la perfection du style, qu’elle ne connut pas d’autre passion.

Admirée pour son talent, mais en butte à la jalousie et livrée sans défense au ressentiment des fats dont elle avait repoussé les avances, elle tomba en disgrâce et descendit jusqu’aux derniers échelons de la misère.

Pendant de longues années l’on vit errer de village en village, dans les campagnes du Nippon, une femme toujours solitaire, marchant pieds nus, appuyée sur un bâton de pèlerin, et portant à la main gauche un panier où des rouleaux manuscrits recouvraient quelques maigres provisions de bouche. Des touffes de cheveux blancs s’échappaient du large chapeau de paille qui abritait sa figure maigre et ridée. Lorsque cette pauvre vieille s’asseyait au seuil des temples dans le voisinage des bourgades, les enfants accouraient autour d’elle, étonnés de son doux sourire et de la flamme de ses regards. Elle leur enseignait des vers qui les rendaient attentifs aux magnificences de la création. Parfois quelque moine studieux, s’approchant avec respect, sollicitait l’autorisation de prendre copie de l’une des poésies que la pauvre vagabonde portait dans son panier.

De nos jours même on conserve religieusement au Japon la mémoire d’Onono-Komatch, la femme extraordinaire, la vierge inspirée, humble et sévère envers elle-même au sein de la fortune, douce, patiente et toujours fervente pour l’idéal jusqu’à son extrême vieillesse et dans la plus profonde adversité.

C’est la figure la plus populaire du Panthéon poétique de l’ancien empire des mikados.

Le grand siècle littéraire de cette période et en général de l’histoire du Japon s’ouvre par le règne de Tenziten-woo, le trente-neuvième mikado, qui vivait dans la seconde moitié du septième siècle de notre ère.

Ce prince prit à tâche d’ennoblir l’idiome national, et les services qu’il rendit à cet égard, par ses écrits aussi bien que par ses institutions d’éducation publique, le placent à la tête des cent poëtes de l’ancien idiome que l’on appelle la langue de Yamato, du nom de la province classique du Nippon.

Les productions littéraires les plus monumentales du règne de Tenziten-Woo sont : le Koziki, ou livre des antiquités ; le Foutoki, monographie de toutes les provinces du Japon ; le Nipponki, ou annales de l’empire ; un autre recueil de légendes nationales ; la première grande collection de lyriques ; le livre des usages du Daïri ; et une encyclopédie universelle, faite à l’imitation des chefs-d’œuvre d’érudition et d’imagination que déjà la Chine possédait en ce genre.

En feuilletant ces énormes recueils, naïvement illustrés de vignettes sur bois, l’on ne peut s’empêcher de faire de curieuses comparaisons entre le monde tel que nous le connaissons, et ce qu’il serait devenu si la création en eût été abandonnée aux mains des philosophes chinois.

Un Trissotin et un Vadius japonais. — Fac-simile d’un dessin japonais.

Que ceux-ci fassent de l’homme jaune aux yeux bridés le modèle par excellence des êtres intelligents, il n’y a rien en cela qui doive nous surprendre ; mais l’on est vraiment stupéfait du travail d’enfantement que ce type de perfection aurait coûté, à les en croire, au Créateur de l’univers. On voit des ébauches d’êtres humains n’ayant encore qu’une jambe et qu’un bras, ou une tête avec un seul œil, ou deux jambes de cheval, ou des jambes assez hautes pour permettre à l’individu de cueillir, sans échelle, les fruits des arbres les plus élevés, ou des bras assez longs pour pêcher à la main du sommet des falaises, ou des tailles et des cols à ressort pour faciliter les mouvements du corps et de la tête, ou plusieurs jambes et plusieurs bras, et même plusieurs têtes, et toutes sortes d’autres complications dont l’inopportunité se serait enfin démontrée à mesure que l’on aurait appris à utiliser les ressources de l’intelligence.

Les encyclopédistes chinois se plaisent à constater qu’il ne reste autour d’eux plus de traces de cette humiliante série d’essais informes et maladroits ; mais ils pensent qu’elle est loin d’avoir accompli sa dernière évolution dans le royaume des chiens, dans les îles du Sud et en Europe, ainsi que le prouve la grande quantité de singes, de nègres et de barbares aux cheveux roux, qui sont encore disséminés hors des limites du Céleste Empire, comme pour faire d’autant mieux ressortir l’exquise supériorité de la race qui l’habite.

De pareilles conclusions n’étaient pas précisément selon le goût des Japonais, mais ils trouvaient moyen de les interpréter dans le sens de leur orgueilleuse mythologie. Les nègres, par exemple, ne formaient à leurs yeux qu’une variété quelconque de démons terrestres. La première fois qu’ils en rencontrèrent, amenés l’on ne sait d’où par les tempêtes jusque sur une île voisine de Kiousiou, ils les jugèrent indignes d’être éclairés par le divin soleil, et les massacrèrent impitoyablement.

L’université de Kioto a été fondée, selon toute probabilité, à l’imitation des universités chinoises.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. Voy. pages 1, 17 et 33.