Le Tour de France d’un petit Parisien/1/18

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Librairie illustrée (p. 199-213).

XVIII

Le pilote Vent-Debout.

Un grand fleuve, des campagnes fertiles, d’innombrables plantations d’arbres fruitiers, des collines couvertes de vignes, de belles prairies, de petites villes proprettes bâties d’une belle pierre blanche, c’est ce que Jean avait déjà vu aux environs de Blois, et ce qu’il revit en avançant au cœur de la Touraine, en allant vers Tours, et, le lendemain de son arrivée dans cette ville dans la société de sir William et de sa famille, ce qu’il vit encore dans la visite projetée à Azay-le-Rideau.

À Tours, il fut surtout frappé par l’imposant développement des puissantes levées qui défendent la ville et les campagnes situées au-dessous des eaux montantes, contre les débordements de la Loire. C’est là un rempart élevé contre un ennemi d’autant plus redoutable que sept grandes lignes de chemin de fer viennent unir leurs voies dans la gare de Tours, établie au sud de la ville, à moitié chemin entre la Loire et le Cher ; ces deux cours d’eau s’avançant parallèlement, avant de se joindre un peu plus bas, vis-à-vis de la Pile Cinq-Mars.

Pendant que sir William et les siens faisaient leurs derniers préparatifs pour quitter Tours, — où ils ne voulaient pas séjourner, — Jean se mit à parcourir la ville au pas de course, en vrai gamin de Paris, mais s’arrêtant aux bons endroits lorsque sa curiosité était sollicitée par quelque chose de remarquable. C’est ainsi qu’il ne se lassa pas d’admirer la cathédrale de Saint-Gatien, flanquée de deux clochers ciselés comme des joyaux d’orfèvrerie ; Saint-Julien qui est, de même que la cathédrale, classé dans les monuments historiques, eut sa bonne part d’attention.

Il demandait au premier passant le nom d’un édifice, sa destination.

— Qu’est-ce donc, ces deux vieilles tours ?

— Ce sont les restes de l’ancienne collégiale de Saint-Martin, où habita Grégoire de Tours, — le plus ancien historien de la France.

Il vit de la sorte la maison de Tristan l’Hermite, ce bourreau familier de Louis XI, l’hôtel Gouin et une partie de l’hôtel Semblançay qui datent de la Renaissance, la belle fontaine pyramidale de la place du grand marché, la statue de René Descartes sur le socle de laquelle il lut Cogito, ce qui l’intrigua fort (c’est le premier mot latin de cette pensée du grand philosophe : Je pense, donc je suis). Pour se renseigner, il interpella un écolier.

— Dis donc, toi,… qui n’es pas de Paris, qu’est-ce que c’est que ce Cogito-là, pour qu’il ait sa statue à Tours, comme nous allons en élever une à Alexandre Dumas ?

— Tiens, cette idée ! C’est le bonhomme Cogito, pardi ! répondit l’autre.

— Cogito ? Tu dois t’embrouiller. Dis plutôt que tu ne sais pas.

— C’est parce que tu as une montre que tu es si fier ! Veux-tu la jouer aux billes… en cent ?

— Ni en cent, ni en mille. Faudrait-il pas encore que je te l’accroche Tourangeau, veux-tu de la soupe ? — Oui dà ! — Apporte ton écuelle. — Je n’ai plus faim.

Jean avait entendu cette boutade en chemin de fer. Elle n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd.

— Il paraît que vous êtes comme ça ici, reprit-il.

— C’est une vraie montre ? dit le Tourangeau.

— Tout ce qu’il y a de plus chronomètre, répliqua Jean avec orgueil ; et en or encore.

Il la fit admirer à l’écolier, puis reprit sa course.

Il entra sans façon dans le grand établissement typographique de Mame ; il arpenta toutes les promenades, le Mail, les bords de la Loire : il passa les ponts, — deux ponts suspendus, le pont de pierre, l’un des plus beaux de France qui a près de 500 mètres de long jeté entre Tours et son faubourg de Saint-Symphorien. La plus belle rue de la ville y aboutit, continuée au delà, vers le Cher, par une large avenue d’où la vue embrasse l’ensemble de la ville. Il donna un coup d’œil aux îlots boisés, s’étonnant de rencontrer partout des Anglais en très grand nombre : il ignorait que depuis plusieurs générations, des familles anglaises, appréciant les agréments qu’offre la
— Yes, sir ;… je vôlais une chose inouique (voir texte).
principale ville de la Touraine et l’égalité du climat, venues souvent en touristes s’y oublient en de longs séjours.

En voyant ces insulaires comme « chez eux », il finit par s’alarmer.

— Si le baronnet allait aussi se plaire à Tours, comme les autres… et ne plus vouloir quitter la Touraine… que deviendrait le voyage au Havre, par mer ? ses projets ? et aussi — pour tout dire franchement, — le plaisir qu’il se promettait ? Il prit si réellement peur qu’il se mit à courir jusqu’à l’Hôtel du Faisan, où sir William était descendu.

Comme il arrivait, le baronnet s’entretenait dans le vestibule avec le gérant de l’hôtel.

— Vous voulez déjà nous quitter, milord ? lui disait celui-ci affectant d’être fort surpris, et en donnant à l’Anglais des titres capables de le flatter, de le retenir.

— Yes, tutafaite.

— Mais Votre Grâce n’a rien vu ? Elle ne connaît rien de cette belle ville…

— Yes, mais je vôdrais parler à un monsieur qui « savait ».

— Si c’est un savant que vous voulez entendre pour vous persuader…

— Yes, un savant, de toutes les bonnes choses du pays.

— Vous ne pouvez mieux rencontrer, milord : mon ami Camuset, de la Société archéologique, se trouve là tout à point dans le « parloir ».

Le gérant de l’hôtel employait ce mot, au lieu de salon, par courtoisie envers sa clientèle anglaise.

Le baronnet fut donc introduit dans le parloir et le gérant appela son ami Camuset, — de la Société archéologique.

— Un Anglais qui ne demande qu’à être retenu parmi nous, lui dit-il à demi-voix.

Jean avait suivi le père de Kate.

M. Camuset, de la Société archéologique, était un fort agréable bossu, sémillant, très coquet, bien que d’âge mûr et grisonnant.

Il s’avança, et le gérant de l’hôtel fit des présentations régulières, très cérémonieuses.

— C’est à bon droit, milord, dit M. Camuset avec un sourire insinuant que vos compatriotes affectionnent la Touraine. Nous avons tant de choses à leur montrer ! Sans sortir de Tours ce sont les débris considérables d’une enceinte gallo-romaine, un amphithéâtre romain découvert en 1853, et dont les restes accusent des dimensions plus grandes que celui de Nîmes. À dix minutes au sud de la ville, ce sont les ruines du palais de Louis XI à principale ville de la Touraine et l’égalité du climat, venues souvent en touristes s’y oublient en de longs séjours.

En voyant ces insulaires comme « chez eux », il finit par s’alarmer.

— Si le baronnet allait aussi se plaire à Tours, comme les autres… et ne plus vouloir quitter la Touraine… que deviendrait le voyage au Havre, par mer ? ses projets ? et aussi — pour tout dire franchement, — le plaisir qu’il se promettait ? Il prit si réellement peur qu’il se mit à courir jusqu’à l’Hôtel du Faisan, où sir William était descendu.

Comme il arrivait, le baronnet s’entretenait dans le vestibule avec le gérant de l’hôtel.

— Vous voulez déjà nous quitter, milord ? lui disait celui-ci affectant d’être fort surpris, et en donnant à l’Anglais des titres capables de le flatter, de le retenir.

— Yes, tutafaite.

— Mais Votre Grâce n’a rien vu ? Elle ne connaît rien de cette belle ville…

— Yes, mais je vôdrais parler à un monsieur qui « savait ».

— Si c’est un savant que vous voulez entendre pour vous persuader…

— Yes, un savant, de toutes les bonnes choses du pays.

— Vous ne pouvez mieux rencontrer, milord : mon ami Camuset, de la Société archéologique, se trouve là tout à point dans le « parloir ».

Le gérant de l’hôtel employait ce mot, au lieu de salon, par courtoisie envers sa clientèle anglaise.

Le baronnet fut donc introduit dans le parloir et le gérant appela son ami Camuset, — de la Société archéologique.

— Un Anglais qui ne demande qu’à être retenu parmi nous, lui dit-il à demi-voix.

Jean avait suivi le père de Kate.

M. Camuset, de la Société archéologique, était un fort agréable bossu, sémillant, très coquet, bien que d’âge mûr et grisonnant.

Il s’avança, et le gérant de l’hôtel fit des présentations régulières, très cérémonieuses.

— C’est à bon droit, milord, dit M. Camuset avec un sourire insinuant que vos compatriotes affectionnent la Touraine. Nous avons tant de choses à leur montrer ! Sans sortir de Tours ce sont les débris considérables d’une enceinte gallo-romaine, un amphithéâtre romain découvert en 1853, et dont les restes accusent des dimensions plus grandes que celui de Nîmes. À dix minutes au sud de la ville, ce sont les ruines du palais de Louis XI à Plessis-lès-Tours. Il y passa les dernières années de sa vie dans la compagnie d’Olivier le Daim son barbier, de Tristan son prompt justicier, de son médecin et de son astrologue ; les fenêtres étaient garnies de barres de fer ; une garde d’Écossais veillait à l’entour…

No, no, fit le baronnet ; je avais très bien lu Walter Scott.

— Et puis, reprit M. Camuset abandonnant à regret les champs de l’archéologie, Tours n’est pas toute la Touraine. Le département présente encore bien des choses intéressantes ! Nous avons au nord Châteaurenault, où se trouvent les plus importantes tanneries de France ; les cuirs tannés dans ses fossés servent à fabriquer dans la ville même des quantités considérables de souliers…

No, no, fit encore le baronnet visiblement distrait ; il mâchait dans le vide, semblant chercher des mots réfractaires à toute poursuite.

M. Camuset fut piqué de son peu de succès.

— Nous avons à montrer dans la même direction, dit-il, une colonie pénitentiaire d’enfants coupables, devenue le modèle des établissements du même genre : Mettray ; cela ne vous intéresse point, milord ?

Oh no ! oh no ! ce n’était pas encore cela ; cherchez…

— Que je cherche ? Eh bien ! Si l’on descend le cours de la Loire, c’est alors une suite de châteaux, celui de Luynes ; vis-à-vis, mais sur les bords du Cher se trouve la terre de Véretz où résidait Paul-Louis Courier, qui y fut assassiné en 1825 ; un peu plus bas à l’endroit où le Cher se réunit à la Loire, c’est la Pile de Cinq-Mars, quadrangulaire, construite en briques, et d’une hauteur de trente-deux mètres. Quant à sa destination, — un tombeau de Goths selon moi — je suis en complet désaccord avec plusieurs de mes illustres collègues de la Société archéologique… qui tiennent pour l’origine romaine.

Eh no ! eh no ! fit l’Anglais avec un gémissement étouffé.

— Un peu plus bas, continua M. Camuset presque blessé, se trouve le château de Langeais, l’un des types les plus remarquables de l’architecture militaire du quinzième siècle. Préférez-vous, milord, que je vous signale les vignobles de Bourgueil ? Les vins rouges qu’ils donnent proviennent de plants de Chambertin, mais le bouquet et la saveur ne sont pas les mêmes. — Non ? ce n’est pas ça ? Eh bien ! rien n’est plus curieux à voir que les villages entiers creusés dans le roc comme à Rochecorbon, à Vernon, à Vouvray, à Loches, à Vilaines, à Montlouis. Parfois les cheminées des habitations sortent du milieu des vignes ; le vigneron loge sous sa vigne et la cave est sous le vignoble.

— Amiousant ! fit le baronnet. Mais son visage se rembrunit, et il posa la main sur les yeux, absorbé dans sa recherche.

— Voulez-vous que je vous conduise, milord, près de l’endroit où l’Indre se jette dans la Loire ? Là se trouve Loches, ville peu considérable, mais extrêmement intéressante par ses édifices du moyen âge qui s’échelonnent sur des pentes. Le château, dont les murailles ont près de deux kilomètres de développement, dresse encore ses deux formidables donjons. Présentement, il sert de prison. On y voit les anciens cachots souterrains, la chambre de supplice où était la cage de torture inventée par le cardinal la Balue, dans laquelle un homme ne pouvait se tenir ni debout ni couché.

Sir William dépité secoua la tête. M. Camuset, lui aussi perdait patience.

— Je vous ai montré successivement, dit-il encore, venant se confondre avec la Loire, le Cher, l’Indre ; unie à la Creuse, la Vienne vient se joindre à la Loire dans l’arrondissement de Chinon. Vous ne connaissez pas Chinon ? c’est une des villes historiques de France. Déjà Clovis y avait dressé une grande forteresse. Les rois normands de l’Angleterre en tirent leur résidence favorite. Notre roi Charles VII se trouvait à Chinon lorsque Jeanne Darc vint lui offrir le secours de son bras. C’est une ville commerçante, pittoresquement assise sur le flanc d’une colline, entre le triple château qui en occupe le sommet et le quai de la rive droite de la Vienne.

L’Anglais n’écoutait plus. Jean souffrait de voir le peu d’attention que l’étranger prêtait à ces évocations du passé de notre pays.

M. Camuset commençait à s’avouer impuissant de réussir dans sa tâche. Mais le gérant son ami l’encouragea du regard et il reprit :

— C’est aux environs de Chinon qu’est né l’incomparable François Rabelais, l’immortel auteur de Gargantua. Et, à ce propos, permettez-moi, milord, de vous faire remarquer, que cette Touraine dont on croit la population endormie a donné à la France trois esprits d’une solide trempe : Rabelais, Descartes et Courier… sans compter Honoré de Balzac !

Yes, sir ; mais je vôlais… je vôlais, une chose iounique…

— Particulière à Tours ?

— Tutafaite particulière.

— J’y suis ! fit M. Camuset reprenant courage. Il s’agit sans doute des trésors de notre bibliothèque ? Il est vrai que les manuscrits seuls feraient l’orgueil d’une capitale. C’est là que repose, dans ses feuillets d’or, l’Évangéliaire du huitième siècle, sur lequel les rois de France prêtaient serment ; là, on peut admirer un Tite-Live copié en 1470 pour la Baluc, les Heures de Charles V et celles d’Anne de Bretagne, historiées de ravissantes enluminures ; un rarissime monument des débuts de l’imprimerie, notre Bible de Mayence, qui faillit bien en 1870 partir pour l’Allemagne, en garantie du paiement des 500,000 francs imposés à Tours. Mais le conservateur M. Dorange veillait. Dès le mois de septembre il fit transporter à Biarritz les richesses de la bibliothèque et le maire de cette ville mit un navire à sa disposition pour le cas, peu probable, où l’invasion s’étendrait jusque-là. Ils sont coutumiers de sauvetages dans cette famille, ajouta M. Camuset, et le fils de M. Dorange, à la bataille de Sedan, avait sauvé le drapeau français du 2e zouaves, en le portant un mois enroulé autour de sa poitrine, au milieu des ambulances prussiennes.

Ces dernières paroles allèrent au cœur de Jean dont la sensibilité vibrait toujours dès qu’il s’agissait d’une action méritoire. Il trouvait l’Anglais bien froid.

Le baronnet qui voyait le savant membre de l’Académie archéologique s’éloigner de l’objet qu’il avait en vue, semblait, en effet, désespérer de se faire comprendre.

No, no, faisait-il découragé.

— Après cela, cher monsieur, dit le bossu dont les petits yeux pétillaient de colère, il ne me reste plus qu’à vous parler des rillettes et des pruneaux de Tours.

— Pruneaux ! Yes ! exclama l’Anglais avec enthousiasme. Pruneaux de Tours ! Tutafaite cela ! Je vôlais l’adresse du plus excellent confiseur.

— Il fallait donc le dire tout de suite, mon brave insulaire, dit M. Camuset devenu féroce.

— Camuset, intervint le gérant d’un ton suppliant, pas de familiarité blessante avec la clientèle ! Milord, ajouta-t-il en s’adressant au baronnet, si Votre Grâce avait daigné s’expliquer, je me serais fait un devoir de lui fournir ce renseignement il y a un bon quart d’heure.

— Pruneaux, yes, répétait l’Anglais, dans la crainte d’oublier ce mot si longtemps cherché et qui avait mis son esprit à la torture. Il tira un carnet et y fit écrire l’adresse de l’excellent « confiseur », en disant que c’était pour milady…

M. Camusetn’en put supporter davantage. Dédaigneux, la lèvre plissée par un sourire sardonique, levant les épaules autant que le lui permettait sa conformation, il quitta le parloir en poussant un profond soupir. Jean crut même voir briller dans ses yeux une larme de dépit et de honte.

Le petit Parisien se consola de la médiocre impression produite par le baronnet en pensant qu’à bord du yacht on ferait sans doute une formidable consommation de ces pruneaux renommés, et que miss Kate, ainsi que miss Julia, lui en fourreraient plein ses poches.

Le yacht à vapeur ! Jean ramenait tout à ce yacht : le yacht, la mer et puis, un port : le Havre ; Reculot, la preuve matérielle de l’honorabilité de son père recouvrée ! Hors de là, plus rien…

Comme sir William Tavistock sortait pour aller faire ses derniers achats, — sans oublier les fameux pruneaux, comme on le pense bien, — trois lettres arrivaient à l’adresse de Jean Risler. L’une était timbrée de Mauriac ; les deux autres venaient de Mont-Dore-les-Bains. Jean reconnut dans la première l’écriture de son ami.

Bordelais la Rose lui disait que quelques heures avant de tenir sa lettre, il lui était revenu subitement à l’esprit que Reculot devait habiter le littoral normand. Le charpentier approuvait tout ce que Jean avait fait, et l’encourageait à continuer, en utilisant les moyens qui s’offraient à lui, grâce à la protection de « l’English ». La belle montre offerte par miss Kate, et le billet de 500 francs n’étaient pas oubliés. Ces choses réglées, Bordelais la Rose se plaignait d’être encore pour une semaine à l’infirmerie, c’est-à-dire en prison, tandis que Jacob Risler, à peu près guéri, avait été rendu à la liberté.

Je ne sais précisément depuis combien de jours, disait Bordelais la Rose, parce qu’on nous a séparés depuis un matin où, au saut du lit, pour inaugurer notre double convalescence nous nous sommes administrés une tripotée… Sac et giberne ! le coquin est libre tout de même ! Moi, je retournerai à Mérignac, dès qu’on m’ouvrira la porte, ce qui ne peut tarder. »

Le charpentier ajoutait :

« J’ai reçu la visite de « mon canard » et de son aimable fille Victorine. Ce brave père Abel, qui porte encore sur son visage quelques marques de la bataille, n’a pas craint de faire le voyage d’Aurillac pour venir me serrer la main. Il m’a dit qu’on avait vu Jacob Risler à Aurillac pendant quelques heures. Il a procédé au déménagement de ses effets et de ceux de son compagnon. Il paraît que cet Allemand a fini par perdre la confiance de la maison de Strasbourg pour laquelle il faisait des achats dans le Cantal. Sac et giberne ! ce n’est pas trop tôt. Ses patrons se sont aperçus, au désordre de sa correspondance, qu’il déménageait au galop. Personne ne sait ce qu’il est devenu. Naturellement, je me suis dispensé de dire qu’après t’avoir accompagné plutôt de force que de gré, pendant quelques jours, il a échoué à l’hôpital d’Orléans. Qu’il aille se faire pendre où il voudra ! »

Bordelais la Rose ajoutait que la baronne du Vergier lui avait écrit que « son voisin de lit » s’était « exécuté… » ; que « Jean saurait ce que cela voulait dire ».

La longue épître du charpentier se terminait par les plus cordiales protestations d’amitié pour son petit ami. Et Jean fut très content de l’avoir reçue. Il possédait le consentement de Bordelais la Rose, comme il avait eu celui de M. Pascalet.

La lettre de Maurice du Vergier annonçait à Jean son prochain départ pour la Normandie « avec papa et maman ». Quant à la lettre de la baronne, elle avait une réelle importance. Elle contenait deux portraits photographiés, provenant de la restitution de Jacob Risler. Jean reconnut dans la petite fille blonde dont ils reproduisaient les traits, la sœur de Maurice : cette enfant ravie à ses parents. Madame du Vergier suppliait Jean de graver ces images dans sa mémoire et de n’oublier jamais que celui qui lui rendrait sa fille lui rendrait plus que la vie. « Sans que cela y paraisse, ajoutait la mère inconsolable, je ne suis pas de ce monde. Il ne faut pas rire, mon cher petit Jean. »

Jean n’avait pas envie de rire.

Enfin ses lettres étaient arrivées ! Dès ce moment toutes ses pensées se portèrent vers ce voyage au Havre, dont les agréments en perspective n’affaiblissaient nullement en lui sa profonde satisfaction de voir se réaliser bientôt le succès de son entreprise.

Dans ces dispositions d’esprit, il quitta Tours le lendemain avec la famille de sir William, sans aucun regret ; et ce fut sans curiosité non plus, qu’il vit défiler les villes échelonnées du chef-lieu d’Indre-et-Loire à la Rochelle. Il ne fit qu’une sorte de remarque, c’est qu’il existait encore en Touraine bien d’autres châteaux que ceux qu’il avait visités ou qu’on lui avait signalés : à peine en sortant de Tours, en franchissant le Cher, c’était à gauche le petit château de Condé, et, du côté opposé, le château de la Roche ; quelques kilomètres plus loin le château de Comacre à gauche, le château de Brou à droite : c’était à ne pouvoir les compter. Et encore Jean ne savait pas tout. Il ignorait Richelieu, il ignorait Luynes, la Vallière, Montbazon, Semblançay, Cinq-Mars, Chanteloup, Villandry et nombre d’autres…

Après un peu plus de trois heures de chemin de fer, Jean se trouva à Poitiers avec ses nombreux amis. À Poitiers, on avait quelques heures devant soi avant de prendre la ligne de la Rochelle ; mais le baronnet fut pris
C’était un marin grand et sec (voir texte).
soudain de douleurs néphrétiques et personne ne se permit de trop s’éloigner. C’est à peine si Jean put vérifier que la ville est bâtie sur le promontoire rocheux qui domine les deux vallées profondes et pittoresques du Clain et de la Boivre.

— Plus tard ! murmurait le petit Parisien en apercevant quelques beaux édifices : le palais de justice, ancien palais des comtes de Poitou, la cathédrale, les églises de Sainte-Radegonde et de Notre-Dame-la-Grande ; plus tard ! Je reviendrai un jour.

On se remit en route. Il faisait encore jour lorsqu’on passa à Niort, et en descendant au buffet, où sir William, un peu remis, donna l’exemple à tous les siens en faisant de larges brèches dans un jambon d’York, Jean aperçut le donjon de l’ancien château composé de deux grosses tours carrées, ainsi que l’admirable flèche qui surmonte la tour de l’église Notre-Dame.

— À quelle heure arriverons-nous à la Rochelle ? demandait-il. Et sans attendre la réponse : Fera-t-il encore jour ? Pourrons-nous voir le yacht ?

La réponse, il la pressentait rien qu’à la façon substantielle dont « goûtait » le baronnet. Il était évident qu’il prenait son repas du soir. On ne devait être à la Rochelle que fort avant dans la soirée. Jean, stimulé par chacun, eût bien suivi l’exemple donné à tous par sir William, si le désir de prendre possession du yacht ne lui eût enlevé tout appétit…

Il n’était pas loin de onze heures lorsque sir William suivi de toute sa famille, augmentée de Jean, entrait à l’Hôtel de France, à la Rochelle.

— Est-ce qu’on va dormir ? demanda à miss Kate le petit Parisien.

— Certainement ! lui répondit celle-ci en souriant.

Jean s’approcha alors d’Henry Esmond et d’Alfred Tavistock.

— Est-ce qu’on va dormir ? leur dit-il ; comme ça ? en arrivant ? Moi, d’abord, je n’ai pas sommeil. Si je savais seulement où est le yacht, j’irais le voir… par ce beau clair de lune.

Alfred et Henry se consultèrent :

— Si nous y allions… en fumant un cigare ? proposa Alfred. Capitaine, — Henry Esmond possédait le commandement du yacht de plaisance, — pourquoi ne feriez-vous pas une ronde d’officier ?

— Ce n’est pas mal pensé, dit Henry ; on ne nous sait pas arrivés ; cela fera un bon effet pour la discipline. Allons !

— Mais je vais avec vous, messieurs, s’écria Jean ; puisque c’est moi qui vous en ai donné l’idée…

Et il s’attacha aux pas des deux jeunes gens.

La ville, vue de nuit, avait une physionomie sévère ; plusieurs rues ont conservé leurs « porches » ou galeries latérales à arcades, que l’éclairage, aussi bien que les rayons de la lune, laissaient dans l’obscurité. Ils passèrent devant l’hôtel de ville, édifice gothique, qui, avec les deux tours dont il est flanqué et sa couronne de créneaux et de mâchicoulis leur fit l’effet d’une forteresse. Enfin ils arrivèrent au port où il faisait clair comme en plein jour.

Ils avaient débouché sur un quai ; à peu de distance vis-à-vis, un autre quai lui faisait face. Des navires peu nombreux étaient amarrés contre ces deux quais. Du côté de la mer, se trouvait une passe resserrée entre le donjon massif de Saint-Nicolas et la tour de la Chaîne qui lui fait pendant, celle-ci reliée par une courtine à la tour de la Lanterne, qui disparaissait derrière les maisons, mais dont ils apercevaient la pyramide qui la termine. Immédiatement au delà, s’ouvrait l’avant-port, largement éclairé par la lune, avec quelques langues de terre, empiétant çà et là sur la grande mer.

— Et voilà notre yacht ! dit Alfred à Jean en lui montrant, près de la tour de la Chaîne, un petit navire de forme très élégante.

— Je l’avais deviné ! s’écria Jean radieux.

Les deux futurs beaux-frères et le petit Parisien longèrent le bassin. Entre les maisons et le quai de débarquement, une double rangée d’arbres formait promenade. Henry se rapprocha de l’eau pour passer en revue les navires grands et petits : les barques des maraîchers de l’île de Ré, les bateaux à vapeur qui font un service régulier entre cette île voisine et la Rochelle, des bateaux de pêche bretons apportant des cargaisons de sardines destinées à être converties en conserves alimentaires, un trois-mâts anglais en train de décharger de la houille, un brick espagnol porteur de minerai de fer.

— Tout le monde ne dort pas à bord du yacht, observa le « commandant » Henry.

À l’avant du joli navire, deux silhouettes se dessinèrent sur les eaux argentées. Le fourneau d’une pipe activée par des aspirations répétées, éclairait par des éclats intermittents la figure noire d’un chauffeur et le visage imberbe et blanc d’un jeune mousse.

— Mahurec ! cria Henry Esmond.

— C’est bien sûr notre commandant ! dit le mousse au chauffeur.

Celui-ci se laissa glisser le long du bord où se trouvait un canot minuscule. Le câble qui servait d’amarre au yacht lui permit, comme la corde d’un bac, d’arriver jusqu’au quai.

— Alors, vous avez assez du plancher des vaches, mon commandant, dit le chauffeur en ôtant son bonnet de laine. J’espère que vous allez bien, ainsi que Milord et…

— Oui, nous voilà tous de retour, mon garçon. Notre pilote ?

— Le père Vent-Debout s’est donné la permission de dix heures, répondit Mahurec ; mais les onze ont piqué depuis un bon moment.

— De quoi ? fit une voix passée depuis le matin au tafia.

Chacun se retourna vers celui qui survenait sans bruit. C’était un marin grand et sec, abordant gaillardement la soixantaine. Il faisait assez clair pour distinguer son visage refrogné aux rides bronzées, où le vent des tempêtes semblait avoir tracé un effet de ressac.

— Dirait-on pas que je louvoie ? fit le vieux loup de mer, en faisant passer de la joue droite à la joue gauche une énorme chique ; semble-t-il pas que j’ai trop de lest, ou que je balande de bâbord à tribord ! vous voilà tous les vergues en l’air, ouvrant vos écubiers, comme si vous n’aviez jamais vu un relicheur qui court des bordées !… D’abord, j’ai défendu de converser avec le personnel de terre, sauf respect.

— Mais, père Vent-Debout, répliqua le chauffeur, ouvrez vous-même vos écubiers, et vous verrez à qui vous parlez.

— Master Vent-Debout, dit Henry Esmond à qui ne déplaisait pas l’allure crânement marine du pilote, ni son langage goudronné, c’est pour demain !

— Ah ! mon commandant ! mon honorable commandant ! s’écria le vieux marin, pardon, excuse ! Je veux avaler ma gaffe si je me doutais que c’était vous… Mais aussi vous me sautez à bord comme une lame sourde et vous me tombez par le travers avant d’avoir pu pousser la barre pour la parer. Et puis voilà monsieur Alfred… Le papa Milord va bien ?… ainsi que toute la famille ? Et celui-là… ajouta-t-il en désignant Jean, est-ce un mousse que vous m’amenez pour aider Barbillon ? C’est pas un Parisien, au moins, comme l’autre ?

— C’est un Parisien, dit Alfred Tavistock, en riant, mais il n’est pas de l’équipage.

— Très bien, mon officier. Du reste sa boussole me plaît. Ordre du commandant, je suis paré. Ah ! qu’il est joli cet amour de navire ! C’est espalmé, c’est faraud ! et un œil, un caïman d’œil ! On partira quand vous voudrez, je puis larguer s’il le faut sur le quart d’heure.

— Non, demain ! dit Henry. Nous rentrons à l’hôtel satisfaits de vous avoir retrouvés tous en bonne santé.

— Si vous parlez pour moi, la cloche du bord pique soixante-cinq. On n’en a pas l’air, hein ? On est encore rahuché… Mais assez causé. Permettez que je me donne un coup de faubert, afin de pouvoir vous accompagner…

— Non, merci, père Vent-Debout, merci ! Vous allez dormir, et nous aussi.

— Pour le moins, commandant, Barbillon pourrait vous piloter avec un falot ?

— La lune est magnifique. Good night !

Et Henry fit un demi-tour pour s’éloigner.

— Surtout, prenez garde aux avaries, dit encore le vieux marin breton.

— Bonsoir, père Vent-Debout ! lui cria Jean, très heureux des perspectives nouvelles qui s’ouvraient devant lui.

— Bonsoir, mon gars, bonsoir ! Demain la mer sera belle !