Le Tour de France d’un petit Parisien/1/19

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 214-225).

XIX

La Tour des Baleines

Entre le donjon Saint-Nicolas et la tour de la Chaîne on pouvait voir passer, le lendemain vers midi, le yacht le Richard Wallace, gagnant l’avant-port de la Rochelle. L’installation de la famille au baronnet n’avait pas demandé beaucoup de temps : rien n’était changé aux dispositions précédemment prises pour son logement et celui des domestiques : un cuisinier et une femme de chambre, — le mari et la femme, — Anglais tous deux, demeurés à la Rochelle pendant que sir William et les siens visitaient plusieurs provinces de France. Une très jolie cabine « d’ami » restait disponible : elle fut attribuée à Jean.

Bientôt le yacht se trouva en plein milieu du pertuis d’Antioche. Par ce mot de pertuis, on désigne un détroit entre une île et un continent. Quant au nom d’Antioche, un peu étrange à rencontrer sur les bords de l’Atlantique, il provient d’une ville morte du littoral occidental de l’île de Ré.

Le Richard Wallace laissait à sa gauche — disons à bâbord — l’île d’Oléron, et contournait l’île de Ré, qui s’allongeait à tribord, bordée de roches ou « platins » qui, rasés par les flots, prolongent en maints endroits à plusieurs kilomètres les grèves et la base des écueils ; c’est ce qu’on appelle « la côte Sauvage ».

On côtoyait l’île d’aussi près que possible. Sir William voyageait en curieux, et aucun des siens ne semblait atteint du péché d’indifférence : parmi eux, Jean n’était qu’un curieux de plus. Aussi le baronnet en prenant à Calais un vieux marin français pour diriger son yacht, avait-il songé bien moins à la sûreté de la navigation qu’aux informations de toute sorte qu’il tirerait de lui. Il ne pouvait mieux choisir que le père Vent-Debout, un Bas-Breton, un Vrézounec, Biélik Tégonek de son nom presque oublié.

Biélik Tégonek ne faisait point partie des pilotes-lamaneurs, agréés comme tels après avoir rempli certaines conditions déterminées par la loi et subi un examen, gens dont le dur métier ne laisse pas que d’être fort recherché par les marins et les pécheurs du littoral, et qui sont attachés à un port en nombre strictement limité. Le père Vent-Debout ne pouvait pas s’enorgueillir de faire partie de cette corporation d’hommes dévoués, toujours prêts à partir au premier signal et qui sont l’honneur de notre marine. « Entre tous les pilotes du monde, a dit M. de la Landelle avec une émotion justifiée, ceux du littoral de la France méritent d’être cités pour leur intrépidité, pour leur dévouement et pour leur intégrité à toute épreuve.

» Jamais il ne leur arrive, comme aux pilotes américains ou anglais, de marchander leurs secours à des bâtiments en détresse, d’imposer des conditions d’argent à des navigateurs près de périr, et d’hésiter ou de renoncer à leur prêter leur concours si les clauses exorbitantes d’un pareil marché sont repoussées avec indignation. Jamais ils ne spéculent lâchement sur la vie ou la mort de ceux qui les appellent. — Ils montent à bord et se bornent à réclamer le salaire qui leur est dû d’après le tarif. Un sentiment d’honneur, parfois excessif, paraît être leur mobile ; il se retrouve chez le joyeux pilote marseillais, comme chez l’aventureux Gascon ou Basque, chez le pieux lamaneur des côtes de Bretagne, comme chez le « pratique » du littoral de la Manche.  »

Biélik Tégonek était tout simplement un ancien capitaine caboteur retiré depuis quelques années avec des économies, mais qui, ayant tout perdu, s’était remis au travail. Tégonek connaissait les côtes de France sur l’Atlantique et la Manche presque aussi bien que les pilotes de profession attachés aux ports de l’Océan. Excellent homme autant que hardi marin, avec l’âge il était devenu loquace.

Ainsi, tandis que sir William et Henry Esmond, ayant à leur côté le petit Parisien, braquaient sur l’île de Ré une puissante lorgnette, que Jean trouvait le moyen de se faire offrir de temps en temps, le père Vent-Debout regardant obstinément en arrière s’appliquait à persuader au baronnet qu’il avait eu grand tort de ne pas descendre le littoral jusqu’au pertuis de Maumusson, — c’est à la pointe sud de l’île d’Oléron, — et même jusqu’à Bordeaux. — Vous auriez vu la Charente en passant, et Rochefort, sans vous déralinguer le tempérament, histoire seulement de faire quelques lieues dans l’embouchure de la rivière, défendue par les forts de l’île d’Aix, de l’île d’Enet, de l’écueil Boyard, et de l’île Madame. En courant une bordée — à terre, — nous aurions rencontré par là une vraie curiosité maritime, c’est Brouage qui, après avoir été un grand port — le pilote disait vrai — est aujourd’hui un hameau assis en plain plancher des vaches, avec remparts et bastions qui lui servent comme à toi-z-et moi. Ceux de La Rochelle y ont pris quelque peine ; je me suis laissé dire qu’il y a trois siècles, ils vinrent couler vingt gros bâtiments chargés de pierres à l’entrée du chenal. Il n’en fallait pas davantage pour aider la mer à se retirer… Aimez-vous les huîtres, mon milord ?

« Mon milord », arraché enfin à sa contemplation de l’île de Ré par cette interpellation d’un ordre purement gastronomique, se sentit venir l’eau à la bouche et, avec des grimaces gourmandes, il avoua sa prédilection pour les huîtres d’Ostende et celles de Marennes, en ajoutant que ces dernières étaient les meilleures de l’Europe.

— N’est-ce pas ? On en mangerait volontiers une cloyère, affourché à quatre amarres dans une auberge, à l’abri d’une bonne bouteille. Eh bien ! je vous aurais montré Marennes, milord, et un peu plus loin, la Tremblade, où l’on élève aussi les huîtres en grand. C’est très plaisant à voir le bassin où les huîtres sont engraissées ! Figurez-vous, milord, une immensité de champs inondés sur les deux rives de l’estuaire de la Seudre ; des fosses partout, ce qu’on appelle des « claires » ; foi de Dieu ! il y en a peut-être bien cinq mille ! Elles sont assez loin de la mer pour que l’eau de la grande tasse ne se renouvelle que de temps à autre, aux époques des nouvelles lunes et des pleines lunes. Il faut du calme à l’huître en sevrage. Les bancs naturels du voisinage donnent des coquillages supérieurs, mais il en faut plus que cela pour le commerce ; alors on en apporte d’Arcachon, des côtes de la Vendée et de la Bretagne, et de l’île d’Oléron, pour les engraisser ; tremblement de Brest ! on en apporte, je crois, de partout ! Elles arrivent en barques, chargées en vrac. Lorsque le voyage dure plus de huit ou dix jours, — dame ! les huîtres aiment l’eau comme moi un boujaron de sec, — on est obligé de les mettre à la mer, pour les faire boire ; puis on les emballe de nouveau, et d’étape en étape, on les amène ainsi jusqu’à destination.

Le pilote dit ensuite comment, vers le mois de septembre, ces huîtres blanches prennent cette couleur verte qui leur vaut l’accès des meilleures tables. Il toucha un mot des huîtres portugaises, auxquelles on préfère généralement les huîtres plates ; et il raconta une curieuse particularité, c’est
— Il gagne, il gagne, murmurait le vieux marin (voir texte).
l’envahissement de nos côtes de l’Atlantique par ces huîtres étrangères. À en croire le père Vent-Debout, il y a dix-huit ou vingt ans, au moment où l’on eut l’idée d’expédier du Portugal en France, à titre d’essai, plusieurs navires chargés d’huîtres, l’un d’eux fit naufrage à l’embouchure de la Gironde, et les huîtres, se retrouvant dans leur élément naturel, se multiplièrent prodigieusement, gagnant de proche en proche au sud et au nord de la Gironde. Actuellement elles tendent sur les côtes à supplanter l’huître plate, même sur leurs bancs naturels. Ces portugaises savent vivre dans des endroits dont ne s’accommodent pas les autres. Sa connaissance du littoral permit au vieux caboteur d’évaluer la production annuelle des huîtres livrées au commerce par Marennes et la Tremblade à environ trente millions, représentant une valeur de plus de deux millions de francs.

Mais l’attention de sir William s’était reportée sur l’île de Ré. Avec sa lorgnette, il découvrait tous les détails du clocher avec flèche à jour de l’église d’Ars. Le père Vent-Debout pensant avoir suffisamment exprimé ses regrets sur l’itinéraire adopté, et à qui il eût coûté de se taire, se mit à parler de l’île. Si elle est presque absolument dépouillée de grands arbres, il n’en a pas toujours été ainsi ; les maisons de plaisance ont disparu, et avec elles les petits bois, les bosquets d’ornement. Ré est une île de travailleurs, quatre fois plus peuplée que le reste de la France, en proportion de son étendue. Son exploitation de la mer lui donne le poisson en abondance, ses marais salants fournissent un sel très recherché par les pêcheurs de morue qui fréquentent l’Islande et Terre-Neuve, enfin un sol qui semblerait rebelle à l’agriculture, produit néanmoins de l’orge, des fruits excellents, des primeurs même et, en abondance, un vin qui ne serait pas mauvais s’il ne conservait un arrière-goût du « sart » ou varech apporté par la mer, et dont les vignerons se serventpour fumer leurs terres.

À l’endroit le plus étroit, au petit isthme de Martray, l’île n’a guère que soixante-dix mètres de rive à rive : d’un côté viennent se briser les lames de la mer Sauvage, de l’autre s’étendent les eaux plus calmes du golfe environné de salines que l’on appelle la mer du Fief, ou le pertuis breton. Par un gros temps, quand on se trouve sur cette étroite langue de terre, il paraît qu’on sent distinctement le sol trembler entre ces deux mers qui essayent de se joindre.

Le baronnet aperçut dans les terrains unis de l’île, régulièrement disposées comme les tentes d’un camp, des pyramides blanches…

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il tout surpris. Ce ne sont pas des troupes ?

— C’est le sel récolté dans les marais, lui répondit l’ancien caboteur ; on le dresse ainsi en tas.

Le yacht contourna l’île, passant au pied de la tour des Baleines, phare superbe élevé à la pointe nord.

— Ahô ! cette phare ? fit le baronnet en donnant à sa question l’accent interrogatif.

— C’est la Baleine, tremblement de Brest ! répondit Vent-Debout.

La Baleine et Chassiron sont les deux phares principaux des pertuis ; les pilotes de ces parages ne jurent que par la Baleine et Chassiron.

Sir William qui, en sa qualité d’Anglais, s’intéressait à la mer et aux rivages plus qu’aux beautés intérieures d’un pays, s’entendit avec Henry Esmond pour que le yacht fût conduit au plus prochain mouillage. Il voulait, disait-il, aller visiter Baleine.

La côte de l’île de Ré est toute déchiquetée. On trouva, non sans quelque peine, un petit havre pour y abriter le yacht ; c’était non loin du phare : on pourrait aller à la Tour de la Baleine grâce au léger canot du yacht.

Les ordres donnés pour l’exécution de ce mouvement interrompirent la conversation engagée depuis un bon moment entre Jean et Barbillon le petit mousse.

— C’est ton nom, ça, Barbillon ? lui avait demandé Jean.

— Mais non, mais non, avait répondu celui-ci sans se fâcher. C’est le père Vent-Debout qui m’appelle ainsi. Je me nomme Étienne Barbeau, et je suis Parisien tout autant que toi… plus que toi peut-être ; car je suis né dans la Cité, et tout le monde sait que c’est là que la capitale a commencé. C’était au temps où Paris s’appelait « Lucrèce », ajouta-t -il en prenant un air capable.

Jean réprima une envie de rire.

— C’est Lutèce que tu veux dire ?

Le petit mousse réfléchit un instant et se borna à répliquer :

— Peut-être bien.

La glace étant ainsi rompue, Jean apprit que ce petit mousse — son aîné d’un an et orphelin comme lui, — était venu habiter Rouen, auprès d’une tante acariâtre ; que là, pouvant enfin donner libre carrière à ses appétits des choses maritimes : canotage, pêche à la ligne, natation, etc., il s’était vu intimer par la dite tante, l’ordre de s’embarquer comme mousse sur un des bateaux à vapeur qui font le trajet de Rouen à la Bouille. Après trois mois d’apprentissage, Étienne Barbeau ennuyé de la navigation en rivière, trouvant une place sur un caboteur, avait pu faire plusieurs voyages du Havre à Calais. C’est dans ce dernier port que le père Vent-Debout l’avait engagé pour le service du Richard Wallace.

— C’est lui, dit encore le mousse, qui de mon nom de Barbeau a fait par moquerie Barbillon, en soutenant qu’en ma qualité de marin d’eau douce je ne valais pas mieux que le fretin de Seine.

— Allons, moussaillon, ici ! se mit à crier le pilote, espèce de hale-bouline ! ah ! fainéant de brigand, de failli gars ! Mousse de malheur ! je vas te retourner la basane de bout en bout comme à une anguille de roche.

Le baronnet interrompit cette litanie d’injures, et le père Vent-Debout donna des ordres précis à Mahurec et à Barbillon pour la mise à l’eau du canot du yacht.

Cette opération était à peine accomplie, que miss Julia et miss Kate apparurent en élégant costume de drap brun, taillé comme un habit de cheval, avec moins d’ampleur, moins de longueur surtout qu’une amazone. De jolis petits chapeaux de matelots, enjolivés d’abondants rubans qui flottaient par derrière, étaient posés coquettementsur leurs beaux cheveux blonds. Ce furent elles qui descendirent les premières dans le canot, où le baronnet prit place avec Jean. Mahurec et le mousse se mirent aux avirons ; le père Vent-Debout tenait le gouvernail.

On se dirigea vers le phare. Le canot devait revenir prendre lady Tavistock, son fils et son gendre.

En moins de quarante minutes les touristes, tous débarqués au pied de la Tour des Baleines, avaient gravi les rochers sur lesquels le phare est édifié et étaient reçus fort poliment par les deux gardiens de service en ce moment-là. Une visite procurait une distraction à ces braves gens au milieu de leur travail patient et dévoué, consistant à nettoyer les réflecteurs, à garnir les lampes, à tout préparer enfin pour cette veillée de nuit qui sera peut-être le salut de bien des vaisseaux.

Tout le monde était monté au phare, même le pilote, même Mahurec ; le canot demeurait sous la garde du petit mousse.

Les phares furent un thème pour le père Vent-Debout ; il parla des feux fixes et des feux à éclipse ; il nomma même quelques phares où se font des essais de lumière électrique. Il les connaissait bien tous les phares des côtes de l’Océan, tremblement de Brest ! depuis Bayonne, Arcachon, le phare de Cordouan qui éclaire l’entrée de la Gironde, les trois phares de l’embouchure de la Loire, et le phare Saint-Mathieu, près de Brest, les phares du cap Fréhel et de Bréhat, au golfe de Saint-Brieuc, et celui de l’île de Bas, et tous ceux de la Bretagne et de la baie de Saint-Malo. Il mentionna encore parmi les phares principaux, ceux du cap de la Hague, de la pointe de Barfleur, du cap de la Hève, près du Havre, de Dieppe, de Saint-Valéry-en-Caux, du cap Gris-Nez, près de Calais…

— Cela n’a pas toujours été ainsi, milords et… mesdames, acheva de dire le vieux marin. Au commencement de ce siècle, nous n’avions pas vingt phares, tant sur l’Océan que sur la Méditerranée ; à cette heure, nous en allumons plus de deux cent cinquante, — en comptant la Corse et l’Algérie. Maintenant la mer est éclairée le soir comme la rue de…

— De Rivoli ? suggéra le petit Parisien.

— Jamais vue !… comme la rue de Paris, au Havre.

Le père Vent-Debout tenait son auditoire. Il en profita pour désigner à l’attention de tous, au nord, le littoral de la Vendée, parfaitement visible, et à droite, tout au fond du pertuis breton, le golfe de l’Aiguillon.

— Là, dit-il, on fait pour les moules ce qu’à Marennes et à la Tremblade on fait pour les huîtres : on les élève, on les biribichonne, — pour les manger, ou plutôt pour les faire manger aux autres : on en vend pour plus d’un million de francs chaque année. La principale exploitation est aux vases d’Esnandes… On m’avait offert d’y aller travailler : ils me croyaient cloué à terre comme un soldat ou un procureur et, qui plus est, sans un denier. Ils pensaient que je ne pourrais me passer de fumer ma pipe et de boire mon boujaron, sans compter qu’il me faut du pain frais, vu que je n’ai plus de dents. Mais… attrape à courir ! Je serais allé m’enterrer vivant dans la boue, jusqu’aux bossoirs… Que le tremblement de Brest emporte les bouchots ! Vous ne savez pas ce que c’est, mesdames, les bouchots ? Ce sont des rangées de palissades sur lesquelles les moules croissent en grappes : Il y en a comme ça, de ces bouchots, sur un espace de quarante kilomètres carrés. Ils sont plantés en triangles, et l’entrée, est en pointe arrangée de manière à retenir dans un filet le poisson qui s’était aventuré là dedans. Le cultivateur — car c’est le mot — va faire sa cueillette d’un bouchot à l’autre au moyen d’un acon, ou pousse-pied ; c’est un bachot sur lequel il s’appuie par un genou, tandis que l’autre jambe plongée dans la vase fait office de gaffe et de gouvernail. Me voyez-vous là dedans, mesdemoiselles ?

— On dirait que la mer devient grosse, observa lady Tavistock.

— Rien à craindre pour notre retour, répondit le « capitaine » Esmond.

— En arrière des bouchots, il y a aussi des marais salants, reprit le père Vent-Debout ; ils mériteraient que je vous en dise un petit mot ; mais ceux que nous avons vus en venant, au bas de la Loire, peuvent vous en donner une idée.

— Père Vent-Debout, il faudrait penser à rejoindre le yacht, interrompit Henry Esmond, sur le ton du commandement.

— Je suis à vos ordres, capitaine.

En un moment toute la compagnie eut descendu l’escalier tournant, et se trouva au pied de la Tour des Baleines.

— Eh bien ? Et le youyou ! s’écria le pilote. — C’est ainsi qu’il désignait le petit canot. — Pas plus de youyou que dans mon écubier ! Et ce Barbillon ? ce moussaillon d’eau douce ? qu’est-il devenu ?

Jean descendit rapidement de roc en roc, jusqu’au bord de la mer. Le père Vent-Debout le suivit tout en maugréant, et le rejoignit assez vite au tournant d’une haute roche.

— Le voilà, là-bas, dit Jean, en montrant le léger canot dans l’écume que faisaient les vagues en courant sur les rochers à fleur d’eau.

— Le failli chien ! s’écria le pilote. Il va noyer le youyou !

— Comment cela, père Vent-Debout ?

— Ne vois-tu pas, mon garçon, qu’il s’est laissé aller sur les platins ? sur les brisants ? ce gibier de grande vergue !… Il ne s’en tirera pas !

Le mousse aperçut le pilote gesticulant d’un air courroucé. Il réunit ses forces pour donner quelques vigoureux coups d’aviron, capables de l’éloigner des récifs ; mais il était épuisé déjà, et il ne réussit pas dans sa tentative.

— Le youyou va se briser, dit le vieux marin, et mon scélérat de Barbillon qui ne sait pas plus nager qu’un galet des grèves n’a plus qu’à poser sa chique.

— Que faut-il faire ? demanda Jean.

— Il faut courir après Mahurec, qui devrait être là, avec nous. Mais j’ai bien vu qu’on lui faisait de l’œil à la Baleine pour lui offrir un doigt de sec. — Là ! il va sur les roches, il y est…! Là c’est fini ! Tout est perdu. Et ce Parisien de malheur avec ! Digue daou ! aïe !… aïe !… V’lan !… Non, il en réchappe ; mais pas pour longtemps.

Barbillon, pris de peur, venait d’abandonner les avirons et, debout, il appelait au secours d’une voix lamentable.

— Courage, Barbillon ! lui cria Jean. Attends un peu, et « souque » ferme !

Le mousse se remit à l’aviron, mais il n’en prit qu’un à deux mains, seule manière d’utiliser le peu de forces qui lui revenaient depuis les encouragements de Jean, compris par lui au geste qui les accompagnait. Mais, de la sorte, le canot tournait sur lui-même. Le mousse, éperdu, donnait quelques coups d’aviron d’un bord, et passait l’aviron à l’autre bord pour recommencer la même manœuvre.

— Ils ont un bateau ceux de la Baleine, observa le pilote ; mais il est justement amarré de l’autre côté de la Tour. Si encore Mahurec songeait à le pousser au large !… Mais il arriverait trop tard.

— Père Vent-Debout, fit Jean avec une remarquable expression de résolution, tendez-moi votre chapeau.

— Que veux-tu faire ? dit le pilote, qui dans son émotion laissa échapper, en se découvrant, la provision de tabac contenue dans la calotte. Il comprit tout de suite l’intention de Jean, lorsque celui-ci déposa dans le chapeau sa montre et son portefeuille, tandis qu’il se déchaussait tout debout, un pied venant au secours de l’autre. Tout cela fut fait en un rien de temps.

— Tu te dévoues inutilement, mon enfant, dit le vieux marin. Non, je te le défends… Il y aura des avaries…

— Père Vent-Debout, je veux vous montrer que les Parisiens ont aussi du bon, cria Jean en s’élançant dans l’eau.

Jean avait toujours su nager — comme les barbets. La mer ne lui faisait pas peur, même au mois de septembre, malgré le mouvement bruyant qu’elle se donnait autour de lui, en rasant les roches basses qu’elle couvrait soudain avec fracas, pour ruisseler aussitôt en nappes écumantes. Quelques brassées le mirent en vue de sir William et des siens qui demeuraient au pied du phare dans une attente anxieuse. Mahurec était avec eux. Tous poussèrent un cri en apercevant le petit Parisien. Ce cri, celui-ci l’entendit ; il se sentit sous l’œil de ses protecteurs et son énergie s’en accrut.

Barbillon avait vu Jean entrer dans la mer pour venir à son secours, et il faisait des efforts désespérés pour lutter contre les lames perfides de la mer Sauvage ; il comprenait qu’avec les forces de son camarade jointes aux siennes, bien que défaillantes, il allait pouvoir se tirer de la situation dangereuse où venait de le mettre un moment d’oubli : le mousse s’était endormi dans le canot et les vagues avaient emporté la frêle embarcation du côté des brisants.

Le père Vent-Debout assistait plein d’émotion au drame qui se passait sous ses yeux. Il voyait Jean se rapprocher du canot, par de vigoureuses brassées, et l’espoir lui revenait. Il cria au jeune garçon des mots d’encouragement que le vent emporta — le vent et le bruit de la mer. — Il gagne… il gagne, murmurait le vieux marin. Il est à moins d’une demi-encâblure.

Un moment après le pilote vit Jean s’approcher avec précaution du canot qui tournoyait, précaution bien nécessaire à prendre car il pouvait recevoir en pleine poitrine une mortelle atteinte.

Le père Vent-Debout suivait d’un œil ardent la stratégie nautique du petit Parisien. Il répétait entre ses dents comme si l’autre pouvait l’entendre : — Hardi, mon gars ! croche-le ! croche-le !

Enfin Jean profita habilement d’un mouvement que fit le canot en venant vers lui ; il s’y cramponna, et sauta dedans avec adresse.

Alors saisissant un des avirons inactifs, il donna l’exemple au pauvre Barbillon à moitié mort de saisissement. Le mousse se remit aussi à l’aviron, et ce qu’il n’avait pas pu faire tout seul ils l’exécutèrent en joignant leurs forces ; ils tournèrent la proue du petit canot vers la haute mer et gagnèrent visiblement le large.

Du haut des rochers, devant l’entrée du phare où se trouvait réunis le baronnet et sa famille, de bruyantes exclamations retentirent, mêlées de battements de mains. Le père Vent-Debout gravit la hauteur, et s’avança vers sir William en tenant à la main le chapeau goudronné — le suroi — où Jean avait déposé son trésor et ses lettres.

— Ça fera un rude gars, milord, lui dit-il ; il risquait sa peau… je n’ai pas pu l’empêcher.

— Aoh ! ce n’était pas la première fois, master Vent-Débô ! s’écria le baronnet.

— Ça se pourrait, fit le vieux marin.

— Je le disais vô ! affirma le baronnet avec un peu d’humeur.

Il eut bien envie de remplacer dans le portefeuille le billet de cinq cents francs par un billet de mille ; mais il se ravisa, non point par avarice, mais bien plutôt par un sentiment de délicatesse — le même sentiment qui l’avait empêché de récompenser le petit Parisien au pic du Sancy.

Si Jean fut fêté, caressé, flatté, lorsqu’il amena le canot au débarcadère du phare, c’est ce qu’on peut imaginer.

— Tu es mon matelot ! lui dit le pilote, en posant sur son épaule une main paternelle. Tu feras un beau garçon tout d’une venue, ajouta-t-il, droit comme un mât de hune, souple comme une drosse de gouvernail.

Puis il tira une gourde de vrai cognac acheté à la Rochelle, et il força Jean à en boire quelques gorgées en lui disant :

— Tu sais, fils, l’eau est froide, et quand on s’est affalé la carcasse durant un demi-quart d’heure dans la mer, un peu de sec ne fait pas de mal.

Barbillon fut, par contre, vertement admonesté par le marin, qui ne parlait de rien moins que de lui envoyer un pare-à-virer ; mais la présence de sir William le contint. Il se borna aux paroles menaçantes :
Sir Willam avait tenu à voir les marais salants (voir texte).

— Tâche de t’orienter à ne pas faire d’embardées, lui dit-il, et à ne tomber jamais sous mon écoute !

Une heure après tout le monde se trouvait de nouveau à bord du yacht, et sir William, après s’être concerté avec le père Vent-Debout, décida qu’on s’en irait coucher aux Sables-d’Olonne, sur la côte vendéenne qui se dessinait très nettement en face.