Le catholicisme en Corée, son origine et ses progrès/2

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DEUXIÈME PARTIE
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PERSÉCUTIONS SANGLANTES — NOMBREUX MARTYRS

§ I. — ÉRECTION DE LA CORÉE EN VICARIAT APOSTOLIQUE (1831) PERSÉCUTIONS DE 1839 et 1846.

LA SOCIÉTÉ DES MISSIONS ÉTRANGÈRES DE PARIS SE VOIT CONFIER LE VICARIAT APOSTOLIQUE DE CORÉE.
MONSEIGNEUR BRUGUIÈRE, Premier Vicaire Apostolique de Corée

La Congrégation de la Propagande, saisie par le Souverain Pontife de la demande des chrétiens coréens, s’adressa à la Société des Missions Étrangères de Paris. Après de longs pourparlers, le Vicariat Apostolique de Corée fut créé, et Mgr. Bruguière, alors Évêque-Coadjuteur au Siam, fut placé à sa tête (9 Septembre 1831). Un an plus tard, celui-ci se mit en route pour sa nouvelle mission, qu’il pensait atteindre en traversant la Chine. M. Maubant, jeune missionnaire désigné d’abord pour le Sutchuen, lui fut adjoint. On lui avait adjoint aussi un prêtre chinois, le Père Ryou Pacifique, ancien étudiant du collège de la Propagande. Ce dernier, devançant son évêque, réussit à pénétrer en Corée en 1834.

À cette époque, impossible à deux européens de voyager ensemble dans l’intérieur de la Chine, aussi Mgr. Bruguière et le P. Maubant durent-ils prendre chacun une route différente, se donnant rendez-vous en Tartarie. Monsieur Maubant, d’une imperturbable audace et d’un sang-froid admirable, arriva le premier, ayant même réussi à entrer en plein jour à Pékin sans diplôme impérial : ce qui ne s’était pas vu pour un européen depuis plusieurs siècles. Mgr. Bruguière mit deux ans et plus pour aller retrouver son compagnon d’apostolat à Sivang, en Tartarie. Là, durant un an, ils préparèrent ensemble leur entrée en Corée : ce ne fut pas sans difficultés, car les guides que de Séoul on avait envoyé pour les chercher, semblaient plutôt entraver leur projet, essayant de les persuader que la présence de missionnaires européens était pour le moment trop dangereuse en Corée. En réalité, on le sut plus tard, c’était le P. Ryou Pacifique lui-même, qui cherchait à empêcher leur entrée. Il espérait ainsi s’assurer à lui-même la direction de la Mission : pour ce faire, il comptait envoyer en Chine de jeunes chrétiens coréens qu’il aurait fait étudier et ordonner prêtres. Pour lui, il se serait contenté de se ranger sous la juridiction lointaine de l’évêque de Pékin. Mgr. Bruguière, devant la résistance inexplicable de ses guides qui se gardaient bien de dévoiler toutes ces raisons, ne réussit à faire admettre sa décision qu’en les menaçant de l’excommunication. Devant la menace, ceux-ci se soumirent et l’évêque, le 7 Octobre 1835, put enfin se mettre en route pour gagner la frontière coréenne, qu’il avait décidé de franchir le premier. Hélas ! le courrier, qui devait apporter à M. Maubant la nouvelle de l’entrée de l’évêque en Corée, vint, quelques semaines après, apporter l’annonce de sa mort. Mgr. Bruguière, arrivé le 20 Octobre au village chrétien de Pie-li-keou (Mongolie), était subitement tombé malade, et une heure après, il était mort, assisté d’un prêtre chinois. Ainsi, comme un autre Moyse, le premier Vicaire Apostolique de Corée expirait sur les confins de la terre promise, n’ayant pu y mettre les pieds.


ENTRÉE EN CORÉE DU PÈRE MAUBANT. — Aussitôt qu’il reçut l’annonce de la mort de son Vicaire Apostolique, M. Maubant se mit en chemin, alla rendre les derniers honneurs à son évêque et de suite poursuivit sa route pour se présenter à temps voulu à la frontière coréenne ; il voulait en effet profiter des rigueurs de l’hiver pour traverser plus facilement le fleuve Yalou, qui était gelé à cette époque de l’année. Tout réussit comme il le désirait : Revêtu du costume de deuil coréen, il put, à la faveur de ce déguisement, surmonter des obstacles sans nombre et gagner enfin la capitale, où il arriva en Janvier 1836, pour y rencontrer le Père Ryou. De suite, il se donna avec ardeur au saint ministère. Ne connaissant pas encore la langue, il conseillait à ceux qui savaient le chinois, d’écrire leur confession, et à ceux qui ne le savaient pas, de la faire écrire par d’autres ou de se servir d’interprète. Bientôt, d’ailleurs, il composa un examen de conscience en chinois, le fit traduire en coréen et l’étudia par cœur. Dès lors, il n’eut plus un moment de liberté, d’autant plus que le P. Ryou, qui aurait dû l’aider, était au contraire un obstacle à son dévouement. Celui-ci, en effet, depuis son arrivée à Séoul, avait refusé d’apprendre la langue coréenne, rendant ainsi impossible la réception des sacrements à de nombreux fidèles, s’enfermant à la capitale, sans vouloir faire l’administration des chrétiens de province et abusant même de son ministère pour battre monnaie. M. Maubant ne tarda pas à être mis au courant de tous ces faits, et comprit alors pourquoi le prêtre chinois avait eu tant d’intérêt à ce que les missionnaires européens ne pussent venir le rejoindre. Après avoir inutilement employé les voies de la douceur pour remettre son compagnon dans la bonne voie, il dut, en qualité de Supérieur de la Mission, se résoudre à le renvoyer en Chine. Justement il s’agissait de faire entrer en Corée un nouveau missionnaire, le Père Chastan, qui depuis longtemps déjà avait été désigné pour cette mission. Aussi les courriers qui, à la fin de 1836, furent chargés d’aller à la frontière chercher le missionnaire, reconduisirent en même temps le prêtre chinois. Ils emmenaient aussi trois jeunes coréens, en qui le P. Maubant avait cru discerner de bonnes dispositions pour l’état ecclésiastique, et qu’il envoyait à Macao faire leurs études. Nous aurons occasion de reparler plus loin de ces prémices du clergé indigène en Corée.


Costume de deuil sous lequel les missionnaires ont voyagé en Corée de 1836 à 1890


ENTRÉE EN CORÉE DU PÈRE CHASTAN. — Le Père Chastan, fidèle au rendez-vous, arriva à la frontière le jour de Noël 1836, et, trois jours après, les courriers coréens arrivèrent de leur côté. « Pourrez-vous marcher comme un pauvre homme, avec un paquet sur le dos », lui demandèrent-ils. — « Certainement, répondit-il, d’autant que je ne suis pas fort riche ». On se mit donc en route le 31 Décembre à minuit. Le fleuve Yalou fut franchi sur la glace, à la faveur d’une nuit obscure, et la terrible douane fut évitée. Quinze jours après, les deux missionnaires avaient le bonheur de s’embrasser à Séoul. Après qu’ils eurent consacré quelque temps à l’étude de la langue coréenne, et que le Père Maubant se fut rétabli d’une maladie qui l’avait mis à deux doigts de la tombe, ils commencèrent la visite de toutes les chrétientés, les organisant, nommant des catéchistes, donnant des règles pour les baptêmes, les mariages, les enterrements, les réunions des dimanches et fêtes.


Porte septentrionale de Euitjyou.
(à droite, la poterne par où s’introduisirent secrètement les missionnaires pour éviter les satellites.)


Mgr. IMBERT. deuxième VICAIRE APOSTOLIQUE DE CORÉE. — Au milieu de ces travaux, auxquels leurs forces réunies pouvaient à peine suffire, les deux missionnaires reçurent du secours au moment où ils pouvaient le moins s’y attendre. Le 18 Décembre, vers minuit, la terre coréenne fut foulée pour la première fois par le pied d’un évêque. C’était l’ange que le Seigneur Jésus envoyait à l’église de Corée, en la personne de Mgr. Imbert, Évêque de Capse. En effet, si tôt connue la mort de Mgr. Bruguière, les Supérieurs de la Société, désireux de trouver le successeur le plus apte à recueillir la succession du défunt, avaient jeté les yeux sur le Père Imbert, missionnaire au Sutchuen depuis douze ans. Le Saint Siège avait approuvé le choix, et le 14 Mai 1837, il avait été sacré par Mgr. Fontana, Vicaire Apostolique du Sutchuen. Sans perdre de temps, il s’était mis en route pour sa nouvelle mission, comptant bien rencontrer des courriers chrétiens parmi les gens de la suite de l’ambassade coréenne annuelle. Il ne s’était pas trompé, car, arrivé vers le milieu de Décembre à la frontière, il avait vu le soir même les courriers. Comme les Missionnaires, il prit les vêtements de deuil, dont la forme particulière dissimulait même le visage, traversa le Yalou sur la glace pendant la nuit, et le soir du premier Janvier 1838, il était à Séoul où il rencontra le Père Maubant. Le Père Chastan parcourait alors les provinces méridionales et ce ne fut qu’au mois de Mai qu’il put voir son évêque. Après trois mois consacrés à l’étude de la langue, Mgr. Imbert fut en état de commencer son apostolat. À la fin de l’année, 2 000 adultes avaient été baptisés, l’église de Corée renaissait à une nouvelle vie. À l’arrivée du P. Maubant, elle ne comptait que six mille fidèles, à la fin de 1838, leur nombre avait atteint neuf mille.


PERSÉCUTION DE 1839. — Au commencement de 1839, de beaux jours semblaient donc se lever pour les missionnaires. Hélas ! sans qu’on ait pu le prévoir, la persécution éclata tout d’un coup, plus furieuse que jamais. La démission du premier régent du royaume, la nomination, comme premier ministre, d’un ennemi acharné du nom chrétien, suffirent pour faire disparaître toutes les espérances. À la fin du mois de Janvier, Mgr. Imbert, ayant appris l’arrestation de trois familles chrétiennes, s’empresse de terminer sa tournée, et revient à la capitale, où un millier de chrétiens l’attendaient pour recevoir les sacrements. Malgré la défense de l’évêque, les chrétiens eurent le tort de se réunir en trop grand nombre à la fois, et puis, il y eut parmi eux des traîtres assez vils pour vendre leurs frères. La maison, où avait lien la réunion, fut cernée un soir par les satellites ; ailleurs aussi en ville, il y eut plusieurs arrestations, on réussit même à s’emparer des ornements épiscopaux. Dès lors, les poursuites et arrestations se succédèrent, et les prisons regorgèrent de chrétiens. Sur un rapport plein de haine du premier ministre, la régente de répondre : « Si les chrétiens pullulent de nouveau dans le royaume, c’est parce qu’ils n’ont pas été complètement exterminés en 1801. Il ne suffit pas de couper les mauvaises herbes, il faut en arracher les racines ».


ARRESTATION DE Mgr. IMBERT. — Cette déclaration royale ne fit qu’augmenter l’ardeur des ennemis des chrétiens. Bientôt quarante d’entre eux furent condamnés à mort. On n’osa pas, il est vrai, en venir à l’exécution totale de la sentence. Il arriva même qu’en Juin, la persécution sembla un moment faiblir, mais en Juillet, un nouveau décret vint la rallumer, et les exécutions se suivirent de plus en plus nombreuses. Mgr. Imbert, qui avait profité de l’accalmie relative pour gagner la province et visiter les chrétiens, appela à lui ses deux missionnaires. Réunis le 29 Juillet, ils tinrent conseil, et ils décidèrent de se tenir cachés jusqu’à ce que l’Évêque en décidât autrement. Ils ne devaient plus se rencontrer qu’en prison. Depuis quelque temps, en effet, la cachette de l’Évêque avait fini par être connue d’un traître. Le 10 Août, fête de St Laurent, son patron, Mgr. Imbert, qui avait été découvert par ce faux frère, comprit que c’était le moment de faire le sacrifice de sa vie. Il célébra pour la dernière fois la Sainte Messe, et sortit pour aller se livrer aux satellites qu’il savait être à l’attendre non loin de là. Il fut immédiatement arrêté et conduit à Séoul, où il eut à subir divers tourments.


ARRESTATION DES PP. MAUBANT ET CHASTAN.Mgr. Imbert pensant alors qu’il suffirait, pour épargner les fidèles, que les deux missionnaires se livrent, leur écrivit le billet suivant : « Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis ; si donc vous n’êtes pas encore partis en barque, venez avec l’envoyé Son kyei-tchyang. » C’était le nom du chef de satellites, chargé de la capture des missionnaires. Le Père Maubant, que le Père Chastan venait de quitter, fut seul à recevoir la communication du Vicaire Apostolique. Il expédia donc aussitôt un mot à son compagnon, l’invitant à revenir au plus tôt, et en même temps, il écrivit en ces termes au chef de satellites : « Ra sin-pou (le Père spirituel Ra, nom coréen et chinois du Père Maubant) fait savoir à Son kyei-tchyang qu’il ne peut se rendre de suite à Palkeimori, où il est attendu, parce que Tjyeng sinpu (le père spirituel Tjyeng, c’est ainsi qu’on désignait en coréen le Père Chastan) est à présent loin d’ici. Nous nous y rendrons ensemble dans une dizaine de jours. Je désire que ton cœur change et qu’après ta mort, tu trouves l’heureux séjour. » Le Père Chastan se hâta de rejoindre le Père Maubant ; ensemble ils écrivirent aux chrétiens, au Cardinal Préfet de la Propagande et aux membres de la Société des Missions Étrangères. Il serait trop long de citer toutes ces lettres ; qu’il suffise de donner ici le texte de celle adressée à leurs confrères. Ces quelques lignes d’adieu respirent une telle générosité, qu’elles remplissent d’admiration tous ceux qui les lisent.


« Corée, 6 Septembre 1839. »
JMJ
Messeigneurs, Messieurs et chers Confrères.

« La divine Providence qui nous avait conduit, à travers tant d’obstacles, dans cette mission, permet que la paix dont nous jouissions, soit troublée par une cruelle persécution. Le tableau qu’en a tracé Mgr. Imbert avant son entrée en prison, et qui vous sera envoyé avec ces lettres, vous en fera connaître la cause, la suite et les effets. Aujourd’hui 6 Septembre, est arrivé un second ordre de Monseigneur de nous présenter au martyre. Nous avons la consolation de partir après avoir célébré une dernière fois le Saint Sacrifice. Qu’il est consolant de pouvoir dire avec Saint Grégoire : Unum ad palmam iter, pro Christo mortem appeto. (Il n’est pour moi qu’un chemin vers la palme, je désire la mort pour le Christ.) Si nous avons le bonheur d’obtenir cette belle palme « quæ dicitur suavis ad gustum, umbrosa ad requiem, honorabilis ad triumphum (que l’on dit suave au goût, ombreuse pour le repos, honorable pour le triomphe) ; rendez en pour nous mille actions de grâces à la divine bonté, et ne manquez pas d’envoyer au secours de nos pauvres néophytes, qui vont de nouveau se trouver orphelins. Pour encourager nos chers confrères, qui sont destinés à venir nous remplacer, nous avons l’honneur de leur annoncer que le premier ministre Ri, actuellement grand persécuteur, a fait faire trois grands sabres pour couper des têtes. Si quelque chose pouvait diminuer la joie que nous éprouvons à ce moment du départ, ce serait de quitter ces fervents néophytes que nous avons eu le bonheur d’administrer pendant trois ans, et qui nous aiment comme les Galates aimaient Saint Paul. Mais nous allons à une trop grande fête, pour qu’il soit permis de laisser entrer dans nos cœurs des sentiments de tristesse. Nous avons l’honneur de recommander ces chers néophytes à votre ardente charité.

Agréez nos humbles adieux, etc. etc.
« Jacques-Honoré CHASTAN, Pierre-Philippe MAUBANT »


Après avoir ainsi tout disposé, les missionnaires allèrent se livrer aux satellites, qui les attendaient à une lieue de là.


MARTYRE DES TROIS MISSIONNAIRES. — Ces deux Prêtres furent immédiatement conduits à Séoul, et le lendemain de leur réunion avec Mgr. Imbert, ils comparaissaient devant les juges. Trois jours de suite les interrogatoires et les supplices se succédèrent. Ne pouvant obtenir d’eux le nom de leurs fidèles, les juges les firent transférer dans une autre prison ; de nouveau pendant trois jours, les premiers ministres du royaume leur firent subir la question, et enfin les condamnèrent à mort. Le 21 Septembre fut le jour de leur triomphe. Ce jour-là, fête de St. Mathieu, on les conduisit au supplice sur des chaises à porteur, les mains liées derrière le dos, au milieu d’un cortège de plus de cent soldats. C’était le cérémonial réservé pour l’exécution des grands criminels. À l’endroit fixé pour le supplice, à une lieue de Séoul sur les bords du fleuve Hankang, on avait planté un pieu au sommet duquel flottait un étendard, portant la sentence des condamnés. À peine arrivés, ils sont dépouillés de leurs vêtements ; on ne leur laisse que leur pantalon. Puis les soldats leur attachent les mains devant la poitrine, leur passant sous les bras de longs bâtons, leur enfoncent deux flèches de haut en bas à travers les oreilles et, leur jetant de l’eau au visage, les saupoudrent d’une poignée de chaux. Ensuite, six hommes, saisissant les bâtons, font faire trois fois aux martyrs le tour de la place, pour les livrer aux dérisions et aux grossières moqueries de la foule. Enfin on les fait mettre à genoux, et une douzaine de soldats courent autour d’eux, le sabre au poing, simulant un combat, et leur déchargent, en passant, chacun un coup de sabre.

Le premier coup que reçut M. Chastan n’ayant fait qu’effleurer l’épaule, il se leva instinctivement et retomba aussitôt à genoux. Mgr. Imbert et M. Maubant restèrent immobiles. Les têtes ayant été abattues, un soldat les posa sur une planche, et les présenta au mandarin, qui partit de suite pour donner à la cour avis de l’exécution. Ainsi moururent ces trois courageux apôtres de Jésus-Christ. En 1857, le 23 Septembre, Pie IX, de sainte mémoire, les déclara Vénérables en même temps que soixante-dix-neuf coréens. Leur cause est actuellement à Rome et tout fait espérer que, dans un avenir prochain, nous verrons leurs noms inscrits parmi les Bienheureux.


ÉDIT ROYAL CONTRE LA RELIGION CATHOLIQUE.
(24 Novembre 1839)

La persécution de 1839 eut un caractère général, et nombreux furent les martyrs à Séoul et dans les diverses provinces du royaume. Toutefois, à la fin, l’opinion publique commença à se préoccuper de ces exécutions multiples. L’on commençait à plaindre les innocentes victimes de ces boucheries. Le gouvernement coréen fit alors ce que font tous les persécuteurs, il appela le mensonge en aide à la force, et bientôt parut une proclamation royale contre les chrétiens, proclamation qui fut répandue partout en chinois et en coréen. C’est une production étrange, dans le genre de la proclamation de 1801, qui déclare la religion chrétienne, une religion exécrable et perverse ; accusant les catholiques de tous les crimes, le roi déclare pour finir qu’en sa qualité de « père du peuple, » il est tenu de combattre l’erreur par tous les moyens possibles, et de mettre à mort ses propagateurs et ses chefs.


Mgr. FERRÉOL, TROISIÈME VICAIRE APOSTOLIQUE. — La persécution qui continua à sévir jusqu’au mois de Février 1840, et puis peu à peu se calma, avait été générale par toute la Corée : les fidèles se trouvaient dispersés et réduits à la misère. Mais les ennemis de la religion chrétienne s’étaient trompés, s’ils avaient espéré la voir disparaître. Ce fut le contraire qui arriva. La doctrine évangélique fut répandue par tout le royaume. Dans les villes et les montagnes les plus reculées, du premier ministre au dernier des geôliers, tous entendirent exposer les dogmes principaux de la religion catholique ; la semence divine fut portée par la tempête aux quatre coins du ciel, et qui pourra jamais dire en combien d’âmes cette semence produisit des fruits de salut. En tout cas, c’est un fait constaté par les missionnaires : à partir de cette persécution, on cessa de mépriser les chrétiens. L’hostilité du gouvernement ne fut pas supprimée, mais l’opinion publique rendit justice à la charité, à la patience, à la bonne foi, au courage, à toutes les vertus dont nos confesseurs donnèrent alors de si beaux exemples. D’ailleurs, pour remplacer les apôtres tombés sous le glaive du bourreau, de nouveaux missionnaires accoururent. C’est d’abord le Père Ferréol qui était déjà en route pour la Corée, avant d’avoir reçu la nouvelle de la persécution. Parti de Bordeaux en Mai 1839, il était arrivé en Tartarie, à Sivang, en fin d’année 1840. C’est là qu’il commença à avoir des inquiétudes sur le sort des missionnaires et des chrétiens coréens. Car, contrairement à ce qui se passait chaque année, on n’avait reçu aucune nouvelle de la mission, aucun courrier chrétien n’était venu à Pékin, personne n’avait paru à la frontière. Deux ans durant, il essaya en vain de se mettre en rapport avec les coréens. Ce n’est pas que, de leur côté, ceux-ci n’aient rien tenté pour faire connaître à l’extérieur la situation de leur église, mais deux fois de suite leur expédition n’avait pas réussi, et ce ne fut qu’à la fin de 1842 qu’un troisième courrier plus heureux réussit à s’aboucher avec un envoyé de Mgr. Ferréol. Celui-ci, en effet, venait d’être nommé successeur de Mgr. Imbert, dont le martyre avait fini par être connu à Pékin et à Rome.


Vénérable André Kim,
prêtre coréen et martyr (1821-1846).
(Photographie d’une peinture à l’huile, faite par un peintre coréen, Tjyang Louis, en l’année 1920.)


KIM ANDRÉ, PREMIER PRÊTRE CORÉEN. — Celui qui avait eu la chance de renouer des relations avec la Corée, avait nom Kim André : il n’était autre qu’un des trois jeunes gens, qui jadis, sur l’ordre du Père Maubant, étaient allés à Macao faire leurs études. Sur les trois, l’un était mort depuis longtemps. Les deux autres, déjà très avancés dans leurs cours, étaient venus, en même temps qu’un nouveau missionnaire, le Père Maistre, rejoindre Mgr. Ferréol. Celui-ci, en apprenant la misère dans laquelle était plongée l’église coréenne, n’eut plus qu’un désir : se faire sacrer et aller de suite consoler ses pauvres chrétiens. Malheureusement des difficultés de toute sorte ne lui permirent de recevoir l’onction épiscopale que le 31 Décembre 1843, et il lui faudra ensuite attendre jusqu’en 1845 pour mettre les pieds sur le territoire confié à son zèle apostolique. Durant tout ce temps, ce fut le courageux séminariste Kim André, qui fut chargé à plusieurs reprises par son évêque de rechercher le moyen de pénétrer dans la péninsule. L’entrée par le Yalou était devenue de plus en plus périlleuse, car le gouvernement coréen était sur ses gardes et faisait redoubler de vigilance les gardes des frontières. D’autre part, les chrétiens, rendus plus craintifs par la persécution, s’exagéraient les difficultés de l’entreprise. Le courageux jeune homme, cherchant une autre porte d’entrée pour pénétrer dans son pays, parcourut les plaines glacées de la Mandchourie, arriva sur la frontière, à Hountchyoun, dans le nord de la Corée, non loin de la mer du Japon. Il rencontra dans cette ville à l’époque de la foire annuelle plusieurs coréens catholiques, et il fut convenu avec eux que Mgr. Ferréol se trouverait l’année suivante (1845) en face du Yalou, afin d’entrer à la suite de l’ambassade. L’évêque fut exact au rendez-vous, mais les chrétiens lui déclarèrent que son entrée était pour le moment impossible. Ils consentirent du moins à essayer d’introduire André Kim. Celui-ci, s’il parvenait à pénétrer dans le pays, devait chercher à établir des relations par mer avec la Chine. Telle était la consigne donnée par l’évêque. Ayant réussi dans son aventureuse entreprise, André Kim gagna Séoul, se rendit compte de l’état de la Mission, acheta une barque, puis accompagné de onze chrétiens, et muni d’une simple boussole, sans dire à son équipage où il le conduisait, il se dirigea vers Shanghai, où il aborda au bout de trois semaines de navigation. Grâce à sa connaissance du français, il se fait reconnaître, et Mgr. Ferréol accourt aussitôt avec un jeune missionnaire, le Père Daveluy. Quelques jours après leur arrivée, une touchante cérémonie fut célébrée dans une petite chrétienté près de Shanghai. Le 17 Août 1845, Mgr. Ferréol éleva au sacerdoce l’intrépide André Kim, qui précédemment avait reçu le diaconat en Mandchourie. Le premier Septembre, le nouveau prêtre remonta sur sa barque, prit secrètement à bord son évêque et le Père Daveluy, et fit voile vers la Corée. Après un long et périlleux voyage, le débarquement put se faire sans incident près de Kang-kyeng-ri, village situé aux confins du Tchyoung-tchyeng-to et du Tjyen-la-to. Cette région qui se trouve au sud de la capitale, est maintenant remplie de chrétientés nombreuses et ferventes.


Napaoui
(La barque d’André Kim, introduisant en Corée Mgr. Ferréol et le Père Daveluy, longea ce village, maintenant entièrement chrétien, le 12 Octobre 1845.)


MARTYRE DU PÈRE KIM ANDRÉ.Mgr. Ferréol n’eut qu’une hâte, ce fut de gagner Séoul, d’examiner la situation et de tout préparer pour l’entrée du Père Maistre qu’il avait laissé en Mandchourie en compagnie de l’autre séminariste, le diacre Thomas Tchoi. Ce fut encore Kim André qui fut chargé de cette mission de confiance. Malheureusement à peine le jeune prêtre avait-il commencé à s’aboucher avec des chinois, qui faisaient la pêche sur les côtes de Corée, qu’il fut arrêté. Pas un instant son courage ne se démentit. Un moment, il espéra bien se faire passer pour chinois, mais il ne tarda pas à se rendre compte qu’il était entièrement découvert. Il répondit alors avec fierté à tous les interrogatoires, déclarant hautement sa qualité de chrétien et de prêtre, et raconta sa vie entière. Sa grandeur d’âme et son intelligence séduisirent les ministres eux-mêmes qui prièrent le Roi de lui conserver la vie. Celui-ci était sur le point d’accorder la grâce demandée, lorsqu’il reçut une lettre de l’Amiral français Cécile, qui venait demander aux Coréens raison du meurtre des trois missionnaires en 1839. Le Roi voyant les chrétiens soutenus par les étrangers, entra dans une violente colère, changea de sentiment et donna l’ordre de frapper tous les prisonniers chrétiens, de relaxer ceux qui apostasieraient et de mettre immédiatement à mort ceux qui resteraient fidèles à leur foi. André Kim garda jusqu’au bout son invincible fermeté, et fut décapité le 16 Septembre. Pendant les préparatifs du supplice, André parlait avec ses bourreaux : « De cette manière, suis-je placé comme il le faut ? » leur disait-il. « Pouvez-vous frapper à votre aise ? » — Tournez-vous un peu, voilà qui est bien. — « Frappez, je suis prêt. » Et la tête du jeune prêtre roula sur le sol. Pie IX l’a déclaré vénérable en 1857, en même temps que Mgr. Imbert et ses compagnons. Le corps du premier prêtre coréen martyr repose maintenant dans la chapelle du Séminaire de Ryongsan, près de Séoul.


Chapelle du Séminaire de Ryong-San
(Dans cette chapelle, bâtie en vue du champ d’exécution des martyrs, se trouvent les restes du Vén. André Kim.)



§ II. — TRAVAUX DES MISSIONNAIRES (1847-1866)

LA PERSÉCUTION DE 1866 et années suivantes.

MORT DE Mgr. FERRÉOL. (1853) — L’Amiral Cécile, dans sa lettre au Roi de Corée, avait annoncé que des navires français viendraient chercher la réponse l’année suivante. En 1847, la frégate « La Gloire » et la corvette « La Victoire » se présentèrent sur les côtes coréennes, il y avait à bord le Père Maistre et le diacre Thomas Tchoi. Tout à coup, alors que rien n’annonçait la présence d’un danger, les 2 navires touchèrent à la fois, et il fut impossible de les remettre à flot ; les marins dûrent débarquer sur une île voisine, et attendre le retour de la chaloupe envoyée à Shanghai pour trouver des moyens de sauvetage. Bientôt des navires anglais arrivèrent, et il fallut réembarquer sans obtenir aucun résultat. Le P. Maistre ne put même pas gagner en cachette le continent coréen. En 1849, nouvelle tentative du missionnaire et du diacre : cette fois, c’est par barque qu’ils essaient de pénétrer en Corée. Hélas ! ils durent rebrousser chemin. Retourné à Shanghai, Tchoi Thomas fut ordonné prêtre, le dimanche de la Quasimodo, et au mois de Mai, le P. Maistre avec le nouveau prêtre gagna la Mandchourie, espérant cette fois entrer par le Yalou. Mais les guides coréens refusèrent d’introduire le missionnaire : seul le P. Tchoi put les accompagner et ainsi gagna Séoul. Le P. Maistre eût pu se décourager, lui qui frappait depuis 10 ans à la porte de sa mission. Il n’en fut rien. Au printemps 1851, nouvelle expédition par mer : elle ne réussit pas. Enfin dans une tentative renouvelée bientôt, il fut plus heureux. Cette fois ce fut un jésuite du Kiang-nan, le Père Hélot, qui mit sa science nautique au service de son confrère, et réussit à le déposer sur la terre coréenne, huit jours après avoir quitté Shanghai sur une simple barque chinoise dont tous les matelots étaient païens. Quinze jours après son débarquement, le P. Maistre eut le bonheur de rencontrer son évêque et le P. Daveluy. Mais revenons un peu en arrière. Ceux-ci, dès le 2 Novembre 1846, avaient érigé l’Archiconfrérie du S. Cœur Immaculé de Marie, sous le patronage de laquelle la Corée avait déjà été placée par le Saint Siège. Une fois cimentée cette nouvelle alliance avec Marie, l’évêque et le Père Daveluy avaient repris la visite des chrétientés, pour l’administration annuelle des sacrements. Tous deux avaient une santé médiocre, et l’on se demande comment ils purent réussir à faire face à tant de labeur. L’arrivée du P. Tchoi avait été pour eux d’un grand secours, d’autant que le nouveau prêtre était arrivé, au moment où tous deux à la fois étaient tombés gravement malades.

Le missionnaire avait pu se remettre sur pied, mais il n’en était pas de même de Mgr. Ferréol, qui moins que personne ne savait s’épargner, et dont la santé désormais ne fit chaque jour que décliner. D’autre part le nombre des chrétiens ne faisait qu’augmenter et atteignait 13 000. Aussi combien l’arrivée du P. Maistre avait été désirée. Hélas ! quand le missionnaire tant attendu arriva, la joie de sa rencontre fut bien diminuée : l’évêque était irrémédiablement condamné par la maladie, et ne pouvait plus sortir de sa chambre. En vain le P. Daveluy et le P. Maistre firent une neuvaine à la Vierge Immaculée. La divine Providence en avait décidé autrement, et le 3 Février 1853, le vénéré malade rendit son âme au bon Dieu. Il avait seulement 45 ans. La même année, un nouveau deuil vint attrister la Mission pourtant si éprouvée. Ce fut le P. Jansou, qui, à peine débarqué, tomba malade et mourut le 18 Juin.


Mgr. BERNEUX, 4ème VICAIRE APOSTOLIQUE. (1855) — Il était temps que de nouveaux missionnaires arrivassent pour aider ces trois prêtres qui succombaient sous le poids du travail. En 1855, la Corée apprit qu’elle avait un nouveau pasteur. C’était Mgr. Berneux. Parti de France en 1840, il avait abordé l’année suivante au Tonkin où sévissait une cruelle persécution. Trois mois à peine après son arrivée, il est pris, conduit à Hué, et condamné à mort avec quatre autres missionnaires. Délivré heureusement par l’intervention du Commandant Favin-Lévêque, mais ne pouvant plus séjourner en Annam, il avait opté pour la Mandchourie où il était parvenu en 1844. Il y travaillait depuis 11 ans avec grand zèle et succès, et venait d’être nommé Évêque Coadjuteur du Vicaire Apostolique de Leao-tong, quand de nouvelles Bulles lui arrivèrent, lui donnant la succession de Mgr. Ferréol. Vite il gagna Shanghai, où il fut rejoint par deux jeunes missionnaires, les PP. Pourthié et Petitnicolas, et au printemps 1856, tous trois abordent en Corée par mer, et gagnent la capitale. Mgr. Berneux commença par payer son tribut à la maladie, mais bientôt en convalescence, il se mit à administrer les chrétiens de la capitale, tandis que les Missionnaires visitaient les chrétientés éloignées. De nombreux infidèles se convertirent et furent pour le nouvel Évêque un sujet de consolation et de grandes espérances.


Chapelle d’un village coréen chrétien


Mgr. DAVELUY sacré COADJUTEUR. (1856) — Étant donnée la situation tout à fait spéciale de l’Église de Corée, Mgr. Berneux avait reçu du Saint Siège la faculté de se choisir et de consacrer un Coadjuteur, sans avoir à faire ratifier préalablement le choix par Rome. En 1856, il appela à cette dignité le Père Daveluy, qui depuis onze ans travaillait dans cette mission. C’est à Séoul, dans la nuit de la fête de l’Annonciation, qu’il reçut la consécration épiscopale, dans une petite chambre de quelques mètres carrés, en présence des missionnaires et d’un petit nombre de chrétiens ; les trois jours suivants, ils célébrèrent un Synode, où furent décidées les mesures les plus appropriées pour propager la religion. Ils étaient sur le point de se séparer, quand arriva à l’improviste le Père Féron, un nouveau missionnaire. L’évêque lui avait écrit qu’aucune occasion favorable ne se présentait actuellement pour le faire pénétrer en Corée et, qu’en conséquence, il fallait attendre. Le missionnaire, avant que cette lettre ne parvienne à destination, s’était déjà mis en route à bord d’une jonque chinoise, et avait eu la chance inespérée de rencontrer dans les eaux coréennes une barque dont tous les matelots étaient chrétiens. Ceux-ci l’avaient pris avec eux et lui avaient facilité l’entrée dans le pays. Vraiment la Providence était avec ses ouvriers.


ANNÉES DE TRAVAUX FÉCONDS ET D’ÉPREUVES NOMBREUSES (1857-1863)

Les missionnaires, accrus en nombre, se partagèrent la besogne avec plus de courage. Mgr. Berneux, malgré ses forces qui diminuaient de jour en jour, garda pour lui le district de la capitale auquel il ajouta la visite annuelle de soixante chrétientés des environs. D’une grande activité, il suffisait seul à ce qui eut occupé trois ou quatre missionnaires, il avait le district le plus vaste, une correspondance très étendue avec ses prêtres et les chrétiens, il était le consulteur universel, le procureur de la mission, il donnait un temps considérable à la prière, et néanmoins, quand un missionnaire allait le voir, il semblait n’avoir rien à faire que de l’écouter, de s’occuper de lui, de le recréer par sa conversation pleine d’esprit et d’amabilité. Son Coadjuteur, Mgr. Daveluy, donnait les derniers soins à la publication de divers ouvrages importants pour l’instruction des néophytes. Entouré de livres, de traducteurs et de copistes, compulsant des manuscrits précieux et consultant la tradition orale, il put recueillir des documents du plus haut intérêt sur les martyrs et la plupart des confesseurs de la foi.

Un séminaire avait été institué, à la tête duquel fut mis le Père Pourthié, qui dans les courts moments que lui laissait le soin des séminaristes, continua le grand dictionnaire commencé par Mgr. Daveluy. Durant ce temps, le P. Petitnicolas, devenu après un court séjour en district son collègue au séminaire, s’occupait de la chrétienté voisine, et M. Féron faisait ailleurs ses débuts dans le ministère apostolique. Mais le P. Maistre n’avait plus longtemps à travailler avec eux. En 1856, comme il éprouvait depuis quelque temps une grande fatigue, son Évêque lui avait donné un district moins pénible. À la fin de Décembre 1857, Mgr. Berneux apprit que son cher confrère se mourait à huit lieues de l’endroit où il faisait mission, et il n’eut que le temps d’aller le visiter et lui rendre les derniers devoirs. Il mourut le 20 Décembre. Dieu seul sait tout ce qu’il eut à souffrir pendant dix ans de courses incessantes et inutiles pour pénétrer en Corée, et ensuite plus tard dans le cours de son ministère apostolique. Sa devise, qui résume toute sa vie, était : « Je fais tout par devoir, rien par plaisir, mais tout avec plaisir ». Les années 1857, 1858 et 1859 avaient été des années de travail et de grandes consolations, quand tout à coup, en 1860, la persécution éclata. Heureusement elle n’était pas ordonnée par le Roi, et tourna à la confusion du préfet de police, son auteur, qui eut la honte de ne pas se sentir soutenu par les ministres. De l’aveu des païens eux-mêmes, cette persécution fut un triomphe pour le catholicisme. L’opinion et le gouvernement l’avaient blâmée, et le préfet avait donné sa démission, tandis que son successeur faisait remettre en liberté les chrétiens que les tourments ou la maladie n’avaient pas emportés. Et pourtant cette persécution avait fait un mal incalculable. Beaucoup de chrétiens étaient complètement ruinés, une vraie panique s’était emparée des fidèles qui avaient fui au loin dans toutes les directions. Il s’en fallut de peu que cette panique n’amenât un désastre. Mgr. Berneux, qui était alors en province, revint en toute hâte à Séoul et sut par son sang-froid arrêter la fuite éperdue des fidèles, et faire renaître le calme parmi eux. La persécution terminée, les missionnaires se remirent à l’œuvre avec courage. Pendant que pleins d’anxiété et de tristesse, ils travaillaient à raffermir leur troupeau un instant dispersé, des événements étranges se passaient à Pékin. Le 13 Octobre, les troupes anglo-françaises étaient entrées à Pékin. Cette nouvelle fut connue en Corée vers la fin de l’année. « Les diables d’Occident, disait-on, sont venus sur de nombreux navires et vont venir envahir l’Empire du Fils du Ciel. » Grand émoi à la cour coréenne, émoi qui ne fit que s’accroître au mois de Février 1861, quand revint de Chine l’ambassade annuelle, et qu’on apprit l’incendie du palais impérial, la fuite de l’Empereur, le traité imposé par les alliés. À cette annonce, les affaires furent suspendues, les familles riches ou aisées s’enfuirent dans les montagnes, croyant voir bientôt arriver à Séoul aussi les troupes étrangères. Des mandarins se recommandaient humblement à la protection des chrétiens, d’autres se disculpaient. Le peuple tout entier semblait avoir perdu la tête, jusqu’au moment où, apprenant le départ de la flotte franco-anglaise, le calme finit par revenir peu à peu. C’est en ce moment de l’année 1861 qu’arrivèrent en Corée quatre nouveaux missionnaires, les PP. Landre, Joanno, Ridel et Calais. La joie que causa leur arrivée fut bientôt attristée par la mort du seul prêtre indigène de la mission, le P. Thomas Tchoi. Celui-ci, outre les travaux ordinaires de l’administration des chrétiens, avait achevé la traduction définitive du catéchisme, et avait envoyé tous ces ouvrages à la capitale où s’organisait une imprimerie. Tout à coup, au mois de Juin 1861, il tomba malade et s’éteignit doucement après avoir reçu les sacrements des mains du P. Pourthié. Ce fut pour la mission une très grande perte que la mort de ce prêtre pieux et fervent. Pendant douze ans, il avait visité de nombreuses chrétientés, allant dans les lieux où un Européen aurait difficilement pénétré. Ce fut Mgr. Daveluy qui se chargea de l’administration du district de ce prêtre. La fin de 1861 fut marquée par des vexations, des persécutions locales, qui ne cessèrent qu’au mois de Juin 1862, quand des émeutes populaires vinrent détourner l’attention des mandarins. En 1863 arriva le P. Aumaître, mais dans le courant de la même année, les PP. Landre et Joanno, qui n’étaient en Corée que depuis deux ans, furent inopinément enlevés par la mort. Le nombre des ouvriers diminuait au moment où la moisson devenait plus abondante. En effet, les catéchumènes étaient de jour en jour plus nombreux. Il est vrai que la persécution de 1860 et les diverses vexations des années suivantes avaient dispersé les fidèles, mais de ce fait, les provinces septentrionales du royaume, où certains d’entre eux avaient cherché refuge, et où jusqu’à présent on ne comptait aucun chrétien, s’étaient ouvertes enfin à l’évangélisation. Mgr. Berneux, toujours sur la brèche, malgré ses souffrances continuelles, voulut lui-même visiter ces pauvres réfugiés et leurs nouveaux convertis. C’est au cours d’une de ces visites dans le Nord, que, reconnu par les païens, il fut arrêté, injurié, retenu prisonnier dans une auberge, puis relâché moyennant une quarantaine de francs. Quelques années plus tôt, il eût été conduit au mandarin et de là au supplice.


Maison de Kong-so
(Maison particulière transformée en Chapelle pour le temps de l’administration des Sacrements.)


MORT DU ROI DE CORÉE. RÉVOLUTION DE PALAIS. — Au commencement de 1864 survint un événement, qui eut pour la religion les suites les plus funestes, et prépara les voies à cette épouvantable persécution de 1866, qui devait ensanglanter la Corée durant plusieurs années. Le Roi Tchyel-tjong mourut le 15 Janvier, et sa mort fut cause d’une révolution de palais. La Reine Tjyo, veuve d’un des rois précédents, et ennemie, comme toute sa famille, de la religion catholique, s’empara par surprise du sceau royal et donna le trône à un enfant de douze ans, fils du Prince Heung-syen. C’est ce roi qui régna sur la Corée jusqu’en 1907, et qui, sous la pression des Japonais, dut alors abdiquer pour céder la place à son fils, dont le règne se termina brusquement en 1910 par l’annexion de la Corée au Japon. Son coup d’audace fait, la reine confia l’administration du royaume au père du jeune roi, le prince Heung-syen, connu surtout dans l’histoire sous le nom de Régent ou Tai-ouen-koun. Ce personnage a joué un rôle capital en Corée depuis l’année 1864, jusqu’en 1882. Intelligent et rusé, il restera célèbre avant tout pour sa cruauté. Chose curieuse : la princesse Min, femme de ce Régent et mère du roi, connaissait la religion catholique, avait appris une partie du catéchisme, récitait chaque jour quelques prières et faisait demander des messes à Mgr. Berneux, par l’intermédiaire de la nourrice du roi, qui était chrétienne et continuait à habiter le palais. Cette dernière eût peut-être pu rendre de grands services à la religion, si elle avait été plus instruite, mais son influence en définitive fut insignifiante.


Le Tai-Ouen-Koun
Régent, père du roi

La révolution qui venait d’éclater, écarta du pouvoir les ministres du roi défunt qui n’étaient pas hostiles au catholicisme. Ils furent remplacés par des hommes d’un caractère à prendre contre les chrétiens les mesures les plus extrêmes. Ainsi se préparaient les terribles événements qui devaient accabler de maux l’Église coréenne. Nous allons voir plus loin qu’un incident de la politique étrangère en précipita soudain la réalisation.


ARRIVÉE DE QUATRE NOUVEAUX MISSIONNAIRES. — La révolution de palais, dont nous venons de parler, n’était donc pas sans créer aux missionnaires des craintes aussi sérieuses que fondées. Malgré tout ils n’en continuaient pas moins à travailler avec un zèle qui semblait croître encore en présence du danger. Mgr. Daveluy recueillait de son travail dans les provinces du Sud de nombreuses consolations. À Séoul et dans le Nord, Mgr. Berneux obtenait de merveilleux résultats. Au séminaire, les PP. Pourthié et Petitnicolas continuaient l’œuvre si importante du clergé indigène. Les autres missionnaires, à l’exemple de leurs chefs, faisaient partout bonne besogne, et se multipliaient pour administrer les chrétientés de plus en plus dispersées. Au commencement de Juin 1865, l’arrivée de quatre nouveaux missionnaires vint les mettre au comble de la joie. Ils étaient arrivés par mer, et avaient débarqué à 30 lieues au Sud de la capitale. Mgr. Daveluy, qui était non loin de là, accourut pour les recevoir, garda auprès de lui le Père Huin qu’il donna comme compagnon au P. Aumaître, et envoya successivement à Séoul les PP. de Bretenières, Beaulieu et Dorie.

« Je ne saurais trop vous remercier, écrivait à Paris Mgr. Berneux, de l’envoi des 4 ouvriers que vous nous avez adjoints cette année. J’espère qu’ils nous rendront de grands services. Ils sont contents de l’héritage qui leur est échu : ils étudient la langue de toutes leurs forces, et au printemps prochain, ils commenceront à travailler. Mais de grâce, ne vous en tenez pas là. Envoyez-nous le plus de renfort que vous pourrez. Pour nous mettre un peu à l’aise, il faudrait que d’ici à 2 ans, nous reçussions dix nouveaux confrères, et nous serions très occupés »

Dans cette lettre, la dernière écrite pour l’Europe par l’Évêque, il était rendu compte de l’administration des sacrements. Voici les chiffres les plus saillants : confessions annuelles : 14 433 ; confessions répétées : 3 493 ; adultes baptisés : 907 ; enfants de païens oudoyés : 1 116 ; les catholiques étaient alors au nombre de 23 000.


LES RUSSES ET LA CORÉE.Mgr. Berneux dans la lettre signalée plus haut, ajoutait en post-scriptum l’observation suivante :

J’ai eu tout dernièrement avec le prince régent, par le moyen d’un mandarin, quelques rapports au sujet de la nouvelle instance que font les Russes pour obtenir la permission de s’établir sur le territoire coréen. Le prince a reçu avec bienveillance nos communications. Sa femme, mère du roi, m’a fait prier secrètement d’écrire à notre ministre à Pékin de venir demander la liberté religieuse. Les grands de la capitale désirent l’arrivée des navires français. Pour moi, je persiste à ne rien faire avant d’avoir conféré avec le régent. Quoique toujours proscrite, notre position est bonne, et je crois que l’an prochain, nous serons encore plus à l’aise ».

Cette lettre était datée du 19 Novembre 1865. Ces espérances devaient être bientôt cruellement déçues, et le charitable évêque ne se doutait pas que 4 mois plus tard, lui, son Coadjuteur et sept des dix missionnaires qu’il était si heureux de posséder tomberaient tour à tour sous le glaive du bourreau. Il ne pouvait pas penser que ces quatre jeunes prêtres qui venaient d’arriver, n’auraient à confesser Jésus-Christ que par le martyre : « Non loquendo, sed moriendo confessi sunt ». Les confrères de Mgr. Berneux n’étaient pas aussi rassurés que lui.

« Le père du jeune roi, écrivait à la même époque Mgr. Daveluy, ne s’est occupé ni de nous, ni de nos chrétiens ; mais combien cela durera-t-il ? Il est d’un caractère violent, cruel, méprisant le peuple, et comptant pour rien la vie des hommes : si jamais il attaque la religion, il le fera d’une manière terrible. »

Combien avait vu juste Mgr. Daveluy en écrivant ces réflexions. Voici, en effet que tout à coup les événements se précipitèrent et réduisirent à néant les belles espérances de Mgr. Berneux. Depuis plusieurs années déjà, les Russes avaient fait en Tartarie d’inquiétants progrès et s’étaient rapprochés de la frontière de Corée, ils touchaient maintenant au fleuve Touman, qui forme la limite nord de la province coréenne du Ham-kieng. En janvier 1866, un navire russe se présenta à Ouen-san, port de commerce sur la mer du Japon, demandant la liberté de commerce et le droit pour les marchands russes de s’établir en Corée. C’est le gouvernement coréen qui fut troublé devant cette exigence. Certains chrétiens de la capitale, convaincus que de la demande des Russes pouvait enfin sortir l’émancipation religieuse de la Corée, écrivirent au régent, pour lui persuader que l’unique moyen d’éloigner leurs puissants voisins était de contracter une alliance avec la France et l’Angleterre, et que le négociateur né de cette alliance était l’évêque catholique.

Le régent reçut la lettre, mais se garda bien de dire son sentiment. Sur ces entrefaites, la princesse Min, femme du régent, avait demandé qu’on écrivît une nouvelle lettre à son mari. Un noble chrétien, le Mandarin Nam Jean-Baptiste, se mit en devoir de la rédiger et de la présenter au prince. Celui-ci lut la lettre avec beaucoup d’attention. Le lendemain il le fit de nouveau appeler, et s’entretint longuement de la religion chrétienne : il trouvait tout beau et vrai dans cette doctrine, sauf qu’il ne pouvait comprendre pourquoi les sacrifices aux morts n’étaient pas permis. Il s’informa de Mgr. Berneux, exprima le désir de le voir. L’évêque prévenu (il était alors à visiter les chrétientés du Nord) revint en toute hâte et était à Séoul le 25 Janvier, mais le régent, informé de son arrivée, négligea de l’appeler. Il avait sans doute voulu gagner du temps et prendre vent. L’horizon politique semblait d’ailleurs de jour en jour s’éclaircir pour lui. Les Russes, disait-on, venaient de partir, la crainte avait cessé et puis l’ambassade coréenne rapportait de Pékin d’intéressantes nouvelles : on proclamait que par toute la Chine on massacrait les Européens. Ces nouvelles ne firent que donner plus d’audace aux dignitaires opposés à la religion chrétienne. Leurs avis l’emportèrent bientôt, et il fut décidé que tous les Missionnaires seraient mis à mort, et que les chrétiens seraient poursuivis.


Dignitaire coréen
(Costume de cérémonie)


LA PERSÉCUTION ÉCLATE. — Déjà en Janvier, mais sans caractère officiel bien déterminé, ici et là au Nord et au Sud, des chrétiens avaient été arrêtés, maltraités, plusieurs même avaient été décapités. À Hpyeng-yang, en particulier, au mois de Février, lors des fêtes du 1er de l’an lunaire, plusieurs fidèles avaient été emmenés au mandarinat. Sous les coups, tous, sauf un, Pierre Ryou, avaient apostasié. Le mandarin militaire avait ordonné aux apostats d’achever eux-mêmes leur courageux compagnon, et d’aller jeter son corps à la rivière. C’était le 17 Février 1866. Un des apostats, à peine rentré chez lui, fut pris d’un tel remords, qu’il n’eut plus qu’une pensée : se faire par donner sa faute. Vite il partit pour Séoul. Nous le verrons bientôt racheter son péché par le martyre. À la capitale, le 14 Février, des satellites se présentèrent à la maison de Mgr. Berneux, à deux reprises différentes, sous prétexte de percevoir une contribution pour le grand palais de 1 777 chambres que, dans sa folie des grandeurs, faisait construire le régent en pressurant le peuple. Cette double visite inspira des craintes aux chrétiens.


ARRESTATION DE Mgr. BERNEUX. — Vers la mi-février, deux typographes de la Mission, Tchoi Pierre et Tjyen Jean furent arrêtés à Séoul. Cette arrestation doit avoir eu lieu avant le 19 Février, comme en font foi les documents officiels coréens, que nous allons suivre dans ce récit, en les corroborant de détails que nous a laissés la tradition[1]. Le 19 Février, en effet, ces deux chrétiens ont déjà été examinés, interrogés et une première condamnation à mort est décrétée, mais en même temps un nouvel examen de leur cause est ordonné, à la requête du Ministère des Crimes. Le 25 Février, à la requête du Tribunal des Criminels d’État, un mandat d’arrestation est lancé contre le Mandarin Nam Jean-Baptiste, alors absent de la Capitale. Ce même jour, de la Préfecture de Police de gauche et de droite, arrive le rapport suivant :

« Le 23 Février, vers les 6 h. du soir, nous avons arrêté on ne sait quelle espèce d’individu étrange, haut de 7 à 8 pieds, il paraît avoir dépassé 50 ans ; les yeux sont profonds, le nez fort, il comprend notre langue : il était revêtu d’un habit long de drap doublé à l’intérieur d’une peau d’agneau ; il portait un gilet de toile de coton et un pantalon de même, et avait des souliers de satin à double piton[2] : c’étaient là évidemment des signes qui dénotent un étranger. Aussi nous l’avons examiné sévèrement et, à l’interrogatoire, il a répondu qu’il est originaire du royaume de France, il est entré dans le royaume de Corée dans le courant de l’année 1856, a voyagé ici et là à la capitale et en province pour répandre la religion[3]. »

D’après la tradition, ce fut grâce aux indications du traître Ri syen-i, le domestique de l’évêque, que Mgr. Berneux fut arrêté. Vers la fin de la journée du vendredi 23 Février, une troupe de satellites avait envahi la maison épiscopale, située dans le quartier dit Tai-hpyeng-tong, et s’était de suite dirigée vers la chambre du Prélat. Celui-ci n’offrit aucune résistance et se laissa emmener au Tribunal de police, où il fut incarcéré quelques jours avec son maître de maison, Hong Thomas, Ri Syen-i, le domestique infidèle, et les deux typographes de la Mission. L’ordre était d’attendre l’arrestation du mandarin Nam pour procéder aux interrogatoires définitifs. Ils furent toutefois interrogés plusieurs fois en cet endroit. On raconte même que le Régent avec son fils Ri tjai-myen et son neveu Ri tjai-ouen s’y serait rendu et, dissimulé dans un appartement contigu, aurait écouté l’interrogatoire de Mgr. Berneux.

Celui-ci, dans ses réponses, expliqua pourquoi il était venu en Corée : sauver les âmes ; c’est pour cela qu’il était du reste dans ce royaume depuis 10 ans. C’est pour cela aussi qu’il n’en sortira que par la force. Il est dit d’autre part que la Princesse Min, l’épouse du Régent, en apprenant l’arrestation et l’incarcération de l’Évêque, aurait manifesté la plus vive douleur et fait entendre en présence de son fils aîné, d’énergiques protestations. Mais on ne tint aucun compte de ses larmes et de ses plaintes, et les interrogatoires en règle commencèrent bientôt, comme nous allons le voir.


ARRESTATION DES PP. de BRETENIÈRES, BEAULIEU, DORIE et du Mandarin NAM Jean-Baptiste. — Bientôt trois jeunes missionnaires ne tardèrent pas à venir rejoindre leur Évêque dans la même prison. Ce fut d’abord le P. de Bretenières, qui avait été arrêté à Séoul, le 26 Février, avec le catéchiste Tyeng Marc, dans une maison sise hors de la Grande porte du Sud, au quartier Sin-tong. Ce furent ensuite, le 28 Février, les PP. Beaulieu et Dorie qui, saisis la veille à 4 lieues de la capitale, avaient été amenés de suite à Séoul. Ces trois généreux prêtres ne connaissaient qu’imparfaitement la langue coréenne. Aussi en peu de mots seulement, ils ne purent que déclarer qu’ils étaient contents de mourir pour le Bon Dieu. En retrouvant leur Évêque bien aimé, ils purent, ce semble, se préparer mieux encore au suprême sacrifice, guidés par l’exemple d’un tel Pontife qui, pour la seconde fois déjà dans son existence, comparaissait devant les juges et confessait le Christ. Vers la fin de Février aussi (le 27 ou le 28), Nam Jean-Baptiste fut découvert dans le district de Koyang, non loin de Séoul ; il fut, sans doute en sa qualité de dignitaire, conduit directement au Tribunal des Criminels d’État.


INTERROGATOIRES DEVANT LA HAUTE COUR. — Le Mandarin Nam ayant été arrêté, on pouvait donc commencer l’examen définitif de la cause. Pour ce faire, le 2 Mars, une Haute Cour d’interrogatoires fut constituée par ordonnance royale, et reçut l’ordre de siéger immédiatement au Tribunal des Criminels d’État. Ce même jour ordre fut donné à la Préfecture de Police de transférer ensemble à ce Tribunal Mgr. Berneux et les trois missionnaires, plus Hong Thomas, Ri syen-i, Tyeng Marc, Tchoi Pierre et Tjyen Jean. De suite commença un premier interrogatoire du Mandarin Nam et de Hong Thomas, interrogatoire interrompu bientôt pour être continué le lendemain. Le 3 Mars, tandis qu’ils étaient interrogés de nouveau et soumis à une terrible question, eut lieu aussi l’interrogatoire de Ri syen-i, Tchoi Pierre, Tyeng Marc et Tjyen Jean. Le 4 Mars, l’Évêque et les trois missionnaires comparurent une première fois à leur tour, et leurs co-accusés, mis à la torture, durent subir la bastonnade. Ce jour-là Ri syen-i, le traître, ayant dans ses dépositions aux interrogatoires de la Préfecture de Police « dénoncé beaucoup de chrétiens et apostasié avec serment », fut relaxé provisoirement par ordre royal à la requête de la Haute Cour. Ce même jour, ordre est donné de brûler dans le préau de la Haute Cour tous les livres chrétiens qu’on avait pu saisir, ainsi que les planches d’impression. Un avis officiel est envoyé par toutes les provinces de rechercher partout les écrits de la « religion perverse » et de les jeter au feu. Le 5 Mars, Mgr. Berneux et Tjyen Jean sont d’abord interrogés ensemble et mis à la question, puis ce fut encore le tour des autres. Mêmes interrogatoires et mêmes tortures le 6 Mars pour tous les accusés. À la fin de cette journée, le Mandarin Nan J-B. et Hong Thomas sont condamnés à mort, et signent leur sentence. Ils sont gardés jusqu’au moment de l’exécution, dans la prison des Criminels d’État. Tchoi Pierre et Tjyen Jean sont remis au Ministère des Crimes pour nouvel examen de leur cause. Quant à Tyeng Marc, comme la Cour trouvait que dans ses réponses, il y avait beaucoup de points mal éclaircis, il est renvoyé à la Préfecture de Police pour y être soumis à de nouveaux interrogatoires. À Mgr. Berneux et aux trois missionnaires est réservé un supplice spécial. Condamnés à mort, ils sont livrés à l’Autorité militaire pour être exécutés près du fleuve Han-kang « avec suspension de la tête, afin de servir de leçon à la multitude. » Le 7 Mars, ordre est donné partout que la loi de « l’Association des maisons responsables de cinq en cinq » soit remise en vigueur. Cette loi était faite depuis longtemps pour que les Coréens pussent se surveiller et se dénoncer mutuellement ; chaque groupe de cinq maisons étant solidairement responsable de tous ses membres, les malfaiteurs et les perturbateurs de l’ordre public ne pouvaient que difficilement de ce fait trouver refuge quelque part.


MARTYRE DE Mgr. BERNEUX ET DE SES COMPAGNONS. — Le 8 Mars, Évêque et missionnaires furent tirés de leur cachot et conduits au dernier supplice. Le lieu de leur martyre fut le même que celui de Mgr. Imbert et ses compagnons. Ce fut là, sur les bords du fleuve Han-kang que, tour à tour, ils tombèrent sous le glaive du bourreau. Mgr. Berneux avait 52 ans, le P. de Bretenières, qui vint après, avait 28 ans, le P. Beaulieu 26 et le P. Dorie 27. En ce même jour, mais avec moins d’appareil et dans un endroit plus rapproché de Séoul, le mandarin Nam Jean-Baptiste fut exécuté avec un autre chrétien. Le 10 Mars, nouvelle exécution : Tchoi Pierre et Tjyen Jean, condamnés à mort la veille après de nouveaux interrogatoires et supplices supportés courageusement, furent décapités.


ARRESTATION ET MARTYRE DES PP. POURTHIÉ ET PETITNICOLAS. — Le jour même où l’évêque et ses compagnons consommaient leur martyre, on amenait à Séoul le P. Pourthié, provicaire de la mission, et le P. Petitnicolas, son collègue. Ils avaient été pris à Pairon, village de la province du Tchyoung-tchyeng-to, où se trouvait le séminaire. En route, ils annonçaient la religion et étaient remplis d’une joie si sainte que les païens en étaient dans l’admiration. Soumis devant les juges à l’interrogatoire et aux tortures, ils furent conduits le 11 Mars sur le bord du fleuve et décapités en même temps que Tyeng Marc, catéchiste et maître de maison du P. de Bretenières, et Ou Alexis, l’apostat de Hpyengyang si vite revenu à de meilleurs sentiments. Celui-ci était juste arrivé à Séoul après l’arrestation de Mgr. Berneux. Comme il stationnait devant la maison épiscopale, les satellites qui la gardaient lui demandèrent qui il était et ce qu’il venait faire. De suite, il déclara qu’il était venu voir son Maître de religion. Arrêté, immédiatement il fut conduit au tribunal et suivit les missionnaires au martyre.


ARRESTATION de Mgr. DAVELUY et des PP. AUMAÎTRE ET HUIN. — Le 11 Mars, alors que les PP. Pourthié et Petitnicolas étaient conduits au supplice, Mgr. Daveluy était arrêté dans le Nai-po, région située à 33 lieues de Séoul. L’évêque ayant vu que les PP. Aumaître et Huin, qui se trouvaient dans le voisinage, ne pouvaient échapper aux satellites et désirant préserver de la ruine les villages chrétiens dans lesquels ils se trouvaient, invita les deux missionnaires à venir se livrer. Ils s’empressèrent d’obéir. Quelques jours après, ils furent conduits à Séoul. Lucas Hong, servant de Mgr. Daveluy, ne voulant pas être séparé de son maître, fut emmené avec eux.


MARTYRE DE Mgr. DAVELUY ET DE SES COMPAGNONS. — À Séoul, ils furent incarcérés à la Préfecture de Police. L’évêque, qui parlait admirablement le coréen, défendit fréquemment et avec éloquence la religion catholique. Aussi, à cause de cela et parce qu’il était le chef des chrétiens, fut-il plus maltraité que les autres. Ils ne tardèrent pas à être condamnés à mort. Mais comme le roi était malade et qu’il allait bientôt célébrer son mariage, les devins consultés, il fut décidé que l’exécution n’aurait pas lieu à Séoul, mais en province. Ils furent donc conduits dans la presqu’île de Syou-yeng, à 40 lieues de la capitale. Hoang Luc, dont nous avons déjà parlé, et Tjyang Joseph, maître de maison du séminaire de Pairon, furent emmenés avec eux. Tous les cinq, déjà meurtris par les tortures qu’ils avaient endurées, furent placés sur des chevaux. Jamais ils n’auraient pu faire à pied cette longue route. Pleins de joie à la pensée d’être réunis bientôt à leurs glorieux confrères, évêque et missionnaires partaient en chantant des psaumes et des cantiques, à la grande stupéfaction des païens qui n’en pouvaient croire leurs yeux. Le Jeudi Saint, ils venaient d’arriver près du lieu du supplice, quand l’évêque entendit les satellites discuter entre eux. Ils voulaient faire un détour par la ville voisine, et les montrer au peuple. Entendant cela, Mgr. Daveluy leur dit : « Cela ne peut se faire ainsi, demain vous irez directement au lieu du supplice, car c’est demain qu’il nous faut mourir ». Les satellites obéirent et le jour suivant, Vendredi Saint, 30 Mars, ils furent tous décapités. Pour ressembler davantage au Divin Maître, Mgr. Daveluy fut complètement dépouillé de ses vêtements, et comme il venait de recevoir le coup mortel, le bourreau, avant de l’achever, s’arrêta pour discuter le prix de son travail. Cette discussion pénible entre le mandarin militaire et le bourreau enfin terminée, l’évêque reçut deux nouveaux coups de sabre et couronna ainsi son martyre. Le Père Aumaître vint après lui, puis le P. Huin, et les deux chrétiens, leurs compagnons. Mgr. Daveluy était depuis 21 ans en Corée, le P. Aumaître y était depuis deux ans et demi, et le P. Huin depuis huit mois. Les corps des confesseurs de la Foi furent exposés sur le lieu même du supplice pendant trois jours et durant ce temps ni les chiens ni les corbeaux n’osèrent toucher à leurs glorieux restes. Les chrétiens les retrouvèrent dans un bon état de conservation et purent leur donner la sépulture dans un lieu honorable.


NOMBREUX MARTYRS DE 1866. — Il serait trop long de raconter par le détail les arrestations, les tortures et les supplices des nombreux chrétiens, qui souffrirent le martyre durant cette persécution. Qu’il suffise de citer du moins ceux dont on est en train actuellement d’instruire la cause. Le 5 Avril vit le triomphe, à la ville de Kong-tjyou, du chrétien Son Thomas, étranglé en sa prison. Le 13 Décembre, plus au Sud, à la ville de Tjyen-Tjyou, six chrétiens subirent ensemble la décapitation. Ils avaient nom : Tjyo Pierre, Ri Pierre, Tjyeng Barthélémy, Son Pierre, Han Joseph, Tjyeng Pierre. En 1867, le 5 Janvier, c’est Joseph, fils de Tjyo Pierre, qui est à son tour martyrisé. Il avait été arrêté en même temps que son père, mais la loi coréenne ne permettant pas l’exécution simultanée du père et du fils, son exécution avait été remise à quelques jours plus tard. Le 21 du même mois, à la ville de Taikou, ce fut le chrétien Ri Jean qui fut décapité.


Inscription commémorative, célébrant la destruction du catholicisme, érigée à Hpyengyang (persécution de 1866).


TROIS MISSIONNAIRES RÉUSSISSENT À ÉCHAPPER. — Des dix missionnaires qui, en dehors des deux évêques, évangélisaient la Corée, trois avaient réussi à se soustraire aux poursuites des persécuteurs. Passant tour à tour d’un lieu à un autre, ils souffrirent d’incroyables misères. Le 15 Mai, les PP. Féron et Ridel purent se rencontrer. Le mois suivant, le Père Calais, le troisième des rescapés, put lui aussi se mettre en communication avec eux. D’un commun accord ils décidèrent que l’un d’eux irait en Chine et, si la chose était possible, il essaierait de secourir la mission : le Père Féron, devenu le supérieur de la mission, confia ce soin au P. Ridel, qui en pleurant dut quitter la Corée. Une barque avait été préparée, elle était montée par onze chrétiens ; à la fin de Juin ils se mirent en route, et après une navigation laborieuse, ils abordèrent à Chefou dans la province du Chantong, le 7 Juillet suivant. Le missionnaire alla trouver l’Amiral commandant la flotte française et lui exposa la situation. Celui-ci promit de se porter au secours de la Mission coréenne.


EXPÉDITION NAVALE FRANÇAISE EN CORÉE. — C’est le 18 Septembre que l’Amiral Roze quitta Chefou avec trois navires. Il avait à son bord le P. Ridel, qui devait lui servir d’interprète. Malheureusement l’amiral n’avait aucune instruction de son gouvernement, ce fut sans doute la cause de son échec, mais n’anticipons pas. La petite flotte arriva bientôt dans les eaux coréennes. Le 20, ils reconnurent l’embouchure du fleuve Hankang, et le 25, deux des trois navires purent remonter le fleuve presque jusqu’à Séoul. Le 30, ils se réunirent de nouveau au « Primauget » resté en arrière, et le 3 Octobre, ils étaient de retour à Chefou. Il s’agissait maintenant d’agir. Le 11 Octobre, nouveau départ de Chefou : cette fois, l’Amiral a pris avec lui sept bâtiments ; le 13 ils arrivent en vue de la grande île de Kanghoa, et le lendemain, cette île est occupée sans coup férir. De là l’Amiral envoie une lettre au roi de Corée, demandant que les trois ministres qui avaient décrété la mort des missionnaires, lui soient livrés, et qu’un dignitaire, muni de pleins pouvoirs, lui soit envoyé afin de conclure un traité. À cette lettre, le Roi ne répondit pas. De son côté l’Amiral, voyant approcher l’hiver, prit le parti de retourner en Chine. Toutefois, auparavant il pilla et livra aux flammes la ville de Kanghoa et le palais royal qui s’y trouvait. Il partit ensuite pour Chefou, laissant les malheureux chrétiens sans défense exposés à la rage et aux représailles des païens, qui n’eurent plus qu’une pensée : les Français, pris de peur, s’étaient enfuis et les chrétiens devaient être tenus pour responsables de cette expédition et des pertes subies.


LA PERSÉCUTION CONTINUE PENDANT PLUSIEURS ANNÉES. — Les deux missionnaires qui étaient restés en Corée, avaient essayé, en apprenant l’arrivée des bateaux français, de se réfugier à bord, mais quand ils arrivèrent à l’endroit où ils mouillaient, ils venaient de repartir ; ils se confièrent donc à une barque chinoise et se firent conduire à Chefou. La Corée n’avait plus de missionnaires et de longues années devaient s’écouler avant qu’aucun d’eux pût remettre le pied sur son sol. Mais que devenaient les chrétiens coréens privés de leurs pasteurs ? Hélas ! Le Régent, ivre de rage, avait solennellement juré d’exterminer tous les chrétiens, ordonnant même de n’épargner ni les femmes ni les enfants. Au mois de Septembre 1866, déjà 2 000 d’entre eux avaient succombé sous les coups des persécuteurs. En l’année 1870, la rumeur publique accusait une hécatombe de 8 000 chrétiens mis à mort, non comptés dans ce chiffre tous ceux qui, réfugiés dans les montagnes, étaient morts de faim et de misère. Ainsi se termina dans le sang cette troisième période de l’histoire de l’Église de Corée. Encore quelques années et nous verrons se lever une aube nouvelle. Sans doute, elle sera d’abord pénible. Il y eut tant de ruines à relever, tant de plaies à guérir, tant de maux à réparer. Un moment encore elle fut troublée, mais elle ne tarda pas aussi à devenir féconde en fruits de salut. Le sang des martyrs n’aura pas cette fois encore coulé en vain.


  1. Les documents officiels, dont il s’agit ici, sont les Annales du Grand Conseil et le Journal de la Cour. Mgr. Mutel les a découverts en 1921-22 aux archives Coréennes, grâce à la bienveillance du Gouvernement Japonais, qui facilita toutes les recherches.
  2. Il s’agit de souliers chinois inconnus alors en Corée.
  3. C’est Mgr. Berneux, qui est ainsi désigné dans ce rapport.