Maroussia/19

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J. Hetzel (p. 227-237).

XIX
L’ANNÉE HEUREUSE

Pendant plus d’une année, l’Ukraine put croire qu’elle allait être à jamais affranchie. Comme un seul homme, tout le pays s’était levé. Les envahisseurs, surpris d’un mouvement si brusque, si général, si spontané, avaient disparu. Chacun avait repris, reconquis son champ, sa cabane, sa ferme ou sa maison. Bien mieux ! Chacun avait pu refaire une fois sa moisson. Pied à pied, de lac en rivière, de steppe en forêt, l’ennemi avait dû reculer. L’ataman de Tchiguirine, après avoir défendu héroïquement et sauvé la ville, après avoir fait des prodiges de valeur, était mort, dit-on, mais mort en héros, mort content, en plein triomphe. Un homme inconnu jusque-là, Tchetchevik, le lion, c’est ainsi que d’une commune voix on l’avait bientôt appelé, combattait à ses côtés dans la mêlée corps à corps où il avait succombé. Le lion intrépide avait arraché le corps de son chef, couvert de nobles blessures, à l’ennemi, et repris à sa place la tête du mouvement dans toute la contrée.

Du côté de Gadiatch, l’autre ataman, reconnu comme chef suprême, avait retrouvé son antique vigueur. On avait vu souvent à sa droite, quelquefois en avant, une amazone belle comme le jour, qui ne commandait pas, mais qui apparaissait toujours au plus rude des combats, et dont la présence avait la vertu de relever tous les enthousiasmes, de ranimer tous les courages. Elle était partout, suivie d’une sorte de petit page intrépide qui lui servait de porte-étendard, et qui, monté sur un cheval noir plein de feu, agitait son drapeau d’une main vaillante, au milieu des balles, sans souci du danger. Les soldats adoraient ce petit guerrier, il était beau comme un ange. Était-il un ange en effet, ou seulement un enfant, ou, comme quelques-uns le prétendaient, une XIX

tout était vrai, car c’était maroussia.
simple petite fille de village qu’animait une flamme divine, un courage surhumain, et que rien ne pouvait faire reculer ? Il était tout cela à la fois. Tout était vrai, car c’était Maroussia. C’était une Jeanne d’Arc enfant, dans un pays où le nom de Jeanne d’Arc n’avait jamais dû être prononcé qu’à l’état d’accident. Obligé d’être partout à la fois, Tchetchevik l’avait attachée à Méphodiévna. Elles étaient inséparables ; qui voyait l’une voyait l’autre. Du reste, toutes les femmes s’en mêlaient, c’était vraiment la guerre sainte. Les Russes eux-mêmes ne pouvaient refuser leur admiration à ce magnifique effort.

Ah ! le beau temps ! les enfants des enfants de ce temps-là n’en ont rien oublié. Ce dernier élan de toute l’Ukraine, c’est la gloire, même après la défaite. Heureuses les nations petites ou grandes qui ont le droit de chanter leur Gloria victis !

L’hiver fut cette année-là d’une rigueur exceptionnelle ; les corbeaux et les loups les plus aguerris tombaient morts de froid dans les bois. Plaignez les corbeaux et les loups, mais ne plaignez pas les paysans. L’hiver est leur ami. Pour eux, autour du poêle, l’été règne toujours. D’ailleurs, sous la protection des neiges amoncelées, les cabanes se gardent toutes seules. L’ennemi n’est plus à craindre ; il a pris ses quartiers d’hiver dans les villes. On peut enfin soigner ses glorieuses blessures sans les cacher comme des hontes. Il n’est plus besoin de descendre dans la cave pour fourbir et réparer ses armes ; on peut, comme à loisir, refaire ses munitions, étirer ses bras, et, après les avoir laissés reposer, détendre ses muscles raidis par des efforts trop continus. De village à village, on peut se reconnaître, se visiter, compter ses pertes. On pleure ses morts chéris, on célèbre leurs hauts faits ; et surtout on tâche de calculer ses forces en prévision des luttes futures. Les plans et les préparatifs absorbent les chefs. Où est Tchetchevik ? demandez plutôt où il n’est pas ? Mais, où il apparaît le plus souvent, — ne fût-ce que pour un instant, pour tout illuminer comme un éclair, — c’est dans une retraite inaccessible, choisie et ménagée par lui à ses deux principaux aides de camp. Ai-je besoin de nommer Méphodiévna et Maroussia ? Ce n’est pas là qu’on a le moins besoin de le revoir. Pour des guerriers comme Maroussia et Méphodiévna, l’inaction forcée de l’hiver, ce temps perdu paraît bien long. S’il est des minutes éternelles, ce sont les minutes inutiles.



NOËL

Mais à quoi pense Maroussia depuis quelque temps ? Sa tête blonde s’incline sur ses épaules comme un épi trop lourd pour sa tige. Afin de ne pas attrister la grande amie, elle s’efforce en vain de se redresser. Il semble qu’un rêve l’accable qui la sépare de ses amis ; elle n’est plus là, ses regards voyagent au loin. Où vont-ils ? où voudraient-ils atteindre ? et comment expliquer que, même devant Tchetchevik, sa petite amie ait d’involontaires absences ? Le cœur d’une fillette est une forêt obscure ; il faut de bons yeux pour s’y reconnaître : eh bien, il a de bons yeux, le grand ami.

Celui qui ne s’inquiéterait pas des plus petites souffrances d’autrui serait-il vraiment grand ? Ah ! croyez-moi, les vrais forts sont toujours les plus doux. Ce matin-là, la tête de Maroussia était plus penchée qu’à l’ordinaire et ses yeux bleus plus errants en face de je ne sais quel infini ; le soleil brillait cependant. À voir, de la fenêtre où l’enfant pensif se tenait immobile, la campagne, vêtue de neige tout entière, à la voir étinceler comme un miroir d’argent poli sous l’éclatante lumière du grand astre, il semblait qu’il n’eût dû venir à Maroussia que des pensées claires et joyeuses. Mais non, elle se taisait, et, si elle souffrait, ce qui paraissait bien probable, elle ne voulait rien donner de sa peine à ceux qu’elle aimait.

Le grand ami échangea un regard avec Méphodiévna. Le moment était venu de parler. Mettant le doigt sur l’épaule de Maroussia, il la tira de son rêve et appela son attention sur un traîneau, qui, tout attelé, stationnait au bas de la fenêtre.

« Ne le vois-tu pas, dit-il, ne reconnais-tu pas ton favori Iskra ? Il piaffe. Il voudrait déjà être parti !

— Pour t’emporter encore… dit l’enfant très-émue.

— Pour m’emporter, oui, répondit le grand ami. Mais il y aurait à toute force deux places dans ce traîneau, et, si quelqu’un que je sais bien voulait m’accompagner, je ne partirais pas seul.

— Quelqu’un ? dit Maroussia, dont le regard s’était fixé sur Méphodiévna ; quelqu’un ?… » et le surplus de ce regard semblait dire : « Alors, moi, je resterai sans amis ? Eh bien, s’il le faut… laissez-moi seule ! » Mais cette plainte muette ne s’était même pas traduite par un soupir.

— Il ne s’agit pas de moi, dit en souriant Méphodiévna. Non. Il faut que je demeure, au contraire ; et d’ailleurs la seconde place serait trop petite pour une grande personne comme moi.

— Pour bien faire, reprit le grand ami, il me faudrait un tout petit compagnon que je pusse au besoin oublier dans un pli de mes fourrures, mais dont tout de même le petit cœur me tiendrait chaud pendant une course longue et rapide. Il me faudrait un compagnon décidé à faire le même chemin que moi d’une seule traite, qui n’eût pas peur de l’hiver au nez rouge et à qui il pût convenir plus qu’à tout autre d’aller du côté même où je vais, d’aller savoir au juste, par ses oreilles et par ses yeux, ce que deviennent là-bas, là-bas, dans la cabane aux cerisiers, — tu sais, Maroussia, celle même où nous avons fait connaissance, — un père, une mère, des frères et de petites sœurs qui craignent peut-être que, pour la première fois, une place ne reste vide, à leur table, cette année, pour le repas de Noël. »

Maroussia a compris ; un cri sonore est sorti du plus profond de son âme, puis un sanglot ; elle se serre contre la poitrine du lion, mais à travers ses larmes brille un sourire, un sourire si plein de reconnaissance à l’adresse de ses deux amis, que leurs yeux en deviennent tout humides à leur tour.

« Ah ! Noël, Noël ! dans la cabane de mon père ! Noël auprès de ma mère, leurs bénédictions une fois encore sur ma tête ! Noël avec les petits frères et les petites sœurs tout autour ! Ah ! tu devines tout, tu as senti que c’était à cela que, malgré moi, je pensais depuis que le jour de la grande fête approche ! »

Et de douces larmes inondaient de nouveau son charmant visage.

Les préparatifs furent vite faits ; le départ eut lieu à l’instant même. Au premier abord, on ne voyait sur le traîneau qu’un seul homme enveloppé dans sa witchoura et donnant le signal du départ à un vigoureux cheval qui ne demandait qu’à partir ; mais sous l’ample fourrure du voyageur, Méphodiévna, de la fenêtre, découvrait deux grands yeux bleus dont les regards attendris montaient jusqu’à elle, et clairement lui criaient : « Merci ! »

Quatre jours après, le traîneau était revenu. Maroussia, le cœur rempli des bonheurs qu’elle avait donnés et reçus, Maroussia, bénie par son père et par sa mère, embrassée, mangée de caresses par ses petits frères et ses petites sœurs, fêtée par tous les voisins, par toutes les voisines, honorée par tous les amis de son père et par les inconnus eux-mêmes qui savaient que, toute petite fille qu’elle était encore, elle avait été, entre le Lion et la belle Méphodiévna, un grand serviteur de l’Ukraine, Maroussia avait repris son poste auprès de la grande amie. Elle avait renouvelé dans cette course toutes ses provisions de courage. Le proverbe a bien raison de le dire : La maison paternelle est une coupe pleine pour l’enfant altéré.



ET APRÈS…

Pourquoi ne peut-on en rester là ? pourquoi faut-il suivre l’histoire dans ses plus amères réalités ? pourquoi est-on obligé de tout dire, d’aller jusqu’au bout et de raconter, après le brillant commencement, la sombre fin ?

Le lion Tchetchevik, après avoir tout préparé dans l’ombre, avait pu croire que le soleil d’une seconde année féconderait encore ses succès. Tout le monde le croyait plus que lui. On assurait même qu’il avait été question plus d’une fois, dans les conseils de l’ennemi, d’offrir à ce vaillant entre tous les vaillants, à ce généreux entre tous les généreux, une paix, un arrangement honorable, acceptable et pour l’Ukraine et pour lui-même. On aurait voulu avoir pour amie, pour alliée, cette jeune gloire ; on aurait voulu là-bas qu’elle appartînt à la Russie tout entière. Chacun se redisait ses exploits ; combien il était beau et terrible au milieu des batailles, mais combien, le combat fini, il était compatissant et doux !

Le récit de sa défense de Gadiatch, prise et reprise trois fois sur l’ennemi, était dans toutes les bouches, elle est encore dans toutes les mémoires ; cela ne périra pas. Il ne manque qu’un Homère à ce héros accompli. L’armée qu’il avait combattue le célébrait tout haut ; des deux côtés les blessés, les mourants, le nommaient leur père. Chacun l’appelait à son aide. Le lion Tchetchevik, Méphodiévna et l’ange Maroussia, voilà les figures à jamais chéries de l’Ukraine.

Mais, grand Dieu ! où en sommes-nous aujourd’hui ? Hélas ! rappelez-vous les commencements ténébreux, les marches nocturnes, les complots secrets, voilà où nous en sommes ! Oui, tout est à recommencer.

Les conseils de la force ont prévalu ! L’ennemi puissant a pris son temps. Il est revenu en nombre formidable. Ils savent trop, ils ont appris à leurs dépens ce que c’est que l’Ukraine, ce que vaut le Cosaque, ce que vaut le paysan, pour s’aventurer encore à l’étourdie dans un si fier pays.

De notre côté, tout est remis en question et avec moins de chances. Mais quoi ! l’honneur reste à sauver, et chacun se répète : « Nous le sauverons. La force peut tuer le droit, mais non l’abolir. »

Honte à ceux qui disent : « À quoi bon cette lutte à outrance ? » Peut-on abandonner sa mère à l’heure des épreuves ? peut-on laisser sa sœur en proie aux ennemis ? peut-on fuir sa fiancée, sa femme, ses enfants, sa chaumière et son champ ? peut-on livrer la patrie qui contient tout cela à l’envahisseur, tant qu’il vous reste une goutte de sang dans les veines ? Non, n’est-ce pas ?

« L’affaire serait meilleure, murmure le lâche, et la honte moins coûteuse. » Ah ! qu’ils se taisent, qu’ils se cachent, qu’ils rentrent à jamais sous terre, ces conseilleurs d’infamie, ceux qui pensent ainsi que le serpent qui rampe : ils sont vils pour leurs vainqueurs eux-mêmes.

Non ! non ! il n’est pas de pire affaire que la honte. Ceux-là seuls ressusciteront au jour du grand jugement, dans le monde meilleur, qui auront bien su mourir dans celui-ci. Et alors même qu’il ne devrait jamais luire, ce jour de la réparation, qu’importe ? Il faut laisser de beaux souvenirs : ils sont impérissables, l’histoire les recueille ; c’est la richesse des enfants que leurs pères aient tout sacrifié au devoir.

Voilà ce que pense le dernier Ukrainien ; voilà ce que se dira le plus pauvre en Ukraine dans cent ans, dans deux cents ans et dans mille.

Quant aux Russes, ils sont, à l’heure qu’il est, de mon avis. Seriez-vous fier d’avoir dompté des lièvres et des moutons ?

Revenons à notre histoire.