Maroussia/20

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J. Hetzel (p. 239-ill20).

XX
DERNIÈRES COURONNES

Tout avait été malencontre et désastre !

« Avons-nous beaucoup de chemin à faire ? demanda Maroussia.

— Tu es bien fatiguée, ma chérie ? lui demanda son grand ami.

— Non, je ne suis pas fatiguée, mais je voudrais savoir si nous avons encore beaucoup de chemin à faire.

— Heureusement non. Vois-tu cette forêt à notre droite ? Eh bien ! c’est là que nous nous reposerons. Mais tu es à bout de force, mon enfant ?

— Non, non… Je t’assure, je t’assure que non.

— Tu dis que tu n’es pas fatiguée, reprit en souriant son grand ami. En es-tu bien sûre ? Tu sais le châtiment qui est réservé, aux cieux, à ceux qui, même avec de bonnes intentions, n’ont pas dit la vérité sur la terre ? Pour purifier leur langue, ils sont condamnés à lécher un fer rougi au feu. Ne crains-tu rien pour ta petite langue ?

— Je ne crois pas avoir à craindre le fer rouge, » répondit Maroussia, et ses petites dents blanches brillèrent entre ses lèvres à demi ouvertes par un sourire.

Cependant, après avoir réfléchi une demi-minute, la petite fille ajouta en fixant ses grands yeux limpides sur son ami :

« Sais-tu ? j’aimerais mieux lécher le fer rouge que de m’arrêter quand il faut que tu marches.

— Je connais un moyen d’arranger l’affaire, » répondit le grand ami.

Et, avant d’avoir pu s’en défendre, la petite sophiste, la petite raisonneuse était dans ses bras.

« Non, non, je ne veux pas que tu me portes encore ! s’écria la petite fille. Tu es plus fatigué que moi ; je ne veux pas, je ne veux pas… »

Et, à part, elle se disait : « Un soldat qui a tant fait la guerre (le soldat, c’était elle), qui a été vainqueur et même vaincu, se faire porter alors qu’il n’est pas seulement blessé, c’est honteux ! »

Mais les bras robustes du grand ami ne savaient pas lâcher ce qu’une fois ils tenaient. Quelques douces paroles vainquirent la résistance du petit soldat. Maroussia entoura de ses bras le cou bronzé de son ami et reposa sa tête fatiguée sur sa solide épaule. Après toute une année de vie prestigieuse, où elle avait dépassé tout ce qu’on pouvait attendre de son âge, la petite héroïne était heureuse de se retrouver enfant.

Le jour commençait à baisser. Les rayons du soleil n’étaient plus aussi brûlants. Le chemin ou plutôt le sentier serpentait tantôt à travers les champs d’orge, de seigle et de froment, — il y avait encore de ce côté-là quelques terres qui n’étaient pas dévastées, — tantôt à travers de petits bois frais remplis de fleurs, de parfums et de nids. Des oiseaux au chant comme au plumage varié, des papillons de toutes sortes, des escadrons d’abeilles sauvages voletaient et bourdonnaient comme si rien n’avait été changé dans le monde ; leur petite Ukraine particulière n’avait pas été touchée et ne se doutait de rien. Les rayons du soleil tombaient à travers le feuillage sans se souvenir que la veille encore, et pas bien loin de là, ils avaient éclairé et doré des massacres. De temps en temps, on voyait à droite ou à gauche surgir un clocher, étinceler un petit lac, un étang ou une rivière, ou bien on apercevait au bout d’une prairie un village dont les maisonnettes encore blanches brillaient entre les jardins et les vergers ; quelquefois ce n’était qu’un hameau désolé à demi perdu dans la verdure.

Ils se trouvèrent en face d’un champ. « Que de bluets ! dit le grand ami ; regarde donc, Maroussia, nous n’en avons jamais tant vu ni de si beaux. »

Les paroles sont impuissantes pour exprimer tout ce qu’il y avait de caresses dans l’accent du grand ami quand il parlait à sa petite amie ; une jeune mère n’aurait pas d’autres sourires dans les yeux, pas plus de tendresse dans la voix pour son petit enfant.

« Sais-tu, Maroussia ? reprit le grand ami, je crois que nous ferons bien de nous asseoir ici ; tes petits doigts me tresseront une jolie couronne de bluets dont j’ai très-envie. »

Il avait posé la petite fille sur l’herbe, et, étendant son long bras, il commença à cueillir autour de lui tous les bluets à sa portée.

« Ne cueille pas les queues trop courtes, lui dit Maroussia, ce sera plus commode pour la couronne et elle sera plus solide aussi. »

Le grand ami, obligé d’aller plus loin pour faire sa cueillette, lui dit :

« Repose-toi, jusqu’à ce que j’aie fait ma provision. Ne bouge pas. Si tu pouvais dormir un peu !

— Non, non, dit Maroussia, je ne bougerai pas, je me reposerai, mais je ne dormirai pas. J’aime mieux te regarder cueillir. »

Le grand ami n’était pas très-habile. Pour avoir des queues longues, il arrachait quelquefois la touffe entière.

« Il ne faut pas faire cela, lui disait Maroussia, c’est dommage pour ceux qui passeront après nous et aussi pour l’année prochaine. Les touffes arrachées ne repoussent plus. Ce n’est pas ainsi qu’on est ménager des récoltes. Chez ma mère, tu aurais des reproches ! »

Le grand ami se sentait grondé justement, mais il ne se décourageait pas. Il essayait seulement de mieux faire.

« Je ne suis pas un fameux cueilleur de fleurs, disait-il. Je suis comme ce pauvre garçon qui, voulant prier Dieu dans l’église et baiser la terre, se fit une grosse bosse au front en se cognant contre la dalle.

— Ne me dis rien pour me faire rire, lui cria Maroussia. Arrête-toi, assez ! assez ! viens t’asseoir tout près de moi ; tu en as tant cueilli que je ne m’y retrouve plus. Je suis ensevelie. J’ai de quoi faire cent couronnes. »

Et la petite tâchait de mettre un peu d’ordre dans la récolte de son ami.

« Ne te gêne donc pas, disait le grand ami ; en veux-tu encore ?

— Mais non, mais non, c’est assez, c’est dix fois trop, repose-toi à ton tour. »

Le grand ami, convaincu, s’assit à côté d’elle et suivit avec beaucoup d’intérêt, tantôt le travail des doigts mignons qui préparaient une guirlande, tantôt les changements de physionomie de Maroussia. De presque gaie qu’elle était tout à l’heure, elle était devenue subitement rêveuse.

« À quoi pense mon enfant ? » dit-il à Maroussia. Elle hésitait à répondre ; mais bientôt, cachant sa blonde tête sur la poitrine de son ami :

« Je me suis rappelé, lui dit-elle, je me suis rappelé les bluets de notre maison et les couronnes d’autrefois qui faisaient tant de plaisir aux petits frères, et aussi celles que me faisait maman quand je n’étais pas grande non plus.

— C’était dans le temps heureux, dit Tchetchevik, où les enfants eux-mêmes n’avaient pas le devoir d’être de petits héros. Ah ! chère fillette, ce n’est pas pour toi que mon passage dans la maison de ton père et de ta mère aura été un bonheur, ni pour eux, les dignes gens ! Que Dieu m’obtienne leur pardon ! »

L’enfant lui mit vivement la main sur la bouche et fondit en larmes.

« Tais-toi, lui dit-elle, ne me fais pas pleurer à présent. Ne m’ôte pas le courage que mon père lui-même m’a commandé, — le courage dont j’ai besoin encore et qu’il faut que j’aie et que j’aurai jusqu’à la fin, oui, jusqu’à la fin. Quant à notre vie, depuis que nous avons ensemble quitté la maison, ah ! la belle vie ! ah ! les beaux jours ! ah ! le grand rêve ! Mais aujourd’hui… nos soldats, où sont-ils ? Méphodiévna, notre Méphodiévna qui t’aimait tant et l’Ukraine libre, où est-elle ? »

Tchetchevik, à son tour, l’arrêta :

« Oui, où est-elle ? »

Sa tête assombrie tomba dans ses deux mains. Ni l’homme ni l’enfant ne pensaient plus à parler.

La première, Maroussia domina son émotion, et, essayant de dégager la figure de Tchetchevik de ses deux mains qui lui couvraient le visage, elle fixa ses yeux encore humides sur son grand ami, et, d’une voix qui ne tremblait presque plus, elle lui dit avec un sourire :

« Vois, je ne suis plus triste. »

Ne recevant pas de réponse, elle appuya sa joue sur l’épaule de son grand ami et le caressa timidement. Le grand ami releva alors la tête et, regardant sa petite compagne :

« Mais toi, tu souffres au delà de tes forces, pauvre petite…

— Mais toi, tu souffres donc aussi, répondit-elle, et au delà de tes forces aussi, et tout le monde souffre ainsi ! tout le pays…

— Oh ! oui, tout le pays…

— Qui pourrait ne pas souffrir ? dit Maroussia, les oiseaux seuls, les oiseaux étourdis à qui il est égal d’aller de branche en branche, et de se poser sur celle-ci plutôt que sur celle-là. Mais te rappelles-tu ce que tu disais si bien et à tous il n’y a pas longtemps, ce qui s’entendait d’une colline à l’autre par-dessus les plaines : « En avant ! » Et de quelle voix tu les entraînais tous ! comme tu les ramenais au combat ! le peuple entier te suivait. Maroussia seule te suit en ce moment ; mais c’est égal, fais pour elle seule ton commandement : « En avant ! » et elle sera prête à marcher. »

L’enfant s’était levée.

L’homme, à sa voix, en fit autant ; tous deux se prirent par la main et se remirent en route. Après avoir marché un peu, ils aperçurent un village. Un chemin étroit, couvert d’herbes, y conduisait.

« Vois-tu ce village, Maroussia ? lui dit son grand ami.

— Oui, je le vois, répondit-elle.

— Il est grand, n’est-ce pas, ce village ?

— Oui, il me paraît grand.

— Eh bien, plus un village est grand dans notre malheureuse Ukraine, plus il s’y trouve d’épouses, de mères, de sœurs et de fiancées, d’enfants aussi qui pleurent, car, par ce petit chemin et par d’autres, leurs maris, leurs fils, leurs frères et leurs fiancés s’en sont allés en guerre, et personne ne saurait dire combien il en reviendra. Ces temps sont durs entre tous les temps. Maroussia, le comprends-tu ?

— Si je le comprends ! » s’écria-t-elle.

Ils marchèrent encore longtemps, mais en silence.

La forêt, qu’on voyait au loin s’étendre comme une masse bleue, commençait, à mesure qu’on s’en approchait, à reprendre sa belle couleur verte. On apercevait sur la lisière la verdure foncée des chênes et le feuillage plus clair des bouleaux.

« Nous sommes arrivés, dit le grand ami en écartant les branches et en pénétrant dans le taillis. Nous trouverons tout à l’heure un fourré, où nous ferons une nouvelle halte. »

Le fourré n’était pas si facile à trouver. La forêt était tellement épaisse qu’il était presque impossible d’avancer. Sans parler des branches qui fouettaient la figure, des épines qui arrachaient les habits, accrochaient les cheveux, égratignaient et déchiraient, et des troncs d’arbres pourris qui, couchés sur le sol, barraient le passage, le houblon gigantesque enlaçait toute cette végétation par en haut, tandis que les lierres sauvages et mille plantes rampantes l’enlaçaient par en bas.

Le grand ami, cependant, savait bien où il voulait arriver ; il avait son but, car il examinait avec soin chaque buisson, prêtant l’oreille à tous les bruits et au besoin s’arrêtant pour réfléchir et pour chercher sur la terre et sur le gazon quelque trace ou quelque indice qu’il aurait voulu découvrir.

Enfin, ils arrivèrent au fourré. Tout auprès s’ouvrait une clairière où il y avait plus de place qu’il n’en fallait pour faire une halte sur l’herbe.

« Repose-toi, Maroussia. Vois-tu cette herbe ? cette mousse ? notre riche ataman lui-même ne possédait pas de tapis aussi éclatant. Oh ! si ce luxe lui avait suffi ! s’il s’était rendu compte plus tôt que l’or n’est pas même un demi-dieu, que c’est la pire des idoles ! Assieds-toi sous ce chêne, c’est le grand ataman de la forêt. Il a mille ans peut-être. Il a tout vu, lui, mais sans broncher encore. Les astres du ciel ont toujours suffi à sa tête. »

Ce chêne était vraiment magnifique. Il étendait ses branches majestueuses de tous côtés et formait à lui seul une espèce de temple frais et sacré, où régnaient à la fois la fraîcheur, l’ombre et le silence. Les rayons du soleil n’y pouvaient descendre, sa cime seule était éclairée.

Tout près de ce chêne orgueilleux, gisait à terre, vaincu par les ans, le tronc d’un autre chêne qui avait dû dans son temps valoir celui qui était demeuré debout. Pas une feuille n’était restée à ce grand mort, de toutes celles qui autrefois avaient fait la gloire de sa vie. Le grand ami, le regardant, se mit à penser tout haut :

« Celui-là, se disait-il, la hache ne l’a jamais touché. Il n’a jamais eu à subir les violences des hommes, ses vieux membres sont exempts de blessures, la foudre même l’a respecté, et pourtant le voilà par terre. Ainsi tout ce qui commence marche à travers les jours ou les siècles vers ce qui semble être une fin. Encore quelques années, et le colosse retournera à la poussière ; mais la poussière est féconde, et bientôt le chêne se fera brin d’herbe. En petit ou en grand, les choses elles-mêmes ressuscitent. Un grain de sable est indestructible, est immortel, à plus forte raison nos âmes ; en vérité, la vie d’ici-bas n’est qu’un point qui ne vaut guère qu’on s’en soucie, elle appartient à Dieu plus qu’à nous. »

L’enfant écoutait étonnée.

« Sans doute il prie, se disait-elle. Il est triste, il fait bien. »

Chose étrange, sur le tronc dénudé du vieux chêne, on apercevait une couronne de bluets presque semblable à celle que venait de faire Maroussia. Comment cela se faisait-il ? les bluets étaient tout frais encore.

Les regards de Maroussia se tournèrent en même temps que ceux du grand ami vers ce phénomène. Mais Maroussia n’en était plus à montrer ses surprises. Cette réserve n’étonna pas son ami. Il alla prendre la couronne et la jeta sur les genoux de Maroussia.

« Les deux feront la paire, lui dit-il. Avec toi, Maroussia, on peut tout dire. Cette couronne nous apprend que bientôt nous ne serons pas seuls dans la forêt ; nos amis sont en marche et nos éclaireurs les ont précédés. »

Tout à coup, au fond de la forêt, retentit comme un cri, mais rien qu’un cri d’oiseau, à ce qu’il parut à Maroussia.

« C’est un jeune, sans doute, dit le grand ami. Sa voix n’a pas encore tout son développement. Un père se serait mieux fait entendre. Écoute, Maroussia, je vais tâcher de donner une leçon à ce novice. »

Et, s’aidant de ses doigts rapprochés de ses lèvres, le grand ami produisit un cri d’oiseau si aigu que le plus puissant chanteur de la forêt n’aurait pu le désavouer. Ce cri, entendu sans doute à plusieurs lieues à la ronde, eut bientôt de l’écho. De trois côtés différents, d’autres cris pareils lui répondirent.

« Tu ne vas pas t’inquiéter, dit Tchetchevik à Maroussia, tu vois de quoi il s’agit ? Je vais être obligé de te laisser seule quelques instants. Reste là, ne change pas de place, je reviendrai te prendre bientôt. Ne quitte pas ton poste.

— Je resterai, » répondit Maroussia.

Et elle pensait : « Ce sont des amis auxquels il a donné des ordres ou des indications pour le reste de nos hommes fugitifs et traqués comme nous. C’est pour les sauver, pour les guider ou pour les rassembler encore. »

Le grand ami avait écarté les branches, il allait se frayer passage dans le taillis ; mais une idée lui prit, il se retourna ; il voulait regarder une fois encore son brave petit camarade.

« Surtout pas de tristes pensées, lui dit-il ; que rien ne t’abatte aujourd’hui ni jamais.

— Non, je ne serai pas triste, répondit Maroussia. Je serai ferme. Sois donc tranquille, je pourrais tout faire, même mourir sans tristesse, à présent. »

Ils échangèrent un dernier regard tout rempli de leur mutuelle tendresse, et le grand ami disparut dans la profondeur du feuillage.

XX

surtout, pas de tristes pensées !