Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/507

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du biniou, au milieu de la route, dans la boue. C’est la dérobée, avec son serpentement, ses tours et ses détours, la dérobée dansée et glissée fortement et gravement, scandée de bons coups de talon sur le sol, par des hommes et des femmes de tous âges, qui sont tout à leur plaisir. C’est une fin de noce, me dit un des danseurs pendant une accalmie, et comme je cause avec ce jeune homme à la bonne physionomie, aux yeux doux et braves, et lui avoue ma déception de Gourin, il me dit qu’en effet, Gourin est un vilain pays, mais qu’il l’aime bien tout de même, et qu’il n’aime que celui-là, parce que c’est son pays. Il a voyagé, il a été soldat je ne sais où, il a été à Paris, mais il a retrouvé avec joie sa grande et large rue en pente, toute noire, et ses ruelles boueuses, et ses maisons salies, et plus jamais, il ne s’en ira d’ici. Je lui donne facilement raison, et il me quitte pour s’élancer de nouveau sur la piste de la dérobée. La danse continue, avec ses alternances d’énergie et de mélancolie, les hommes, frappant du pied, entraînant leurs danseuses, celles-ci, douces et machinales, se laissant conduire en souriant. Le noir Gourin prend un charme de cette assemblée de garçons et de filles, de cette musique aigre et fine, de cette grande route en fête au bas de la montagne. Comme toujours, il y a un être qui personnifie fortement tout ce qui l’entoure, la joie des autres et la beauté de l’heure. Ici, c’est une belle fille, en petite coiffe de dentelles, en robe noire, fichu et tablier de soie grenat, des mitaines aux mains. Elle est, par un mélange qui n’est pas rare chez la jeune fille, modeste et hardie à la fois, il y a en elle de l’enfant d’hier et de la femme de demain. Sa modestie est tranquille, et sa hardiesse est réjouissante. Celle-là s’en donne à cœur joie, tout en gardant un air de retenue, de dignité, tout à fait plaisant. Le bal se prolonge assez avant dans la soirée. La musique s’arrête enfin, on boit un dernier bol de cidre, et nombre de danseurs et de danseuses montent en voiture pour retourner chez eux. La demoiselle en tablier grenat s’en va comme les autres, s’installe en un char-à-bancs de famille, et disparaît au galop du cheval, non sans avoir enveloppé les groupes d’un dernier regard caressant, qui semble être pour tout le monde, et qui prend peut-être, en effet, tout le monde à témoin de la joie d’une soirée, mais qui doit être, tout de même, plus spécialement pour un seul. « Elle se mariera le mois prochain », dit quelqu’un à côté de moi.

LA PENTE ABRUPTE DE L’UNE DES MONTAGNES NOIRES.

Le lendemain matin, je pars de bonne heure. Pendant qu’on attelle, j’ai le temps d’aller voir une vieille chapelle restaurée, l’église Saint-Pierre, le calvaire et l’ossuaire, quelques vieilles façades, mais rien de tout cela ne me ferait rester une minute de plus à Gourin. Je retrouve avec bonheur, au dehors, les beaux chemins, la verdure et la solitude. La route monte, et c’est bientôt, sur la pente abrupte de la montagne Noire, comme une ascension en plein ciel. Les hauteurs atteintes ne sont pas considérables, varient aux environs de 200 mètres, mais les ondulations du terrain montagneux sont longues et belles, avec des pointes subites. L’étendue découverte grandit à chaque tour de roue, est bientôt immense ; l’œil parcourt une magnifique campagne verte et dorée que sillonnent l’Aven, l’Aulne, le canal de Brest à Nantes. Je m’arrête là un instant, à la lisière du bois de Toulaëron. J’aperçois, à droite, la masse sombre de la forêt de Conveau, et à gauche, le sommet et la verdure de Laz. Toute proche, une barrière est à l’entrée d’une allée d’arbres, mais on ne voit