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vais et viens à travers les groupes pressés, j’aperçois distinctement la fonction du paysan. Le spectacle est d’un pittoresque particulier, d’un pays et d’une race, mais il est aussi pourvu d’un caractère immuable, il fait songer aux campements des nomades, il évoque les formes et les senteurs de la terre nourricière, les verts pâturages, les troupeaux errants, l’étable chaude. Comment dater le tableau que j’ai sous les yeux ? J’aperçois bien que je suis en Bretagne, je vois les visages et j’entends les voix. Mais quelle Bretagne ? Est-ce celle d’aujourd’hui, celle d’il y a cent ans, celle d’il y a cinq cents ans ? Il serait bien difficile de dire les différences. Les hommes et les femmes n’ont pas plus changé que les animaux. Ce sont les mêmes visages que l’on voit aux verrières des églises et aux sculptures des calvaires. C’est à la fois le Moyen Âge et la Chouannerie. Les saintes gothiques, aux robes rigides, voisinent avec les soldats de La Rochejaquelein et de Charette, en vestes blanches, en peaux de mouton et de bouc, en chapeaux à larges bords. La majorité de cette foule est calme, immobile. Les gens ne font que les gestes nécessaires, restent sans bouger auprès de leur bétail. S’il survient un acheteur, le marché se débat en paroles rares. L’acheteur palpe la bête, lui ouvre la bouche, interroge brièvement. Le vendeur répond et attend. Quelques-uns, pourtant, sont démonstratifs, s’agitent, pérorent, essaient de convaincre. L’animation augmente, la gaieté bretonne s’épanouit enfin, excitée par le déjeuner, le café, les bols de cidre et les verres d’eau-de-vie qui arrosent les marchés conclus. Les auberges et les hôtelleries exhalent leurs odeurs de rôti et leurs parfums de boisson. Le champ de foire fume de tout le poil et de tous les excréments de ses bêtes, chante un hymne de nature par les beuglements, les cris rauques, les plaintes, les appels, les murmures de ce troupeau de bêtes passives, fait entendre la rumeur sociale par le bruit des conversations. La beauté du travail et de la vie domine tous les détails, s’épanouit sous la lumière du doux après-midi. La vallée de l’Aulne, largement ouverte sous la bourgade, est tout illuminée de la dorure du soleil d’été. C’est la terre sereine, avec ses verdures, ses champs, ses moissons, qui est le décor de fond de ce drame humain, fait d’espoirs et d’inquiétudes, d’intérêts et de sentiments.

UN MONTREUR AMBULANT À CHATEAUNEUF-DU-FAOU.

Le champ de foire quitté pour les rues environnantes, c’est le marché aux chevaux, des blancs, des noirs, des alezans, des bais, des gris pommelés, bêtes courtes, bien ramassées, solides et nerveuses, pour la plupart, guignées par l’œil rusé des maquignons. L’affluence est grande aussi, mais on peut passer plus aisément, à distance des mouvements brusques et des ruades. Ailleurs, c’est la vaisselle étalée sur le sol. Ailleurs encore, c’est l’étalage des étoffes, des vêtements, des cotonnades. Un groupe s’est formé ici, à l’entrée d’une ruelle : il entoure une marchande de chansons, épaisse de corps, basse sur jambes, à la face de curé bon vivant, le nez chaussé de lunettes, et qui déclame sur un ton de mélopée la dernière production d’un poète local. La récente catastrophe est le sujet de la complainte : Distruisant-der ar Martinik.

Gwelomp, gwelomp, skuillomp daëlou ;
Ar bed holl a zo en kanvou.
Ar Frans spountet ha strafuilet
Kleo ar pez a zo c’hoarvezet !

Il y a une quarantaine de couplets, et les hommes, les femmes, les enfants, assemblés autour de la marchande qui s’égosille, écoutent ou suivent les paroles sur la feuille de deux sous, ornée d’anciennes vignettes, imprimée à Quimper, et signée Kolaïk P. C’est le journal d’avant le journal, la gazette ambulante du carrefour et de la place de l’Église. Il faut croire que cette feuille chantée a encore sa raison d’être en Bretagne, car il y a foule autour de la commère, et la complainte est dans toutes les mains. La musique sans doute y est pour beaucoup, et c’est, en somme, le même attroupement qu’à Paris, autour du marchand de romances qui apprend l’air nouveau aux ouvrières du faubourg rangées en cercle autour de lui. Toutefois, ce n’est pas seulement ici la romance. C’est le fait du jour. Et il faut bien songer qu’il est venu aujourd’hui, à Châteauneuf-du-Faou, des gens qui ne lisent jamais un journal, qui vivent dans des chaumières, au plus désert de la contrée, en pleins champs, loin de tous les bruits de la ville, même de la plus petite ville, de la plus sourde et muette des petites villes, de la plus endormie, de la plus silencieuse. À peine ces isolés attrapent-ils sur la route un mot de ce qui se passe ailleurs. Je crois bien qu’ils ont pu entendre parler de la catastrophe de la Martinique, et j’ai déjà dit que l’éruption de la montagne Pelée était une des grandes