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de Pleyben, je vis s’éclairer toute la campagne d’une divine clarté d’argent, comme si Diane elle-même traversait l’espace. Il avait plu dans la journée, mais un souffle chassait les nuages qui s’enfuyaient de toutes parts, le bleu pur du ciel apparaissait, envahissait tout, et bientôt, la lune, toute seule, suspendue dans l’espace, éclaira toutes choses de sa lumière pâle et froide, si émouvante. Tout se distinguait nettement, dans cette campagne mystérieusement belle. La voiture allait au pas du cheval. J’avais le temps de distinguer tous les détails de la vallée, la rivière qui brillait à travers les feuilles, le dessin des arbres, les étagements des collines, la délimitation des champs. Chaque chose s’apercevait bien exactement, mais pourtant il n’y avait aucune dure précision, aucune sécheresse de trait dans ce spectacle splendide de la nature endormie sous la lune. Tout semblait lointain, extra-terrestre, baigné d’une atmosphère inconnue, laiteuse et bleuâtre. On savait bien les couleurs, que cette terre était brune, ces feuillages verts, ces rochers grisâtres, mais toutes ces couleurs se transposaient comme sous une fine mousseline, s’apaisaient par le prestige d’une atmosphère glauque, à la fois verdâtre et bleuâtre, qui tombait du ciel bleu et de la lune d’or pâle. Cette clarté de la lune s’accompagne toujours de silence. Le silence, ce soir-là, était prodigieux. On n’entendait que le pas du cheval sur la route, et il semblait que ce pas, le seul bruit de la nuit, dût être entendu de tout le paysage. Puis, à un moment, comme la voiture longeait un parc ténébreux, tout tressaillant de lueurs, un rossignol fit entendre son chant passionné, douloureux et éperdu comme un lied de Schumann. Plus loin, au traversé d’une clairière parsemée de quelques hauts arbres, un bruit bizarre, tenant du croassement du corbeau et du coassement de la grenouille, se fit entendre. C’est le casé-coat, me dit le voiturier que j’interrogeais. À la description qu’il me fit de l’oiseau, je reconnus le pivert. Ce furent les seuls bruits entendus et les seules paroles échangées. Il y a des harmonies profondes et complètes qu’il ne faut pas troubler par un vain bavardage. On devinait l’espace plein de vie, mais de vie muette. Le pays entier était sous l’influence d’un magique enchantement. Le paysage se peuplait d’ombres. Si les fées et les génies de l’air chevauchaient les rayons de la lune, ils savaient se faire muets et invisibles. Les farfadets et les follets trahissaient à peine leur présence par un frisson qui courait, par un rayon qui passait sur les gazons et les eaux immobiles. C’était dans l’or et dans l’argent de l’atmosphère que s’agitaient les sylphes, et leur mouvement faisait un rythme que l’on croyait voir, une musique que l’on croyait entendre. Les maisons perdues au loin, sur la pente des coteaux, au fond des vallées, étaient d’une blancheur livide, éclairées d’une lumière sépulcrale. Les maisons du bord de la route, elles aussi, semblaient mortes, visages fermés, la porte et les contrevents clos, sans une fissure lumineuse, sans la clarté fumeuse d’une lampe ou d’une chandelle. Une seule porte d’un logis, au tournant de la route creusée en ravin, était ouverte sur le noir, et il vint sur le seuil, au passage de la voiture, une figure qui avait facilement l’air d’un spectre.

VIEILLES MAISONS DU FAOU.

Le cheval galopait de son pas de travail ; le voiturier, oscillant sur son siège, semblait endormi ou pensif. Il est peut-être de ceux qui croient aux feux-follets et aux morts tourmenteurs, mais sa conscience est pure, aussi ne craint-il rien des méchants et va-t-il son train. Le voyage dura longtemps, plusieurs heures, dans la même féerie lunaire. Il pouvait être dix heures ou onze heures, je ne sais plus, au moment où l’on atteignit Brasparts, où les hauteurs commencèrent à se dresser, où les premières maisons, fermées, silencieuses, mortes, comme les maisons de la route, annoncèrent le village et la rue. L’auberge ? il n’y en a qu’une, fondée et tenue par trois demoiselles, ce qui leur avait valu cette enseigne et ce calembour : Aux trois sans hommes. Les trois, aujourd’hui, ne sont plus qu’une, et cette