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dernière est souffrante, souvent alitée, mais les bonnes traditions de la maison sont conservées, on m’a dit que le voyageur était bien reçu et bien servi. Je songe à cela pendant que le voiturier frappe la porte du manche de son fouet, et que le cheval hennit. Une fenêtre s’ouvre, un visage se penche, une voix parle. Et bientôt, des pas, un bruit de clefs derrière la porte. L’homme qui ouvre, une lanterne à la main, ressemble à un Espagnol, le visage rasé et bleu, les yeux noirs, grand, bien découplé. C’est le neveu de mademoiselle. Qui n’a pas éprouvé, dans sa vie, la sensation inquiète de ces entrées à l’auberge, la nuit, quand tout dort, que l’on entend des gros souliers descendre un escalier de bois, que la porte s’ouvre ? La maison, les cours, les escaliers, les chambres, vous apparaissent peu sûres au premier abord. Où est-on ? chez qui ? On pense malgré soi au Petit Poucet et à l’Ogre, à toutes les histoires qui faisaient dresser vos cheveux d’enfant sur votre tête, et vous ne vous endormez que d’un œil et d’une oreille.

AU PARDON DE RUMENGOL, LE JOUR DE LA TRINITÉ.

Ici, l’intérieur est bien tenu, les meubles cirés, le sol net, la cuisine où je pénètre est sérieuse comme un musée, avec ses ustensiles bien rangés, bien accrochés à leur place. Une bonne âgée, douce et monacale, se montre, me mène à une chambre qui sent le bon linge frais. Il y a de grosses armoires de chêne, une belle sainte Anne en faïence sur la commode. La servante me demande si j’ai besoin de quelque chose, du bouillon, du lait. Merci. Bonne nuit. Je rêve que je voyage dans la lune.

Au lendemain matin, s’il m’était resté des préventions de cette arrivée nocturne, en ce pays de montagnes, elles auraient été vite dissipées. Le jour rassurant me fait rire de mes imaginations de la veille. La chambre est une bonne et ancienne chambre qui fleure le lin. Je revois la sainte Anne, des images au mur, sur la cheminée une vieille pendule ornée d’une bergère du premier Empire, et deux vases en verre opale avec des fleurs en papier écloses là et fleurissant toujours depuis le mariage d’une grand’mère. Le lit est enfoui dans des rideaux de serge enfeuillagée. Les grandes armoires ne cachent personne, sont remplies de linge sentant l’eau claire et l’air pur, la clef est sur le battant, on peut voir et respirer. Dans un coin, une petite table de toilette avec une petite cuvette, un petit pot à eau, une petite glace ovale encadrée d’acajou, pour un ménage de Guignol.

L’escalier est clair, des servantes vont et viennent. La cour est bruyante, les poules y sont comme chez elles. L’écurie exhale son odeur de foin. La servante qui m’a reçu entre par une porte, sort par une autre, sans bruit. La cuisine sent le « café au lait ». Je dois partir de bonne heure. Tout est prêt, sans que j’aie eu rien à dire, mes vêtements brossés, mes souliers cirés, un déjeuner de viandes froides, très appétissantes, sur la table, du bon pain tendre, du bon vin blanc, du bon café. La servante excuse mademoiselle, qui ne peut se lever. Mais si la maîtresse est invisible, on sent qu’elle est restée la volonté directrice de sa maison, et qu’elle sait, de son lit de malade, tout prévoir et tout ordonner. Je resterais bien là longtemps, courant les environs, rentrant le soir à ce logis sérieux, mais il faut voir encore, voir toujours, avec la conviction qu’on ne pourra jamais tout voir. Je dis donc adieu à l’hospitalière maison, où je ne reviendrai sans doute jamais,