Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nutention du pain que débite, avec de l’épicerie, une gérante. Ce brave homme gagne ici quarante sous par jour. Il est très doux, très prévenant, et après m’avoir indiqué un raccourci pour atteindre l’étang de Coron, il s’offre à me conduire. J’accepte, et me voilà en route avec ce farinier, glabre de visage, qui me fait l’effet inattendu d’un Pierrot de Glomel. Pour atteindre l’étang, il faut suivre des chemins creusés d’ornières et des sentiers sinueux. Bientôt, au bas d’un dernier talus, c’est la vaste nappe d’eau endiguée par un barrage en maçonnerie d’une centaine de mètres de long et de 12 mètres de haut. Un passage est ménagé d’où l’on a une vue sur l’enfilade que traverse la rigole d’alimentation. À droite, des coteaux couverts d’épais taillis où le feuillage léger des bouleaux se mêle au vert luisant des châtaigniers, au vert sombre et mat des pins. Au pied, le marécage et la lande. À gauche, un terrain plus plat, des cultures. Au loin, des côtes boisées et bleuâtres au delà desquelles sont d’autres nappes d’eau, les étangs de Botcanou, qui viennent, près de Sainte-Christine, alimenter aussi le canal. Et plus près, le Camp.

L’ENSEIGNE DU CHEVAL-BLANC, À GLOMEL.
LUTRIN À L’ÉGLISE DE GLOMEL : AIGLE DÉVORANT UN SERPENT.

Pour connaître la signification de ce Camp, il faut remonter à l’époque de la construction du canal de Nantes à Brest, dont la partie qui traverse les Côtes-du-Nord, où nous sommes, s’appelle canal de Glomel.

Les études préliminaires de cette voie d’eau datent d’avant la Révolution. Les États de Bretagne avaient confié, en 1785, à un groupe de savants, au nombre desquels figurait Condorcet, le soin de rédiger un rapport sur cette question. La solution fut ajournée, d’abord pour des raisons budgétaires, puis par suite des troubles de la province. Le but était d’assurer, en temps de guerre, le ravitaillement du port de Brest et, en temps de paix, d’activer le développement agricole de ces régions en facilitant l’écoulement des produits. Les travaux furent commencés, en 1806, mais lorsqu’on se trouva dans la nécessité d’alimenter la partie haute du canal, les difficultés de main-d’œuvre furent telles que l’on résolut d’avoir recours aux condamnés militaires pour exécuter les travaux de captation et d’emmagasinement des eaux. Les chantiers fonctionnèrent de 1823 à 1836.

Pendant tout ce temps les forçats campèrent à cet endroit, qui a conservé le nom de Camp.

Dans l’état actuel, l’étang occupe une surface de 76 hectares et contient une réserve de 2 770 000 mètres cubes d’eau. Je le quitte pour monter au hameau du Menhir qui tient son nom d’un « peulven » en forme de pyramide tronquée, dont la hauteur était de 11 mètres, mais que des affaissements ont ramenée à 8 mètres environ. Dans une ferme où j’entre, nous trouvons un bonhomme qui est une façon de menhir, lui aussi, droit et rocheux. Il a près de cent ans, quatre-vingt-dix-sept ans, je crois, et il est magnifique de calme, d’intelligence lucide. Il parle d’une voix nette, vous fixe de ses yeux bleu clair, il a le visage expressif de l’homme qui a vécu, qui sait le prix de la vie et qui attend paisiblement la fin. Il m’offre du lait, et fume tranquillement sa petite pipe de terre noircie, tandis que des femmes d’âges divers, vieille, jeune, fillette, barattent le beurre, s’occupent autour de l’âtre. L’unique chambre, où le sol battu sert de plancher et où picorent des poules, abrite une famille assez nombreuse, car il y a trois lits clos à double étage et un autre lit découvert auprès de trois huches à pain. La vaste cheminée est garnie d’une énorme pierre de taille qui sert de foyer, et garnie aussi de quartiers de lard et d’andouilles.