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statue de saint Louis évoque le souvenir du fondateur et du croisé. Lorsqu’il se détache de la ville, le regard embrasse un panorama de très grand caractère : ce sont les immenses étendues des marais qui conduisent à l’île de Camargue, région presque déserte mais non point sans cultures ; puis les innombrables étangs qui partent du pied des murs pour se diriger vers la mer et former au loin la petite Camargue ; le soleil y darde ses rayons de feu, les salines y dressent leurs blancs îlots de sel, des vols d’oiseaux aquatiques s’y poursuivent ; à l’horizon, la mer encadre le paysage de ses flots azurés, si calmes d’apparence et pourtant si perfides et, sur la plaine qui parait sans limites, le beau ciel du Midi étend son dôme radieux.

Cette promenade au sommet des remparts s’impose si l’on veut emporter d’Aigues-Mortes une impression nette et profonde. La visite détaillée de la tour de Constance offre un grand intérêt. Cette tour, la plus haute et la plus imposante par la masse de son architecture, est isolée de l’enceinte, mais reliée aux fortifications par un pont crénelé. D’une hauteur de 29 mètres, avec une largeur de 22 et une épaisseur de murailles de plus de 6 mètres, ce donjon formidable a déjà vu bientôt sept siècles, il en défiera bien d’autres encore. Des trois étages qu’il comporte, nous ne pouvons visiter que les deux supérieurs, le rez-de-chaussée paraissant définitivement clos ; la salle de beaucoup la plus intéressante est la vaste salle en rotonde, dite des Gardes, dont la voûte est soutenue par douze branches d’ogives reposant sur des colonnes sculptées et dont la vaste cheminée est recouverte d’une hotte pyramidale. En faisant édifier la tour en 1246, saint Louis la destinait, sans doute, à servir de défense contre les Sarrasins et les incursions des pirates ; en réalité, elle n’a guère servi au cours des âges que de prison d’État. Dès l’année 1307, Philippe le Bel y faisait enfermer des Templiers ; au xve siècle, maints partisans des Armagnacs périrent dans ses oubliettes ; au xviie et au xviiie siècle, ce fut le tour des Huguenots, dont beaucoup, et parmi eux un certain nombre de femmes, y passèrent de longues années dans une réclusion sans pitié ; en 1815, la Terreur blanche y mit à l’abri plusieurs bonapartistes impénitents. Ah ! si ces pierres pouvaient parler, de quels drames, de quels sanglots, de quelles désespérances n’ont-elles pas été témoin !

Mais laissons là ces tristes pensées ; montons plutôt à la tour du guet qui repose sur la plate-forme supérieure et regardons de là le jour s’éteindre peu à peu et le soleil glisser dans la mer. Sur le canal de la Roubine voguent lentement quelques barques de pêcheurs qui vont passer la nuit au large et dont le chant monotone monte jusqu’à nous ; dans la ville, à nos pieds, les lumières s’allument successivement, tandis que là-bas les phares qui protègent cette côte fertile en naufrages balayent déjà l’horizon de leurs feux alternés.

PONT SUR LE CANAL DU RHÔNE À CETTE AUX ENVIRONS D’AIGUES-MORTES.

Par un violent contraste avec le grand silence qui règne sur la lande environnante, Aigues-Mortes offre ce soir le spectacle d’une animation exceptionnelle. Quand le méridional est occupé de politique, alors ses manifestations sont plutôt exubérantes ; c’est demain le premier mai et l’actuelle population d’Aigues-Mortes, qui n’a certainement qu’une très vague sympathie pour la hiérarchie féodale jadis régnante aux premiers jours de la ville, s’apprête à dignement fêter l’émancipation de la classe ouvrière. Les drapeaux rouges flottent dans les rues, les coups de fusil d’allégresse éclatent de toutes parts ; sur la place, saint Louis doit écouter impassible les accents de l’Internationale hurlés par une foule en délire et d’où émane un abominable relent d’absinthe. Sait-on que, d’après les constatations officielles de la régie, il se consomme annuellement à Aigues-Mortes et au Grau-du-Roi, pour une population d’environ 5 000 habitants, quatre cents hectolitres du poison vert ? Si vous déduisez les femmes et les enfants (et, sans en être bien sûrs, nous