Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 20.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mercredi, 1er mars. — Notre poney est mort ! Il est évident que ces animaux ne peuvent supporter les blizzards. Leur poil n’est pas suffisamment serré. Même avec une robe épaisse, ils seraient d’ailleurs très éprouvés par ces tempêtes. De pareils accidents doivent être évités au début d’un voyage. Aussi, l’an prochain, nous ne partirons pour le Pôle que lorsque la saison sera suffisamment avancée.

Jeudi, 2 mars. — Les événements des dernières quarante-huit heures ont failli anéantir tous nos espoirs et entraîner l’échec de l’expédition. Ma seule consolation est que tous les hommes sont saufs.

Hier, après la nuit lugubre pendant laquelle notre poney a succombé, nous sommes partis de bonne heure, Oates, Gran et moi, pour le dépôt de fourrage[1]. En approchant de cette cache, j’aperçois la mer couverte d’énormes glaçons en dérive, le ciel bas et sombre. Tout d’abord je ne prête guère attention à cette vision, pensant que ce n’est qu’un effet de mirage ; arrivé près du dépôt, la réalité se découvre terrifiante. La débâcle s’était réellement produite, et le détroit se trouvait rempli de fragments détachés du front de la Barrière. Songeant aussitôt aux poneys et aux chiens, une poignante anxiété me saisit. Tandis que nous suivons le bord de la mer, soudain une crevasse s’ouvre sous nos pas. En courant, nous réussissons à la franchir, mais bientôt de nouvelles fentes se découvrent devant nous ; nous filons alors aussi vite que possible et ne respirons qu’une fois sur la ligne Safety Camp et Castle Rock.

Ma première pensée est de prévenir le lieutenant Evans de la situation. Nous dressons alors la tente, et Gran part aussitôt porter une note au dépôt. Si les escouades sont arrivées saines et sauves soit sur la Barrière, soit à la pointe de la Hutte, elles auront envoyé immédiatement un message à Safety Camp et ce message doit être arrivé. Une demi-heure plus tard, Dieu soit loué ! je découvre deux hommes dans la direction de Pram Point. Ce sont Wilson et Meares qui avaient conduit les chiens à la pointe de la Hutte. Grande est leur surprise de me voir. Du haut d’Observation Hill nos camarades ont aperçu les poneys en détresse sur la banquise ; ils redoutent qu’ils aient été entraînés au large par la dérive. Dès qu’ils avaient connu la position critique des chevaux, sans prendre le temps de déjeuner, nos amis s’étaient mis en route. Tout en discutant la situation, nous leur préparons du cacao. Wilson finissait sa tasse lorsque nous distinguons un homme venant de l’Ouest et allant vers le dépôt. Immédiatement Gran part à sa rencontre.

C’est Crean, il est tellement épuisé qu’il peut difficilement s’exprimer. La nuit dernière à 2 h. 30 du matin, l’escouade des poneys avait campé sur la banquise. Deux heures plus tard…

LE PONEY MICHAEL SE ROULANT SUR LA GLACE.

Vendredi, 3 mars. — Je continue aujourd’hui mon récit interrompu hier. Deux heures plus tard, Bowers s’aperçoit que la glace s’était brusquement disloquée tout autour de la tente : une crevasse s’était ouverte sur la ligne même des piquets et un poney avait déjà disparu. Rapidement l’escouade plie bagage et bat en retraite ; on fait sauter les chevaux d’un glaçon sur l’autre, après quoi on fait passer les charges. Dans cette circonstance les trois hommes ont fourni un labeur énorme et déployé un courage admirable. Après une lutte désespérée et au prix de mille dangers nos camarades réussissent à atteindre de gros glaçons, près de la Barrière, d’où ils espéraient pouvoir escalader la falaise terminale du glacier ! Hélas ! de larges crevasses s’ouvraient au pied de la haute paroi de glace et en défendaient l’accès. Crean s’offrit alors à partir seul à ma recherche à ce moment. Par tous les trous de la banquise des orques montraient leurs têtes menaçantes. Heureusement les poneys n’en manifestaient aucune frayeur.

Sautant de glaçon en glaçon, Crean réussit à arriver à proximité de la falaise terminale de la Barrière. Là, étant parvenu à gagner un gros bloc, au pied de l’escarpement de glace, il put, à l’aide de son bâton, escalader le sommet de la Barrière.

  1. Il était situé à 800 mètres du bord de la Barrière, au Sud-Sud-Est de la pointe de la Hutte.