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ticulier. L’opium pur reste toujours brun ; les lignes blanches qu’offrent les échantillons indiquent les débris ligneux des capsules.

Mais c’est à Constantinople surtout, dans les rues qui avoisinent le bazar, que se pratique dans de vastes magasins, et sur une large échelle, la sophistication de l’opiuin. Les Arméniens et les Grecs qui font ce commerce, augmentent leur marchandise en la mélangeant de jaunes d’œufs et de pulpes de fruits, et ces falsifications se font tous les jours presque publiquement.

Je ne parle pas des supercheries grossières, élémentaires, telles que l’introduction de sable ou de plomb au milieu des pains d’opium pour en augmenter le poids. Ces fraudes, si coupables qu’elles soient, n’altèrent pas du moins la nature du produit. Elles sont du reste assez fréquentes, et notre interprète, M. Calligas, a trouvé, dans l’opium d’Afuin-Kara-Hissar, trente grammes de petit plomb.

Notre hôte se plaint vivement de la guerre qui, en enlevant la population mâle des campagnes, a fait augmenter considérablement le prix de la main-d’œuvre. Sa pension de dix-huit francs par mois, qu’il regardait auparavant comme une fortune, lui suffit à peine maintenant, et il compte peu sur le produit de sa récolte, quand il aura payé les frais de culture et la redevance au pacha.

Dans l’après-midi, nous remontons à cheval pour nous arrêter le soir à Tarakli. La ville est bâtie tout au pied de la montagne. Nous la traversons et nous allons camper hors des murs, au bord d’un ruisseau.

À six heures du matin nous sommes debout, et après avoir suivi presque continuellement le cours du ruisseau pendant une marche pénible de dix-heures, nous atteignons Torbaly, dont les maisons blanches sont échelonnées le long de la montagne, au milieu de rochers énormes que séparent les sinuosités du ruisseau.

Les femmes, vêtues d’un simple pantalon et d’une chemise qui leur cache à peine la poitrine, nous regardent passer avec de grands yeux bleus d’une douceur infinie ; les enfants sont gais et bruyants ; les hommes paraissent pleins de force et de santé. Tout, en un mot, respire le bien-être et l’aisance, choses rares dans ce beau pays, ou trop souvent nous rencontrons des populations étiolées et faméliques.

Notre étape du lendemain nous offre les sites les plus agréables et les plus variés. Nous sommes toujours dans la montagne, mais le ruisseau a pris des proportions gigantesques. Il change à chaque instant de direction : ça et là de longues tiges de pins, creusées en forme de dalles, et supportées à des hauteurs énormes par des échafaudages faits de main d’homme, réunissent des collines entre elles, et distribuent les eaux sur mille points différents.

Rien de particulier jusqu’à Mudurly.

La ville renferme un certain nombre de ruines curieuses. Malheureusement les inscriptions grecques des monuments ont été presque entièrement grattées. Je remarque surtout une belle colonne de marbre gris bien conservée, et, sur une colline qui domine la ville, les ruines d’un vieux château avec quelques entrées de souterrains comblés, d’une construction tout à fait ottomane.

Vers la fin du jour, nous nous remettons en marche. Nous nous trouvons bientôt dans des chemins tortueux et difficiles où le crépuscule nous surprend. Notre petite troupe s’avance silencieuse et isolée au milieu des caprices de la montagne. Enfin la nuit arrive et nous n’apercevons point de gîte : nous continuons, bon gré mal gré, à suivre nos guides, automates muets qui nous précèdent avec une parfaite impassibilité, et ne doivent s’arrêter qu’à nos ordres. Cent fois nous manquons de nous rompre le cou dans cette descente périlleuse, au milieu des quartiers de roc qui encombrent le sentier. Chacun de nous marche avec précaution derrière son compagnon, assez inquiet sur la manière dont on va passer la nuit. Rien n’indique en effet le voisinage des habitations ; nulle lumière ne nous apparaît, nul bruit ne vient jusqu’à nous, et nous n’entendons que le pas irrégulier et saccadé de nos montures qui retentit sur le rocher.

Tout à coup nos yeux sont frappés d’une vive lueur autour de laquelle quelques points noirs immobiles nous font deviner des hommes. Nous nous empressons de nous diriger de ce côté, et nous entrons bientôt dans un pré ou des bergers, accroupis autour du feu que nous avions aperçu, fument silencieusement leur chibouck.

Il est trop tard pour dresser notre tente. Bien que le pré, ravagé par une inondation récente, soit humide encore, nous nous décidons à bivaquer en plein air, et nous nous étendons sur l’herbe où le sommeil ne tarde pas à nous gagner.


Village aérien. Nally-Han. — Les terrains gypseux. — Tchaïr-Han. — Bey-Bazar.

Nous consacrons une partie du lendemain à la visite d’un village dont la construction est des plus bizarres : chaque cabane est une étable faite de longues bûches superposées, au-dessus de laquelle les habitants se sont réservé une demeure aérienne.

Malgré la chaleur du jour, nous sommes forcés le soir d’allumer du feu, car nous commençons à être à une hauteur assez considérable au-dessus du niveau de la mer, et il fait un froid très-vif. Notre marche du lendemain nous conduit dans une région plus élevée encore. La route est pénible ; nous rencontrons une caravane de plus de deux cents chameaux, et enfin nous apercevons les maisons blanches de Nally-Han, qui s’échelonnent au pied d’une montagne d’une teinte complétement rouge offrant le plus singulier aspect, et dont l’effet se rehausse d’une manière bizarre par des marnes bleuâtres que l’on aperçoit au dernier plan.

Nous dressons notre tente à l’entrée de la ville. À peine sommes-nous installés qu’une foule de femmes viennent nous assaillir ; elles nous entourent, nous pressent, gesticulent, parlent confusément ; il y en a même quelques-unes qui pleurent. Notre interprète nous explique enfin la cause de cette scène imprévue. Nos uniformes ont attiré l’attention sur nous ; on sait que nous venons de l’armée, et toutes nos visiteuses sont accourues