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VOYAGE EN DANEMARK,

PAR M. DARGAUD[1].
1860
(EXTRAITS.)


VIII

Klampenborg. — Mon hôte en ce lieu. — Le Danmann. — Skodsborg et Frédéric VII. — Le Sund et ses bords.

…Les journées, les soirées et les nuits m’ont été bonnes à Copenhague. Tout germait, tout brillait, tout fleurissait pour moi dans une aurore boréale de l’âme.

Un jour, après avoir exploré le musée de Thorwaldsen, j’ai été dîner à Klampenborg, chez M. Harold de Moltke. J’ai vu le Sund après avoir vu le musée de Thorwaldsen. Deux grandes émotions en un jour ! Le beau dans la nature repose du beau plastique et le surpasse ; alors ce n’est plus l’homme qui est l’artiste, c’est Dieu.

J’ai pénétré par les taillis de Klampenborg dans la résidence de M. Harold de Moltke. J’ai franchi ce seuil riant où l’on sait si bien accueillir. M. Harold a appris à Glorup l’hospitalité, comme il y a, dès son enfance, appris l’honneur. Il vient d’épouser une personne accomplie de distinction et de grâce. Elle est aussi séduisante et modeste qu’il est brave et cordial. Ils habitent certainement l’un des plus magnifiques lieux du monde. Leur nid est suspendu sur les grandes eaux, sous un toit de jasmin et de roses. Un couple ravissant et une maison noyée de tous côtés dans les lianes, dans les arbres, dans les mélodies et dans les parfums, avec un jardin et des fenêtres sur la mer : c’est ce qui m’attendait. Là, tout est jeune. Une jeune villa, de jeunes voitures, de jeunes fleurs, de jeunes chiens, de jeunes chevaux, de jeunes serviteurs, un jeune amour, l’infini de la vie et du Sund devant soi : — voilà Klampenborg !

Avant dîner nous nous étions promenés pendant quatre heures au bord de la mer, de village en village de pêcheurs. Les filets étaient étendus entre les huttes. Les châteaux et les maisonnettes sortaient du milieu des verdures.

J’ai eu un hasard entre mille, un hasard d’horizon merveilleux.

La moitié du ciel était grise et la moitié du Sund de même couleur. Vingt-trois vaisseaux, les voiles déployées, naviguaient çà et là près d’un bateau à vapeur. Sept vaisseaux ont été, tout d’un coup, empourprés d’une lueur ; c’était une lueur de soleil indescriptible. L’autre moitié du ciel et l’autre moitié du Sund étaient d’un bleu pur, le Sund plus bleu que le ciel. Ces deux spectacles, que j’embrassais d’un regard, étaient d’une religieuse solennité.

Après le diner, nous nous sommes établis sur la terrasse, au-dessus de la mer argentée par la lune.

M. Harold m’a apporté des cigarettes et m’a pressé de m’envelopper de son manteau militaire contre l’humidité. Nous sommes restés là en contemplation devant le Sund blanchissant et agité, dont les vagues se brisaient à nos pieds dans un rhythme divin. En rentrant au salon, j’ai déposé le manteau et je me suis aperçu qu’il était troué de trois balles. M. Harold de Moltke, alors lieutenant de cavalerie, avait reçu ces balles dans une rencontre soudaine où, au lieu de se rendre, il résolut avec douze hommes de traverser un bataillon ennemi. « Mes amis, dit-il à ses soldats, avec une gaieté héroïque, vos manteaux sont mouillés par le brouillard, abattez-les sur le devant de vos selles et chargeons. Le feu de l’ennemi et la fumée de la poudre les sécheront. Culbutons le diable, de peur que le diable ne nous culbute. » Il dit et, piquant des deux, l’épée nue au poing, il se fraya un passage sanglant. M. Harold de Moltke était alors fiancé à celle qu’il a épousée depuis. Il devait donner sa démission de son grade. Par amour il l’eût fait, sans la guerre, mais la guerre étant proche, par courage il demeura à son poste. Il fit brillamment, contre nous, toute la campagne d’Italie. À Solferino, presqu’à la fin de la bataille, il eut une inspiration heureuse. Il avait fixé sur sa poitrine le portrait de sa fiancée : tout d’un coup il s’aperçoit qu’il ne l’a plus. Malgré la mitraille qui pleuvait, il regarde et voit étinceler, un peu à sa droite, la miniature qui s’était détachée de son sein. Sans descendre de cheval, il appuie sur un étrier, se penche et saisit le portrait. Il se relève. Un boulet avait passé tandis qu’il se baissait, et avait tué le uhlan qui était derrière lui.

À la paix de Villafranca, M. Harold de Moltke donna sa démission, qu’il avait ajournée à cause de la guerre. Il se maria et s’établit à Klampenborg. Il appartient maintenant à la garde de Frédéric VII. Quand il endossa son nouvel uniforme, son valet de chambre danois lui dit : « Je le brosserai avec plaisir cet uniforme-là. Croyez-moi, monsieur le comte, il vaut mieux être capitaine chez nous que général à l’étranger. » Ce valet de chambre est né sur la terre de Glorup, dans une chaumière que je connais, à quelques minutes du Grand-Belt. Ce paysan, fils de paysan, a, comme ils l’ont tous, le sentiment danois, le patriotisme. Il est ce qu’on appelle

  1. Suite et fin — Voy. pages 81 et 97.