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berg les restes des Sehendenschauze, ou redoutes suédoises, élevées par Bernard de Weymar.

4o De Rastadt à Freudenstadt, par la vallée de la Murg. Lecourbe y battit les Autrichiens en 1796. La route a été continuée jusqu’à Freudenstadt, sur la crête de la forêt Noire.

5o De Carlsruhe ou de Philippsbourg à Stuttgart, par Bruchsal, où le prince Eugène campa en 1734 quand il voulut faire lever, à Berwick, le siége de Philippsbourg.

Les deux premières routes conduisent à la vallée du Danube, où les grands coups ont toujours été frappés, et que, pour cela, la Confédération germanique a fermée avec l’immense forteresse d’Ulm. Les trois autres mènent dans un pays riche et bon pour les armées, le bassin du Neckar, mais qui militairement est pour nous une impasse, car de l’autre côté s’élève la Rauhe-Alp ou Alpe-Rude, plus difficile à franchir que ne l’est la forêt Noire, dans une bonne partie de son développement.

Aussi avons-nous le plus habituellement tourné la forêt Noire par ses extrémités, en passant soit au sud, par le Brisgau et les villes frontières, comme Bernard de Weymar, Condé, Turenne et Moreau dans la campagne de 1800 ; soit, au nord, par la vallée du Mein, comme Napoléon en 1805 et en 1809, quand il allait à Austerlitz et à Wagram.

Mais laissons les choses de la guerre et regardons encore un moment au cœur de cette pittoresque région, où à chaque pas vous trouverez, à côté des souvenirs homicides, les calmes beautés d’une nature pastorale. L’herbe pousse plus verte là où le sang est tombé, et la terre se hâte de cacher sous des fleurs les traces de la mort.

Un casseur de pierres badois (voy. p. 205).


La forêt Noire, que les Allemands appellent le Schwarzwald, ce qui signifie la même chose, court parallèlement aux Vosges, à une distance moyenne de douze lieues, depuis le grand coude du Rhin, à Bâle, jusqu’au grand coude du Neckar, à Eberbach, quand cette charmante rivière tourne à l’ouest pour arroser les collines de Heidelberg et se perdre dans le grand fleuve, au-dessous de Manhein. Sa longueur est de cinquante lieues, sa plus grande largeur de quinze à seize. On y trouve les plus hautes cimes de l’Allemagne[1], le Feldberg et le Belchenberg, aux environs de Fribourg, qui dépassent quatorze cents mètres. À ne regarder que de loin ou sur la carte, on la pourrait prendre pour la continuation du Jura français. Mais le granit et le porphyre qu’on y trouve la font d’un autre âge du monde et elle est disposée en sens inverse. Elle descend doucement à l’est par étages successifs, tandis que de ce côté le Jura tombe brusquement ; son escarpement, comme celui des Vosges, est du côté du Rhin, ce qui confirme l’opinion que j’ai rappelée sur l’écroulement de la partie centrale de l’énorme massif que formaient les deux chaînes soudées l’une à l’autre, quand la Suisse entière n’était qu’un lac et que la vallée du Rhin n’existait pas.

La forêt Noire ne doit pas son nom menaçant à de redoutables mystères qu’elle cache dans ses profondeurs, mais à la sombre verdure des pins qui couvrent ses flancs. Les sommets, généralement arides et nus, sont balayés par des vents froids, qui rendent la végétation languissante et rabougrie ; ils ne sont pas assez élévés pour que de grandes rivières en descendent. Beaucoup de sources gazouillent sous l’herbe, mais peu de cascades, et quelques petits lacs, dont les eaux reçoivent des bois qui les entourent une teinte noire et lugubre.

L’imagination des habitants s’est empreinte des mêmes couleurs. Autour de ces ondes sinistres, les paysans vous content encore de bien terribles histoires. Ainsi, au Mummelsée, c’est le cortége funèbre de vingt-quatre fantômes, douze jeunes filles, douze cavaliers, qui, chaque vendredi, sortent des ruines de deux châteaux voisins et errent la nuit sur les rives du lac redouté. L’armure des chevaliers étincelle d’une lueur sanglante ; on dirait à la fois du sang qui les couvre et du feu qui les brûle. Les jeunes filles, leurs victimes et leurs bourreaux, marchent enveloppées d’une douce lumière, et chaque fois qu’elles les rencontrent laissent tomber ces mots de leurs lèvres de pierre : « Soyez maudits pour l’éternité ! »

Le lac lui-même a, comme la rive, ses terreurs. Dans son sein habitaient de jeunes et belles ondines qui se laissaient voir et aimer des pâtres d’alentour. Mais malheur à celui qui ne gardait pas le secret de ces dangereuses amours. Quand il revenait sur la rive appeler la nixe absente, un gémissement sortait des profondeurs du lac et l’eau se troublait d’une teinte sanglante. Ce sang signifiait la mort de l’amour, la mort aussi de l’amant.

  1. Si on excepte le Grubenrander, dans les Riesengebirge, qui a dix-neuf mètres de plus, quatorze cent quarante-quatre au lieu de quatorze cent vingt-cinq, altitude du Feldberg. Celui-ci n’est dépouillé de neige que de juin à septembre.