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Dans les vallées sourdent en grand nombre des sources minérales et s’étendent de fraîches prairies, où vit une population saine et vigoureuse de bûcherons et de charbonniers. L’été, ils transportent ou débitent les arbres abattus dans l’hiver, et, durant les longues veillées, travaillent à mille objets de bois qui se vendent bien loin. À l’automne, c’est la cueillette joyeuse des baies de merisier sauvage dont ils fabriquent leur fameux kirsch-wasser. Épars en de nombreux hameaux ou dans des cabanes solitaires, ils y gardent leurs mœurs pastorales et rustiques. Ils ont peu de besoins : en beaucoup d’endroits, une branche de sapin résineux sert encore de flambeau à la famille et remplit le chalet de sa fumée odorante.

Nos forêts d’arbres à feuilles caduques sont bien souvent, l’été, en dehors des sentiers, un inextricable pêle-mêle de plantes parasites et grimpantes, qui arrêtent le regard et les pas au bord même du chemin. Les sapins dont le Schwarzwald est couvert ne laissent rien pousser à leur ombre. L’œil erre librement, sous la sombre voûte, à travers les troncs sveltes et droits, qui rivalisent à qui montera le plus haut dans l’air et la lumière. Pénétrez dans une de ces forêts, et vous croirez être au milieu d’un temple aux mille colonnes élancées. Les feuilles tombées font un tapis épais et sourd où rien ne s’entend et où tout se voit. Que de fois le paysan a cru reconnaître au loin, quand la lune jette sous la feuillée ses rayons tremblants, le chasseur maudit que poursuivent de hideux squelettes montés sur des cerfs furieux.

De loin en loin, un torrent écume le long des pentes et un roc fait sortir sa tête sourcilleuse de la verte enveloppe d’une prairie. Le granit et l’herbe luttent à qui restera l’espace. L’arbousier et la camarine l’enveloppent de leurs rameaux traînants et lui attachent au front leurs guirlandes de fruits rouges et noirs, tandis qu’un jeune pin enfonce ses racines dans les fentes de la pierre et s’élève fièrement au-dessus du roc dompté.

Les sources minérales sont à l’ouest, dans le pays de Bade : l’Europe y accourt. Sur l’autre versant, le sol semble d’abord plus pauvre, parce que la pente y étant moins rapide, on reste plus longtemps à une altitude où la végétation languit[1]. Dans la haute vallée du Danube, qui reçoit de plein fouet les vents glacés des Alpes, elle s’éveille un mois plus tard que dans la vallée du Rhin. Mais à mesure qu’on descend, elle s’anime et se varie : les chênaies alternent avec les sapinières, les éclaircies se multiplient, et une culture plus variée s’y déploie. Nous sommes dans le Wurtemberg.

La partie de ce royaume comprise entre l’Alpe de Souabe à l’est et le Schwarzwald à l’ouest, est le bassin du Neckar. Il forme un triangle dont ces deux chaînes de hauteurs sont les côtés, et qui aurait son sommet dans les montagnes où le Neckar et le Danube trouvent leurs sources, sa base dans les légères ondulations qui séparent cette vallée de celle du Mein. Si, au lieu de s’ouvrir au nord, ce bassin était tourné au midi et que les Alpes n’y fussent point, il aurait le plus délicieux climat. Tel qu’il est, c’est encore un coin béni du ciel et de la poésie. Là ont apparu les premières muses allemandes. Les minnesingers y ont chanté ; Schiller y est né, et la seule dynastie impériale qui ait donné de grands hommes et soit restée populaire, les Hohenstaufen, en est sortie.

Quand la tête du dernier rejeton de cette race brillante roula sur l’échafaud où Charles d’Anjou fit monter Conradin, le duché de Souabe fut aboli et les seigneurs, restés sans chefs, se firent les maîtres du pays. Toute cime se hérissa d’une forteresse, toute gorge se ferma d’un château. Aussi, à partir de Mühlacker, je recommence à voir, çà et là sur les montagnes, des pans de murs ébréchés, non de ces ruines toutes neuves, de ce moyen âge artificiel, comme on a tant fait depuis trente ans en Prusse, sur les bords du Rhin, en Angleterre, même chez nous, mais de vrais châteaux forts que le temps, de sa puissante main, a fait en partie crouler.

L’art n’y peut rien. Il faut que l’homme donne à la pierre quelque chose de lui-même ; il faut que derrière ces murailles on ait aimé, on ait souffert, et que nous puissions y évoquer tout un monde de souvenirs, pour que nous ne passions pas à côté d’elles avec indifférence. L’artiste qui abrite sous l’ogive un enrichi de la veille, ou le prince qui veut des arceaux gothiques pour donner à sa demeure et à celui qui l’habite l’air religieux et chevaleresque des vieux temps, croient faire de l’architecture qu’ils appellent spiritualiste, ils ne font que des pastiches odieux. Les monuments, eux aussi, doivent avoir vécu, à moins qu’ils n’aient en eux, dès le premier jour, la beauté qui n’a point d’âge.

Cette colère m’est venue à Ludwigsbourg, une de ces villes que les dictionnaires de géographie dépeignent ainsi : ville bien bâtie ; ce qui veut dire où les maçons ont tenu le cordeau bien droit. Ludwigsbourg n’a pas un siècle et demi d’existence. Chose étrange, ces jeunes cités sont tristes et sans vie, comme on dit que sont les enfants des vieillards. Elle dut sa naissance à un caprice du duc Louis. Ses successeurs y ont entassé toute l’administration militaire de Wurtemberg, ce qui ne l’a pas rendue plus riante, et y ont bâti un château de faux gothique, l’Emichsburg, en face duquel je me demandais : mais pourquoi donc, ces amoureux de mâchicoulis et de créneaux ne font-ils pas pour leur personne ce qu’ils font pour leur maison ? Voir sortir d’une porte ogivale un paletot, des bottes vernies et notre affreux chapeau rond, au lieu de souliers à la poulaine, de toques à plumes et de casaques mi-parties de rouge et de vert, c’est un contre-sens. L’église garde sa vieille architecture et elle a raison, parce qu’elle garde aussi son costume et ses croyances d’autrefois. C’est un tout harmonieux et complet. Mais l’architecture civile d’aujourd’hui ne peut pas plus être celle du treizième siècle, qu’on ne peut donner à nos chasseurs à pied, au lieu de leur carabine, la pertuisane du moyen âge. Autres temps, autres mœurs et aussi autres demeures. La vérité est aussi bonne dans l’art que partout, et du gothique

  1. Brisach, sur le Rhin, et Sigmaringen, sur le Danube, sont à peu près sous le même parallèle : l’un est à deux cents mètres d’altitude, l’autre à cinq cent quarante-neuf.