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aujourd’hui, c’est du mensonge, ou si vous l’aimez mieux, du mauvais goût.

À quelques lieues au nord de Ludwigsbourg, au gros village de Marbach, j’avais salué, en passant, le lieu de naissance de Schiller, le poëte au regard doux et profond, à l’âme libre et pure, qui honora la muse plus encore qu’il n’en reçut d’honneur, parce qu’il fit de la poésie non le culte de l’art pour l’art, comme le Jupiter Olympien de Weimar, mais l’apostolat du bien par le beau.

À Marbach nous avions quitté les dernières collines du Schwarzwald, pour descendre au bord du Neckar et entrer dans de grandes plaines ondulées que l’on moissonnait, hommes et femmes, à la faucille. La vigne recommençait à paraître ; à Ludwigsbourg il y en avait davantage ; à Stuttgart elle couvre tout.


X

À STUTTGART.

Différences nationales de l’ivresse. — Une erreur de naissance. — La France en Allemagne. — Une couronne royale sur les toits. — Les vainqueurs de la Fère et de Brienne. — Le palais du roi. — Les Vénus du roi Guillaume et la statue de Schiller. — Les cuisines royales et leur suisse.

Cette jolie capitale du Wurtemberg est assise au fond d’une petite vallée qu’enferment des collines cachées de la tête aux pieds, sous les vignobles et semées de maisons de campagne aux murs blancs, aux volets verts, comme Rousseau les voulait. Tout cet aspect est frais et riant. Le vin doit couler à flots, mais la bière y coule aussi : il n’est pas assez fort pour la chasser. Aussi trouve-t-on à Stuttgart quantité de brasseries.

Remarquez, à ce propos, les différences sociales de l’ivresse. Celle du vin est bavarde, expansive et gaie : c’est la nôtre. L’Anglais boit son gin seul, dans un coin ; son teint s’allume, ses yeux se gonflent et s’injectent, sa langue s’épaissit ; il tombe : il n’a pas prononcé un mot. L’Allemand charge son estomac de bière et engourdit son esprit de tabac. Il est carrément assis, et c’est nécessaire, car ce qu’il va boire représente plusieurs kilogrammes ; sa longue et lourde pipe occupe une partie de sa maison ; il la tient des dents, des lèvres et de la main ; en conséquence, il parle peu, rêve beaucoup et s’amuse gravement, jusqu’à ce qu’il cesse de penser et de comprendre : c’est le commencement de l’Orient, du haschisch et de l’opium. Il y a bien des choses au fond de la définition que Dumas a donnée de l’Allemand : « un homme qui prend de la bière et qui rend de la fumée. » Brillat-Savarin n’en demandait pas plus pour juger son monde : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. »

Stuttgart est, comme toute honnête ville aujourd’hui doit l’être, en mal d’embellissement. Elle s’attife ; elle s’accroît ; surtout elle s’allonge vers Cannstadt, qui sera bientôt son faubourg, par l’interminable rue de Neckar : une rue qu’on voit maintenant dans toute l’Europe, avec les mêmes maisons à balcons et à pilastres. Peut-être nous conduira-t-on à un art nouveau, mais ce sera en nous faisant passer par un style pour le moment si peu défini, que tous les détails lui conviennent, le grec comme le gothique, le toscan comme le rococo.

Du reste, en s’allongeant ainsi, Stuttgart cherche à réparer l’erreur de sa naissance. C’est à une lieue de là qu’il aurait dû être bâti, à Cannstadt, où les Romains, si habiles à choisir l’emplacement de leurs cités, s’étaient établis. Le Neckar y devient navigable ; l’air et l’eau y sont plus salubres, et des sources minérales y attirent de nombreux étrangers. C’est que le fondateur du Stuttgart, en le mettant où il se trouve, avait songé à ses chevaux, non pas à ses sujets. Ce fut d’abord un haras, plus tard un château, enfin une ville, assez peuplée avec ses quarante mille habitants pour être vivante, pas assez pour être une cohue. C’est après Leipzig et Berlin la cité allemande qui remue le plus de livres, au moins pour en vendre. On y compte une trentaine d’imprimeurs et la seconde librairie de l’Allemagne, celle de Cotta ; la première est Leipzig, chez Brockhaus.

Parmi ces livres que Stuttgart fabrique, bon nombre sont de contrebande. On a beau dire en Allemagne, du haut de toutes les chaires et de toutes les revues savantes, que notre littérature est légère, superficielle, immorale, on s’en occupe, même on s’en pare. Dernièrement M. Reymond a fait à Berlin, sur le mouvement littéraire des dix dernières années, des lectures publiques qui ont été accueillies avec empressement ; et il a pu dire, à deux pas de la statue de Blücher, qui en a tressailli de colère, que l’esprit français loin de s’éteindre, est encore en Europe le plus actif, le plus fécond, peut-être même le plus substantiel et le plus sérieux. Remarquez que, malgré son nom, M. Reymond n’est pas Français, et faites bien attention à la dernière qualité qu’il nous donne : c’est celle que nos voisins nous refusent le plus. Ils en sont toujours à l’hémistiche de Boileau :

Le Français né malin…

et ne nous accordent pas autre chose.

Beaucoup d’autres Allemands sont pourtant de l’avis de M. Reymond ; ils se gardent bien de le dire, mais on doit le conclure de leur zèle à imiter nos comédies, nos drames et nos petits journaux, même à traduire nos livres. Dans le seul mois de mai de l’année 1857, il a été imprimé en Allemagne 50 ouvrages français ou traduits du français, tandis que les autres langues étrangères n’avaient, toutes ensemble, donné lieu, dans le même mois, qu’à 26 publications ; ce qui veut dire bien clairement que l’Allemagne a pour nous de l’estime et de l’affection tout juste deux fois autant que pour le reste du monde.

Nos arts ont même faveur. Ainsi Stuttgart publie deux journaux illustrés, Uber Land und Meer et Illustrirte Welt, le premier à 10 000, le second à 70 000 exemplaires. La plupart de leurs dessins sont des clichés du Magasin pittoresque, de l’Illustration, du Monde illustré, du Journal pour tous, du Tour du monde et de l’Illustrated London-News. Seulement on a soin d’effacer les noms de nos dessinateurs et graveurs, pour faire croire à une provenance germanique.