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tion du nouveau chef ; François Foscari sortit de sa chambre à ce bruit et s’avança sur le balcon de la grande galerie pour s’assurer que ses oreilles ne le trompaient pas, et là, comme frappé de la foudre, il tomba roide mort ; il avait quatre-vingt-quatre ans.

Lorédan, en apprenant cette mort violente, rouvrit son livre de comptes et écrivit en regard de la dette terrible inscrite un an auparavant, cette quittance : L’ha pagata !… Il l’a payée.

Après avoir parcouru les différents étages, les escaliers secrets pratiqués dans l’épaisseur des murailles, mon guide s’arrêta devant une porte retenue par un bout de corde dans la partie reculée de ce palais désert.

« Entrons, dit-il, je vais vous faire voir les seuls hôtes qui soient restés obstinément fidèles à cette ruine. » Nous trouvâmes un salon, dont les sculptures élégantes sont aujourd’hui noircies par la fumée, d’une pauvre cuisine ; quelques lambeaux de soierie pendent aux panneaux délabrés ; des cadres vides, sculptés dans la muraille et écornés, indiquent la violence faite aux toiles précieuses pour les en détacher. Des pots cassés, une ou deux vieilles casseroles suspendues aux clous qui soutenaient jadis les chefs-d’œuvre de Titien ou de Véronèse, et deux chaises défoncées, tel était l’ameublement de ce taudis doré et désert. Nous pénétrâmes dans la seconde chambre plus triste encore, et dont la misère actuelle tranche plus durement avec le luxe passé ; c’est de la misère infirme, si on peut s’exprimer ainsi ; c’est-à-dire de la misère avec la vieillesse qui n’a plus même la force de la propreté. Les murs encore tendus de damas d’une couleur inconnue et crevé de place en place, soutiennent un plafond à poutres sculptées et damasquinées d’or et d’argent, dans le pur style arabe. Quelques vieux fauteuils éclopés, une table servant de perchoir à deux ou trois poules maigres, nourries des miettes de pain de ce pauvre ménage, de la paille pour tapis, des tiroirs sans le meuble qui les enferme, composaient ce triste mobilier. J’oubliais au fond de la chambre, sous un trophée magnifiquement sculpté, soutenant le portrait de Frédéric IV, roi de Danemark, un misérable matelas, posé sur deux planches et recouvert d’une courte-pointe en morceaux.

Le cœur se fend à l’aspect, à l’odeur de cette misère ! Au moment où je pénétrais dans ce triste réduit, s’avança vers moi une pauvre vieille femme, vêtue d’une robe noire, qui me fit un noble salut.

C’était la dernière Foscari !

Dans le fond de la chambre j’aperçus sa sœur infirme, septuagénaire comme elle, qui n’avait pu se lever pour me faire honneur.

Les dernières Foscari !

Voilà donc ce qu’il en reste, couché sur ce grabat, à la place même où le roi de Danemark, leur parent, s’est reposé dans un lit somptueux, comme l’indiquent l’inscription et le portrait de ce monarque, qui l’envoya, en souvenir d’amitié, à son hôte Alvise Foscari.

C’est la seule toile dans tout ce palais que les juifs aient respectée ; sans doute parce que le nom inconnu et le talent douteux du peintre danois n’ont pas trouvé d’amateur.

Cette pauvre vieille comtesse Foscari gardait encore un air de grande dame, qui couvrait ses haillons, et tandis qu’elle me parlait de ses douleurs, je me sentais plein de respect et d’émotion. Un gai rayon de soleil, traversant les planches déjetées qui remplacent les fenêtres, dorait par place, comme une ironie, cette triste vieillesse ; c’était comme la mort par un jour de fête.

Depuis, j’y suis retourné quelquefois, chargé par une noble dame étrangère, à qui j’avais fait visiter ce palais, de porter quelque adoucissement à une si profonde misère !

La plus âgée des deux sœurs mourut bientôt.

Trois ans après je passais dans une de ces Calle ou ruelles étroites qui se trouvent derrière le palais Foscari, lorsque je vis un attroupement de gens du peuple qui s’avançait lentement de mon côté. Au milieu, soutenue par cette foule, marchait péniblement une vieille, vieille femme, que l’on appelait respectueusement Ecellenza ; c’était la comtesse Foscari, forcée d’abandonner l’illustre palais de ses ancêtres, que le gouvernement venait d’acheter aux nombreux créanciers qui, depuis longtemps, en étaient possesseurs[1]. Cette vieillesse usée, refroidie par la misère et le chagrin, avait retrouvé des larmes en quittant le lieu de sa naissance, de sa vie entière, et qui aurait dû être aussi celui de sa mort. Elle paraissait navrée et, sans doute, elle se disait avec le poëte : « On meurt toujours trop tard. »

Un peu avant le palais Foscari et plus près de l’église della Salute se trouve le palais da Mula. Sa cour pittoresque et son escalier grandiose nous engagent à en donner la vue, comme un des types de l’intérieur des habitations seigneuriales de Venise.


Le grand canal. — Les palais. — La scala antica. — Bianca Capello.

Avant de quitter ce grand canal, si magique avec ses deux rangées de palais, et dont la description demanderait un volume tout entier, essayons au moins d’en tracer la vie, le mouvement. C’est au coucher du soleil que le Canalasso est sillonné de promeneurs, étendus tout au long sur les coussins moelleux des gondoles qui se balancent avec tant de grâce sous la pression des rames. L’eau qu’elles agitent, éclairée verticalement par les derniers rayons du jour, se renvoie, comme les facettes d’un miroir, l’or et la pourpre célestes. Ces milliers de petites vagues semblent bondir de joie, et comme autant de bouches, aspirer le fresco, dans cette atmosphère épurée du soir. Fresco est le nom qu’on donne à ces promenades de l’après-dîner sur le grand canal. C’est l’heure du frais, l’heure des œillades et des rendez-vous, c’est l’heure où l’élégant patricien, conduisant lui-même sa gondole, la précipite avec violence et comme pour la briser sur l’escalier de marbre des palais, puis l’arrête court, avec autant de

  1. Voy. p. 20. Il est maintenant non pas restauré, mais réparé, et sert d’école militaire.