Page:Le Tour du monde - 07.djvu/166

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granitiques des Alpes Styriennes et des monts de Moravie. Comme un vigoureux athlète qui rassemble ses forces pour un effort suprême, le fleuve ramasse ses eaux naguère épandues sur les rives, lutte, écume et bondit, mais passe à travers l’issue qu’il s’est ouverte. « À mesure qu’on avance, l’aspect devient plus triste et plus sauvage, les rochers se groupent en masse et se projettent sur les bords d’une manière effrayante ; tout annonce le célèbre passage autrefois si dangereux du Strudel. À une demi-lieue au-dessous de Grein, on entend déjà le bruit du fleuve. Dans cette gorge étroite et obscure, au milieu du Danube, est une île de rochers nommée Werder, de quatre cents toises de longs sur deux cents de large, qui sépare le fleuve en deux parties. Le bras droit est à peu près impraticable par les bas-fonds au moment de l’étiage et par la violence du courant dans les hautes eaux. C’est donc le bras gauche seulement qui sert à la navigation et qu’on appelle le Strudel. Ce passage, resserré entre des rochers énormes, est en même temps parsemé d’autres rochers entassés les uns sur les autres, et à fleur d’eau. Il n’a de large que quatre-vingt-dix toises, et il est encore partagé en trois parties, dont une seule, à droite, est praticable. Il faut même beaucoup d’habileté dans le pilote pour le passer sans danger. Au sortir de ce mauvais pas, tout n’est point fini : cent toises au dessous du Strudel, on trouve le Wirbel, un autre tournant du Danube, espèce de tourbillon que forment les eaux en raison de la pression qu’elles ont éprouvée et de la résistance que leur oppose immédiatement après une masse de rochers du côté du sud et nommée le Haustein. Ce passage est encore plus dangereux que l’autre ; en deux minutes on est lancé avec une extrême vitesse du côté opposé. Cependant les travaux qui ont été faits depuis 1778 ont diminué beaucoup le danger de cette navigation. Il n’en reste plus que ce qui est nécessaire pour inspirer le sentiment de crainte qui s’accorde à merveille avec les beautés de ce lieu sauvage et majestueux[1]. »

Le Wirbel.

Les travaux commencés par l’impératrice Marie-Thérèse ont été continués, et, la poudre aidant, le Strudel aura un minimum de six pieds de profondeur dans les plus basses eaux. Mais le courant y reste toujours d’une violence extrême, parce que la pente y est de quatre pieds par cent brasses de longueur et la vitesse de dix pieds par seconde. Le granit même n’y résiste pas : un des rochers du Haustein, formé de la pierre la plus dure, a été creusé par le choc des vagues jusqu’à huit pieds de profondeur. S’il n’est donc plus besoin au pilote que d’un œil sûr et d’une main ferme, il faut du moins qu’il les ait, surtout quand il s’agit de ces immenses radeaux de bois ou de planches où toute une colonie d’hommes, de femmes et d’enfants est embarquée, car pour peu que le navire dévie à droite ou à gauche, il se brise, ce qui arrive encore de temps à autre. À l’entrée du Strudel, un des écueils porte une grande girouette de tôle ou l’on a écrit les noms des bateaux auxquels il est arrivé malheur en ces derniers temps. Est-ce un charitable avis donné au capitaine pour qu’il redouble de prudence, ou une délicate attention pour le voyageur, flatté dans son orgueil de passer là où d’autres ont péri ?

  1. Le comte Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque en Autriche, trois volumes in-folio.