Page:Le Tour du monde - 07.djvu/167

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Avant d’arriver à Lintz, je regrettais de ne pas voir éclore le printemps et les premières fleurs dans cette gracieuse vallée ; ici c’est l’hiver qu’il faudrait venir, au moment de la débâcle, quand les glaces resserrées par l’espace se précipitent et se heurtent avec fracas, plongent les unes sous les autres, se soulèvent, se redressent, et retombent en se brisant. Malgré tous ses bouillonnements et toutes ses colères, le fleuve est dans les temps ordinaires une force calme et cachée. On n’en mesure bien la puissance qu’en le regardant entraîner, sans effort visible, l’immense plaine de glace qui avait voulu l’enchaîner, et que tour à tour, comme en se jouant, il soulève, submerge et rompt, ou amoncelle en débris gigantesques sur les rochers de ses rives. C’est le seul spectacle qui puisse aujourd’hui nous donner une idée des agitations convulsives de nos continents, quand l’œil de Dieu voyait les montagnes bondir, les terres se tordre, se briser ou se replier sur elles-mêmes comme les feuillets d’un livre.

Dans la croyance populaire, le Wirbel est un gouffre sans fond, par lequel une partie des eaux du Danube s’échappent et vont reparaître un jour en Hongrie, dans le lac de Neusiedl. Il y a de nombreux exemples de rivières poursuivant ainsi sous terre une partie de leur cours. En Grèce, en Italie, on en connaît plusieurs ; en France même, le Loiret n’est qu’une infiltration de la Loire. Mais il ne se passe rien de pareil pour le Danube. Ce qui a donné lieu à ce conte des communications souterraines entre le fleuve et le lac, c’est qu’au Wirbel, en un certain endroit, on a descendu la sonde jusqu’à la très-respectable profondeur de quatre-vingt-dix pieds. La cause de tout le mal est ce rocher du Haustein. Aussi les tourbillons n’existent plus dans les très-basses eaux, où le fleuve trouve assez de place entre les rochers de l’île et ceux de la rive gauche, ni dans les grandes crues, parce qu’alors il passe par-dessus le Haustein, comme cela eut lieu le 31 octobre 1787. Ce jour-là, le Danube atteignit sa plus grande élévation connue, cinquante pieds au-dessus de l’étiage. On ne vit plus au-dessus de l’eau que la tête du saint Jean Népomucène en fer-blanc que les mariniers ont placé sur l’extrême pointe du Haustein ; mais le Wirbel avait disparu.

Radeau sur le Danube.

Le problème à résoudre pour donner toute sécurité a la navigation dans ce passage redoutable est donc bien simple : il faut supprimer le Haustein. Autrefois on n’aurait osé concevoir cette pensée titanique. Aujourd’hui ce sera un jeu pour les ingénieurs qui percent les Alpes ou arrachent du fond de la mer les roches granitiques qui les gênent, comme ils viennent de le faire à Brest. Ils sont à l’œuvre. Au commencement de 1857, le rocher avait déjà été coupé jusqu’au pied du mur de la vieille tour du Diable, Teufelsthurm, que porte le Haustein, et le chenal du fleuve étendu jusqu’à une largeur de cent brasses. En même temps, on a comblé le petit golfe de Freidhof, sur la rive gauche. Les sinuosités du fleuve, si gracieuses à l’œil, mais si dangereuses au marin, sont donc peu à peu redressées. Le Danube devient un canal ; la ligne droite triomphe, et le pittoresque s’en va, mais aussi le péril.

Au delà de cette gorge fameuse, les montagnes s’abaissent et s’éloignent, principalement sur la rive droite, qui, depuis Ratisbonne, a toujours été moins pittoresque