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UNE VISITE AU SÉRAIL EN 1860,

PAR Mme X…[1].
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Les Turques Kiosem et Ashada (suite). — La Vénitienne Roxane. — La Russe Tarkhan. — L’Arménienne géante. — Mort de Kiosem — Les odalisques au dix-neuvième siècle.

Lorsque le capi-aga se présenta avec ses capigis, le jeune prince Mourad, fils de Kiosem, loin de paraître intimidé, se releva furieux ; ses cris retentirent dans tout le sérail ; il se réfugia sur un balcon d’où il appela au secours, notamment avec des gestes d’autorité tous les anciens serviteurs de son père. Cette résistance d’un enfant de dix ans anima les eunuques commis à sa garde ; ils tuèrent le capi-aga et mirent en fuite les capigis.

À la nouvelle de cette tentative, il y eut un soulèvement général. Daroud-pacha fut conduit aux Sept-Tours et étranglé dans la même salle où Osman avait, en sa présence, rendu le dernier soupir. Son immense succession fut recueillie par l’empereur. Un magnifique palais d’été situé dans la campagne, au delà des Sept-Tours, faisait partie de cette succession. La valideh y conduisit Mustapha, qui s’ennuyait dans les jardins délicieux du sérail et dont la maladie d’esprit s’était aggravée.

Le désordre régnait partout ; les janissaires, les spahis, généralement toute la soldatesque opprimait et pillait le peuple. Les rues de Constantinople étaient journellement le théâtre de quelque combat et la loi du plus fort était partout en vigueur. Kiosem pensa alors que le moment était venu. Depuis longtemps elle travaillait à rallier tous ceux qui l’avaient servie au temps de sa grandeur ; le cheik-ul-islam qui avait à venger la mort de son gendre lui donna son appui ; elle gagna aussi le nouveau grand vizir Ali-pacha et les agas des janissaires ; enfin la plupart des pachas mécontents lui donnèrent leur adhésion. Le grand vizir convoqua l’ayack-divan (conseil où l’on délibère debout) dans la mosquée du sultan Soliman, et cette assemblée prononça tout d’une voix la déchéance de Mustapha ; elle motiva sa sentence sur ce fetra (décision) que le cheik-ul-islam venait de prononcer : « La loi du Prophète défend d’obéir à un insensé. »

Aussitôt le grand vizir se rendit au palais d’été et eut la hardiesse d’apprendre au padischa la sentence de l’ayack-divan. Mustapha l’écouta sans manifester la plus légère émotion ; mais la valideh se montra très-irritée ; elle résolut de ramener sans délai Mustapha dans sa capitale, et malgré sa modération ordinaire elle donna l’ordre d’étrangler sur-le-champ Kiosem et l’héritier présomptif. Mais la prévoyante Kiosem avait changé déjà le kislar-aga : c’était elle qui commandait dans le quartier des femmes. Les eunuques impassibles reconduisirent, cette fois pour toujours, la valideh dans le vieux sérail et Mustapha fut ramené dans sa prison. Loin de manifester aucun déplaisir, il louait Dieu et disait qu’il était un pauvre derviche, né pour vivre dans l’obscurité.

Tandis qu’il se réjouissait ainsi de son malheur, le fils de Kiosem se rendait au divan assis sur un soffra recouvert de drap d’or que portaient quatre janissaires. Lorsqu’il parut, le cheik-ul-islam cria le premier : « Longue vie à sultan Mourad ! que son règne dure mille ans ! »

Toute l’assemblée répéta les mêmes acclamations, et dès le lendemain Mourad IV parcourut les rues de Constantinople, environné de tous les dignitaires du sérail. Cet enfant était si beau que les femmes se précipitaient sur son passage avec des transports d’admiration et de joie, en criant : « Vive notre padischa ! »

Kiosem prit le titre de sultane valideh qu’elle avait ambitionné si longtemps ; elle gouverna avec une puissance absolue pendant quelques années, mais elle ne parvint pas toujours à réprimer l’insolence des janissaires, les révoltes des spahis et les désordres de la populace qui s’ameutait quand le blé manquait ou qu’un santon fanatique prêchait contre les vices et l’impiété des pachas. Lorsque les mécontent persistaient et qu’il y avait péril à envoyer contre eux les milices restées fidèles, on leur jetait par-dessus les murs du sérail les têtes qu’ils demandaient ; une fois ils en exigèrent trente et on les leur donna. Kiosem est la première sultane qui se soit mêlée directement et ostensiblement de la politique européenne. La valideh sa devancière et la Baffa, mère de Mahomet III, n’avaient pris part qu’à l’administration de l’empire. Elle traitait avec les ambassadeurs par l’intermédiaire du grand vizir et assistait voilée au conseil. Son autorité dura un peu moins que la minorité du sultan.

Mourad IV, dès l’âge de quinze ans, contraignit la valideh à lui abandonner le pouvoir et les Turcs purent s’apercevoir bientôt qu’ils avaient un terrible maître. Cet adolescent était ombrageux et cruel comme un vieux tyran. L’ardeur guerrière dont il fut possédé plus tard se manifesta d’abord par une activité prodigieuse et un goût passionné pour les exercices violents. Sans cesse il faisait lutter et combattre ses pages, ses muets et jusqu’à ses bouffons ; ceux qui avaient porté les plus rudes coups et montré le plus de courage recevaient de sa main des armes de prix, des joyaux et parfois même les

  1. Suite et fin. — Voy. page 1.