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riches habits dont il était vêtu. Il était défendu sous peine de mort d’approcher des murs du sérail, et les bons musulmans n’osaient même lever les yeux vers ce lieu redoutable. On raconte encore aujourd’hui à Constantinople le trait suivant de l’ombrageuse cruauté de Mourad IV. Il y avait dans ses jardins un kiosque d’où l’on découvrait la plus belle perspective. Le sultan y venait souvent et prenait plaisir à regarder sa ville impériale avec une excellente lunette d’approche dont la république de Venise lui avait fait présent. Un jour qu’il promenait ainsi ses regards sur les hauteurs du faubourg de Péra, il trouva au bout de sa lunette un jeune homme qui, appuyé au balcon d’un petit belvédère et armé d’un long tube pareil à celui qu’il avait lui-même à la main, semblait explorer l’enceinte du sérail. Le sultan fait un signe, deux bastandjis partent aussitôt et avant la nuit l’infortuné curieux était pendu au balcon qui lui servait d’observatoire.

C’est vers ce temps-là que l’usage du tabac commença à se répandre parmi les Turcs ; le sultan, qui détestait cette nouveauté, défendit sous peine de mort le plaisir de fumer ; mais ses ordres ne furent pas toujours exécutés ; ses sujets bravaient la mort pour conserver leurs pipes, et la drogue pernicieuse pénétra jusque dans le sérail. Une fois Mourad IV surprit la valideh le tchibouk entre les lèvres, et, à cet aspect, sa fureur fut si grande que la princesse dut se jeter à ses genoux pour obtenir son pardon. Le sévère monarque voulait qu’elle obéît comme le dernier de ses esclaves, et ce n’était qu’à force de respect et de soumission qu’elle obtenait quelque chose de lui.

Mourad IV allait entreprendre ses grandes guerres contre la Perse lorsque le kislar-aga lui présenta une esclave circassienne d’environ seize ans, qui s’appelait Roxane ; jamais femme d’une beauté aussi parfaite n’était entrée dans le sérail. Elle avait les cheveux blonds, les yeux bleus et les sourcils d’un noir de jais. Ses traits étaient d’une finesse incomparable et son teint d’une fraîcheur douce, qui rappelait la nuance délicate des roses sauvages. Cette belle créature charma tout d’abord le sultan, et bientôt elle le subjugua non par sa douceur, mais par sa hardiesse et sa méchanceté. Le sombre Mourad subit l’ascendant d’un caractère encore plus énergique et plus implacable que le sien. Lorsqu’il alla faire la conquête de Bagdad et de Babylone, Roxane gouverna en son nom, et bien qu’elle ne lui eût donné que des filles, il l’honora du titre d’hassaki. Tout lui obéissait dans le sérail ; la famille impériale était à ses genoux, et la valideh Kiosem elle-même dut courber le front devant elle.

Les trois frères du sultan et son oncle Mustapha, l’imbécile empereur deux fois détrôné, vivaient encore à cette époque. La cruelle Roxane fit étrangler d’abord Orcan et Bagizid, puis l’infortuné Mustapha ; elle voulait aussi la mort d’Ibrahim, le plus jeune des trois princes ; mais la valideh Kiosem parvint à sauver son fils, en persuadant à Roxane qu’il était fou. Jusqu’à ce moment Kiosem avait souffert en silence les insultes de la favorite ; elle lui avait laissé commettre sans opposition les meurtres politiques qui rapprochaient son second fils du trône ; mais lorsqu’il ne resta plus qu’Ibrahim dans le cafess où avaient été les autres, elle commença à lutter sourdement contre son ennemie. Mourad IV revenait triomphant après la conquête de Babylone ; il fit son entrée à Constantinople avec une peau de léopard sur les épaules, en guise de manteau impérial, et environné de princes vaincus par lui. Kiosem savait que les Persans corrompus avaient eu sur lui une influence funeste et qu’une belle personne l’avait un moment distrait de sa passion pour Roxane. L’habile princesse se plaignit pour la première fois à son fils des outrages de la favorite ; elle l’accusa d’avoir osé lever la main sur une fille du sang ottoman, sur Mihirma, sultane, la propre sœur du padischa. Le fait était véritable ; il avait eu de nombreux témoins. Le sultan courroucé manda Roxane, et lui reprocha d’avoir oublié le respect qu’elle devait à la sultane et la distance qui les séparait. « Quelle distance ? s’écria audacieusement Roxane. — Celle qu’il y a entre une princesse du sang impérial et une esclave, » répondit le sultan. À cette parole Roxane, loin de s’humilier, proféra des menaces et des reproches qui jetèrent son maître dans une fureur de tigre ; il prit la petite masse d’armes qu’il portait au côté et en frappa violemment Roxane au sommet de la tête. Aussitôt l’on vit ce beau front blêmir, ces beaux yeux se fermer à demi et une teinte violette se répandre sur ce beau visage. Comme elle était restée debout, on crut que c’était la colère qui bouleversait ainsi ses traits ; mais elle chancela, mit la main dans ses cheveux et tomba morte. Elle avait vingt-trois ans.

Sultan Mourad imita bientôt les empereurs romains dans leurs goûts et leurs excès. Chose inouïe chez un musulman, il était impie et se moquait du Koran : il buvait publiquement du vin, faisait de longs repas et admettait ses favoris à sa table. Les débauches excessives auxquelles il s’abandonnait lui coûtèrent enfin la vie ; à son lit de mort il se souvint qu’il lui restait un frère, unique rejeton de la maison ottomane, et il ordonna que sur l’heure on le fît mourir en sa présence.

« Ne sais-tu pas, seigneur, qu’il n’existe plus déjà ! » lui répondit la valideh Kiosem qui l’assistait dans son agonie.

Personne n’osa démentir ce hardi mensonge ; et comme le sultan, toujours furieux, menaçait ses médecins de les faire empaler s’ils ne le guérissaient sur-le-champ, ceux-ci lui donnèrent une potion qui termina promptement ses souffrances.

La valideh réunit aussitôt les chefs de l’armée, le cheik-ul-islam et ses ulémas, tous les fonctionnaires du sérail ainsi que les pachas présents à Constantinople. Elle parut au milieu de cette grande assemblée couverte de son voile et environnée d’une suite nombreuse. C’était la première fois qu’une sultane présidait aux délibérations du divan. Elle parla avec tant de sagesse et d’éloquence qu’elle entraîna tous les votes, et fit proclamer Ibrahim malgré les dernières volontés de Mourad IV, qui avait désigné pour son successeur le khan des Tartares. Kiosem alla elle-même tirer son fils du cafess où il était