Page:Le Tour du monde - 07.djvu/388

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ploient toujours cette excuse banale pour éviter de venir les premiers. Un officier d’un rang inférieur lui fut envoyé pour répondre à ses premières politesses. Ce que nous appellerons le chef de notre caravane, accepta néanmoins pour le lendemain une invitation à dîner à laquelle il se rendit accompagné de l’inspecteur de la frontière, du directeur des douanes, de quelques officiers et d’un détachement de Cosaques. Le Dzargoutchey, qui se portait très-bien, malgré son indisposition de la veille, vint au-devant de ses invités jusqu’à la porte extérieure de ses appartements, leur donna une poignée de main, car c’est l’usage chez les Chinois, ou bien ils l’ont adopté à notre exemple, et il les conduisit dans son salon, où lui et notre chef seulement, prirent place sur le divan. On servit du thé dans des tasses de porcelaine, dont les soucoupes en cuivre ont la forme d’un bateau ; puis on offrit des fruits confits et des confitures. La conversation débuta par quelques lieux communs sur nos âges, nos familles, les grades les détails des armes et de l’habillement, et enfin sur le but de notre visite, que le rusé Chinois cherchait à pénétrer par des questions très-adroites. Nous nous amusions de ses efforts, et comme nous n’avions aucun secret à cacher, nous lui dîmes que nous étions venus par pure curiosité sur ce point si intéressant de la frontière. Nous ne savons pas s’il nous crut, mais il parut satisfait de l’explication, et nous aurons probablement l’honneur qu’un rapport à notre sujet soit mis sous les yeux du fils du ciel. Nous n’avons pas besoin de dire que la conversation avait lieu en russe de notre part par l’intermédiaire d’un interprète, et de celle du Chinois en langue mandchoue, que savent en Chine tous les gens bien élevés, parce que c’est celle de la dynastie.

Caravane russe et chinoise à Kiachta. — D’après Atkinson.

On annonça que le dîner était servi ; le Dzargoutchey et notre principal officier passèrent dans la salle à manger en se tenant par la main. On était cinq ou six à table, laquelle n’était pas beaucoup plus grande qu’une table de whist ordinaire. Devant chaque convive se trouvaient deux soucoupes de porcelaine, dont l’une était vide et l’autre à moitié remplie de vinaigre. Nous avions fait apporter nos couverts, car les Chinois se servent pour manger de deux petits bâtons d’ivoire qu’ils manient si adroitement avec les trois premiers doigts de la main droite qu’ils leur suffisent même pour prendre des potages ou des sauces très-liquides. La table était chargée de mets servis dans des soucoupes à peu près semblables à nos assiettes, mets qui se composaient de petits morceaux de viande de porc, de mouton, de volaille, de gibier bouillis dans de la graisse. On les prend sur la soucoupe et on les mange après les avoir trempés dans le vinaigre : on sert alternativement des viandes, des légumes, tels que choux, concombres, choux-fleurs, et des pâtisseries sucrées. Cinquante-deux soucoupes nous furent successivement offertes, et nous goûtâmes d’un grand nombre autant par curiosité que par politesse. le dîner se termina par huit soupes à la viande, ce qui est le maximum de la politesse chinoise, qui mesure la considération que mérite un homme au nombre de plats qu’on lui sert. Nous avions apporté notre pain, car les Chinois n’en font pas usage ; on distribuait à chaque instant aux convives de petits morceaux de papier de soie pour s’essuyer la bouche. La boisson était une espèce d’eau-de-vie de riz sucrée d’un goût fort désagréable. Il n’y avait pas d’eau à table, et les verres n’étaient pas plus grands que ceux dans lesquels on boit en France de la liqueur.

Assurément un dîner chinois n’est pas pour un Européen et surtout pour un Français un chef-d’œuvre gastronomique ; mais il y a certains plats, comme les hachis de porc et les pâtisseries, qui ont fort bon goût. La cuisine chinoise a pour but la variété plus que la quantité, et elle serait vraiment passable si elle était moins grasse, si les épices et surtout l’ail y étaient moins prodigués, et le porc, viande qu’ils préfèrent, moins employé.