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fierté légitime que la régularité et la discipline des travaux et surtout le bien-être et la bonne santé des ouvriers sont dus aux soins de la Compagnie, et contrastent avec la situation qu’ils avaient à subir, lorsqu’on les appliquait, dans l’antiquité et dans les temps modernes, aux grands travaux d’utilité publique.


V

Le lac Timsah. — Une voiture étrange. — La ville d’Ismaïlia. — El-Guisr. — Le kiosque de Saïd-pacha. — Le Sérapeum. — Toussoum. — Tombeau du cheik Ennedeck. — La chaîne de l’Attaka. — Suez. — Navigation sur le canal. Le campement de Kantara. — Le lac Mensaleh. — Port-Saïd.

L’obscurité est complète au moment où nous arrivons à Timsah ; mais la ville qu’on vient d’y fonder semble anticiper déjà sur ses destinées et sa grandeur future, tant le mouvement et la foule sont grands au débarcadère. Les torches brillent aux mains de tous les serviteurs indigènes ; leur éclat répand un voile de fumée. Ces torches sont des piques de fer terminées au sommet par une grille, formant un récipient où l’on brûle des branches d’un bois résineux. Par intervalles, un tison s’échappe et tombe tout enflammé sur le sol, avec la rapidité et l’éclat d’une étoile filante. Des hommes rangés en demi-cercle devant le débarcadère se tiennent immobiles, la torche plantée en terre, comme autant de sentinelles du moyen âge, veillant la lance au pied. La vive lumière qui enflamme leur visage, tandis que toute leur personne reste plongée dans l’obscurité, leur donne l’aspect de démons dont les têtes surnageraient dans un océan de feu.

Nous retrouvons sur cette plage de Timsah la même affluence et le même mélange de montures. Près de nous un objet de forme bizarre se dresse comme une tour tronquée ; impossible d’en deviner la nature, dans la pénombre où il est placé. Des dromadaires sont stationnés tout auprès ; j’aperçois leur long cou, surmonté d’une tête petite et inintelligente. Nous avons sauté à terre. Les saïs s’approchent et nous conduisent, en élevant et secouant leurs torches, précisément à cet objet dont l’aspect singulier et les formes indécises ont excité notre attention. C’est une voiture attelée de dromadaires, véhicule de nouvelle invention et bien original, je vous assure. Moitié omnibus, moitié cabriolet, il a des roues dont les jantes sont larges comme celles de nos grosses charrettes ; il a deux dromadaires au timon, trois en flèche. Une sorte d’écuyer, un cheik arabe, monté sur un dromadaire libre, dirige les jockeys à la peau bronzée, qui sont perchés sur le dos des animaux de l’attelage.

Vue de près, cette machine, adaptée au transport des voyageurs dans le désert, ne manque pas d’élégance ; elle a surtout un caractère de sûreté fort attrayant. Je me hâte d’y monter. Un hasard dont je dois m’honorer me place à côté de l’ambassadeur d’Angleterre. Sa Seigneurie daigne adresser à son entourage quelques mots très-obligeants, selon sa gracieuse habitude ; mais pas la moindre allusion n’est faite aux merveilleux travaux qu’elle vient de visiter. On raconte que les caciques indiens se faisaient un devoir de montrer une suprême indifférence à l’aspect des produits les plus extraordinaires de l’industrie et de la science européenne. Son Excellence pourrait certainement donner l’exemple sous ce rapport aux Ogibeways les plus flegmatiques.

M. de Lesseps est monté à cheval. Il donne le signal du départ ; la voiture s’ébranle : on dirait un char antique portant quelque dieu païen, tant l’escorte qui l’entoure est nombreuse, animée et brillante. De distance en distance, des torches sont fichées en terre sur notre route ; les saïs, qui nous précèdent en courant, portent chacun à la main des branches incandescentes, et laissent derrière eux une longue traînée de flammèches et d’étincelles qui pétillent sous les pieds des chevaux. Notre voiture avance au milieu de ce cortége, allégrement emportée par les robustes quadrupèdes ; et le cheik des dromadaires, vêtu de son costume le plus beau et le plus éclatant, fait caracoler devant nous son dromadaire, où il trône avec la majesté d’un souverain.

Dunes d’El-Ferdane.

Nous arrivons à l’ancien campement de Timsah, devenu la ville d’Ismaïlia.

Ici la plupart des Français sont logés sous la tente. M. de Lesseps leur en donne l’exemple. Il a réservé