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pas diminué d’intensité. Le charbon commençait à nous manquer, la machine fatiguait. Il fut décidé que nous ferions relâche à Calamata, située au fond du golfe. Le gouvernail fut donc orienté au nord, et le Danube déjà plus calme s’engagea entre deux rangées de hauteurs.

Parvenus à terre, nous eûmes d’abord à traverser, sur le dos de nos matelots, un torrent aux eaux noires et fangeuses, dont les bords marécageux étaient hantés par des bécassines. Notre approche en fit lever plusieurs qui furent accueillies par une douzaine de coups de fusil inoffensifs. Au delà débouchait une route conduisant à la ville.

Les habitants groupés près des portes nous regardent avec une curiosité qui n’est point malveillante. Notre marche est entravée par de jeunes porcs qui vaguent librement dans la rue, fouillant de leur groin toutes les immondices, disputant cette nourriture à la multitude des volatiles, tels que canards, poules et dindons, ainsi qu’aux chiens errants, et donnant étourdiment de la tête dans les jambes des passants.

Les montagnes du Taygète baignent leur pied dans la mer. La ville est bâtie sur la croupe d’une de ces montagnes. Elle était dominée autrefois par un fort génois dont nous visitons les ruines, en nous frayant un chemin, à travers les buissons de figuiers sauvages, au grand préjudice de nos pantalons entamés et de nos jambes zébrées d’écorchures. De cette hauteur le panorama est grandiose. La chaîne montagneuse s’étend à notre gauche à perte de vue. Au delà des sommets successifs, l’imagination se représente les ruines de Sparte, car tout est ruine dans ce beau pays.

Au sortir du golfe de Coron, que j’aime mieux appeler « golfe de Messénie, » nous laissons à gauche l’ancien cap Tenare qui se nomme aujourd’hui cap de Matapan. Bientôt on aperçoit les terres élevées d’une île de difficile accès. J’interroge un des maîtres de bord qui me dit avec indifférence :

« La terre que vous avez devant vous est l’île de Cérigo. »

Voiture de la Compagnie du canal de Suez.

Cérigo ! Ce nom n’éveille aucun souvenir. Mes regards parlent au marin que j’hésite à questionner davantage. Il me devine et répond :

« L’île de Cérigo fait partie du groupe des îles Ioniennes. Population très-peu nombreuse. Pas de commerce. Terre stérile. On n’y trouve qu’un seul mouillage. Encore est-il médiocre. »

Fort bien. Je me détourne, mais le commandant s’avance et me tend sa lorgnette en disant :

« C’est l’île de Cythère. »

L’île de Cythère ! La terre consacrée à Vénus, où s’élevaient les temples et les statues de la déesse.

Comment le domaine chéri de Vénus est-il devenu le pauvre refuge de quelques familles d’agriculteurs ? N’y a-t-il plus dans toute la Grèce un seul pouce de terrain qui, rappelant la grandeur du passé, n’y oppose les misères et la décadence ? La terre des dieux gouvernée par des Démosthènes et des Périclès constitutionnels ! Quelle chute !

Peu de distance sépare la Crète de l’antique demeure de Cypris. Nous suivons quelque temps les rivages du royaume de Minos. Puis nous gagnons la pleine mer, et durant trois jours nous ne voyons que le ciel et l’eau. Un ciel gris et nuageux, une eau agitée et grondant sourdement.

Enfin, le 14 décembre notre odyssée finit. Le Danube jette l’ancre dans le port d’Alexandrie.


II.

Alexandrie et le Caire.

La ville d’Alexandrie, vue du port, n’a rien de majestueux. Elle est bâtie sur un terrain plat, et n’offre aucune perspective. Une double rangée de moulins à vent s’étend en ailes à droite et à gauche. C’est un présent de la civilisation française apporté par les soldats de Kléber. Cet utile appareil semble avoir été fort apprécié par Méhémet-Ali. Il en a considérablement multiplié les spécimens. Aussi loin que les regards peuvent s’étendre, on voit s’allonger ou tour-