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ner ces grands châssis couverts de toile, qui ne sont pas pittoresques. Quelques minarets et surtout une colonne de l’époque romaine s’élèvent pourtant çà et là, comme pour protester contre le prosaïsme du tableau. En somme, il ne faut pas regarder Alexandrie à travers le prisme de ses souvenirs, si l’on veut éviter un désappointement.

Il faut se dire que ce n’est pas la ville des Ptolémées. Celle-ci a été détruite. La cité actuelle, construite sur les ruines de l’ancienne, n’en reproduit pas la splendeur. Elle a d’ailleurs un tout autre caractère, une tout autre destination. L’Alexandrie des Grecs et des Romains était une ville construite et ornée pour des gens de loisirs, pour des philosophes et pour des lettrés. Elle était consacrée surtout aux plaisirs de l’intelligence. L’Alexandrie nouvelle est exclusivement adonnée au commerce.

N’y cherchez pas ces édifices qu’élevaient les édiles et les architectes romains dans un sentiment commun du beau. Chacun aujourd’hui pose les assises de sa maison a proximité de ses affaires et s’y retire après l’heure des transactions commerciales. Les grandes distractions sont la table et le jeu. La population européenne n’éprouve pas le besoin d’un lieu de réunion publique : d’un théâtre, par exemple. D’abord la confusion des langues est dans cette Babel peuplée de Grecs, d’Italiens et d’un certain nombre de représentants de tous les peuples de la terre. Ensuite la religion musulmane, qui domine et gouverne en Égypte, exerce sur les mœurs des habitants une influence dont eux-mêmes ne se rendent pas compte. Cette religion proscrit les images ; elle n’élève pas de statues ; elle entoure la vie privée de mystère ; elle renferme les femmes ; elle tourne les fenêtres des maisons sur les cours intérieures ; elle est antipathique aux plaisirs pris en commun. Ces tendances si différentes de celles des anciens, qui vivaient en public, ne font pas les villes brillantes et monumentales.

Voilà ce que nous disions, tandis que le Danube se frayait un chemin au milieu des nombreux navires de toutes nations qui encombraient le port. Le pavillon autrichien, le pavillon russe, le grec, l’italien, l’espagnol et l’anglais, cela va sans dire, figuraient dans ce congrès naval, où l’on voyait même un bâtiment de guerre français qui venait d’amener le duc de Brabant, non sans avoir couru de grands risques pendant la tempête des jours précédents.

Château de Tell-el-Kebir.

À peine sommes-nous arrivés au mouillage et déjà les embarcations nous environnent par centaines. Elles ne peuvent accoster le Danube. Il faut attendre les formalités ordinaires. Mais elles l’enserrent, elles le pressent.

On ne saurait se faire une idée de l’animation et du mouvement dont nous avons, en ce moment, le spectacle. L’échelle du navire est assiégée. Chacun s’efforce d’en occuper le dernier échelon pour recevoir les bagages et les voyageurs. Mais les canots vulgaires, souvent les plus agiles, ne conservent pas longtemps ce poste après avoir réussi à l’occuper. Voici venir une yole aristocratique peinte en blanc et rehaussée de filets d’or. Douze rameurs la font voler sur les eaux troublées du port. L’équipage uniformément vêtu de vestes et de culottes blanches à larges plis et coiffé du tarbouche, c’est-à-dire de la calotte rouge, fait évidemment partie de la marine militaire. Aurions-nous à bord quelque Aroun-al-Raschid qui nous aurait accompagnés dans un strict incognito, après une tournée d’inspection en Europe ? Je regarde nos compagnons. À part trois ou quatre Français, de noble naissance, mais fort ennemis du cérémonial en voyage, je ne vois que des physionomies de commerçants très-paisibles. Je m’informe et apprends qu’il suffit d’une recommandation pour obtenir dans l’arsenal le splendide armement qui s’approche du Danube et se range sous son flanc après avoir écarté à coups de rames le vulgum pecus des canots.

C’est une cacophonie de cris de reconnaissance et de signes d’amitié entre le navire et les embarcations. Le bruit des avirons qui battent l’eau, les querelles des rameurs qui s’apostrophent d’un bord à l’autre, sont vraiment étourdissants.

Nous sommes libres enfin de quitter la prison flottante et nous descendons dans notre bonne embarcation qui, sans bruit, sans cris, s’est placée au pied de l’échelle, toute prête à nous recevoir. Les bras se tendent, les avirons frappent la mer à coups redoublés ; l’excellent capitaine Conseil, dont le frère devait plus tard être victime de la brutalité fanatique de quelques Arabes, tient le gouvernail, et nous dirige d’une main sûre. Un chariot était préparé pour la réception de nos malles : utile précaution qui permit aux compagnons que nous emmenions dans l’isthme de transporter en ville d’une seule traite leur attirail complet de chasse, leurs provisions, et leur groom : une importation authentique d’Angleterre, qui pourtant avait eu le mal de mer comme un simple Français.

Nous entrons donc triomphalement dans Alexandrie, au galop de nos chevaux qui piétinent, hélas ! dans une boue épaisse, car la pluie qui a signalé notre départ de Marseille nous accueille à notre arrivée en Égypte. Quand la pluie tombe dans les rues d’Alexandrie, ce qui