Page:Le Tour du monde - 10.djvu/130

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amas de petits nuages que ses derniers rayons frangeaient de cinabre et de feu. La rivière Apurimac divisée en trois bras[1], coupait inégalement la plage que nous achevons de décrire, et ses eaux d’un vert d’émeraude, qu’aucun vent ne ridait, venaient, dans un calme superbe, se mêler aux ondes troubles et jaunâtres du Quillabamba-Santa-Ana.

Je me fusse arrêté longtemps devant ce tableau, si le chef de la commission péruvienne qu’il n’intéressait que médiocrement, ne m’eût demandé tout à coup et d’un air perplexe, ce que je comptais manger à souper, aucune espèce de provisions ne se trouvant dans la pirogue. Non-seulement je pus répondre à sa question et le tirer d’embarras, mais même m’acquitter honorablement envers lui. Pour cela, il me suffit d’ouvrir un caisson-havre-sac qu’au début du voyage je portais sur mon dos, à l’aide de bretelles. Dans ce caisson était enfouie sous des croquis de plantes et des réflexions manuscrites, certaine boîte de sardines à l’huile que le lecteur a sans doute oubliée, mais dont je m’étais toujours souvenu. Cette boîte qui depuis notre départ d’Écharati avait supporté bien des chocs, subi bien des averses, échappé à bien des naufrages, fut retirée, un peu oxydée il est vrai, de l’endroit où je la tenais, mais gardant fidèlement, malgré cet oxyde, le dépôt que le fabricant de conserves alimentaires lui avait confié. À l’aide d’un couteau et d’une pierre, j’enlevai son couvercle et remis à chacun de nous, y compris le mozo Anaya, compagnon du cholo Antonio, une part du poisson qu’elle contenait. Comme nous étions quatre pour manger cinquante sardines, c’était juste douze et demie qui revenaient à chaque individu. Un morceau de pain eût été nécessaire pour accompagner ce mets irritant, mais nous y suppléâmes en buvant une gorgée d’huile. Les Chontaquiros qui avaient énergiquement refusé de goûter à ce qu’ils appelaient du poisson pourri, soupèrent d’air et de rosée et réclamèrent seulement par l’organe de l’interprète, la boîte de fer-blanc que nous leur abandonnâmes après l’avoir vidée. Cet objet qu’ils lavèrent et fourbirent pour lui enlever son odeur, fut conservé par eux comme un échantillon de l’industrie européenne.

Nos sardines mangées, nous nous couchâmes sur les pierres, faute d’herbe ou de roseaux pour fabriquer des matelas. Nos rameurs qui avaient jugé convenable de ne pas souper, trouvèrent opportun de ne pas dormir et passèrent la nuit à chuchoter entre eux. Malgré le dédain qu’ils affectaient à l’égard des Antis et leur ton railleur en parlant de ces indigènes, je crus comprendre qu’ils n’étaient pas très-rassurés de se trouver de nuit, sans armes et en petit nombre, à l’embouchure de l’Apurimac dont les deux rives, dans l’intérieur, sont habitées par des Indiens Antis. De temps en temps, je les voyais se soulever sur un coude, interroger de l’œil les noires profondeurs de la rivière et échanger quelques mots à voix basse. Peut-être craignaient-ils une surprise de l’ennemi ; car si les Antis riverains du Quillabamba-Santa-Ana vivent en d’assez bons termes avec les Chontaquiros, et se laissent au besoin rançonner par eux, leurs frères de l’intérieur ne se montrent pas d’aussi bonne composition et tiennent à distance respectueuse leurs turbulents voisins.

L’inquiétude de nos rameurs s’évanouit avec l’obscurité. Quand parut le jour, nous voguions au large. En se retrouvant au milieu de l’Apu-Paro, c’est le nom que prend notre rivière après sa jonction avec l’Apurimac ou Tambo (Tampu), la verve des Chontaquiros, contenue par la peur, fit explosion ; tous se mirent à babiller, de concert avec les singes et les oiseaux qui s’éveillaient sur les deux rives.

Tout en suivant le cours de l’Apu-Paro, formé, comme nous venons de le dire, par la réunion des rivières Apurimac et Quillabamba-Santa-Ana, jetons un coup d’œil, non sur cette dernière que nous avons vue sortir, à Aguas-Calientes, du Huilcacocha ou lac de Huilca, mais sur sa voisine, dont nous n’avons rien dit encore, bien que les géographes s’en occupent depuis longtemps et que sa noblesse historique fût déjà reconnue au temps des Incas.

Le lac de Vilafro d’où sort l’Apurimac, est situé par 16° 55’’ de latitude australe, entre les sierras de Cailloma, de Velille et de Condoroma, ramifications de la chaîne des Andes occidentales. La longueur de ce lac est d’environ deux lieues, sa largeur d’une lieue et demie et sa profondeur variable entre trois et sept brasses.

De la vasque fracturée de ce bassin, dans la partie de l’est, s’échappe un ruisseau qui s’épand sans bruit à travers la plaine et, grossi à huit lieues de là par les eaux du torrent Parihuana, prend le nom de rivière de Ghita, sous lequel il longe les provinces de Canas et de Chumbihuilcas, se dirigeant au nord en ligne presque droite.

Après un trajet de vingt-trois lieues durant lequel il a reçu neuf ruisseaux par la gauche et onze par la droite, il passe brusquement du nord à l’ouest, prend le nom d’Apurimac en quittant la province de Quispicanchi pour entrer dans celle de Paruro, puis rectifiant insensiblement son cours, il traverse les provinces d’Antas et d’Abancay et coupe, dans l’aire du nord-est, la chaîne des Andes centrales. Là, profondément encaissé entre de hautes montagnes, il parcourt des solitudes inaccessibles où, pendant vingt-cinq ou trente lieues, on le perd de vue. Il reparaît à gauche des vallées de Santa-Ana et de Huarancalqui, se dirigeant toujours au nord-nord-est. — Grossi tour à tour par les eaux du Pachachaca, du Pampas ou Cocharcas, du Xauja ou Mantaro, descendus des hauteurs d’Abancay, d’Ayacucho, de Huanta, de Huancavelica et de Pasco, il traverse la région du Pajonal, reçoit par la gauche les deux rivières jointes en un seul cours, de Pangoa et de Chanchamayo (Ene y Perene), et désormais stationnaire dans la direction du nord-nord-est quart nord, il opère sa jonction avec le Quillabamba-Santa-Ana, par 10° 75’’ de latitude.

Pendant longtemps, il fut de mode parmi les géogra-

  1. Le bras principal de cette rivière peut avoir cent cinquante mètres de largeur et les deux autres de soixante-dix à quatre-vingts mètres.