Page:Le Tour du monde - 10.djvu/343

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de me rendre aussi populaire que possible. Arbitre suprême de leurs différends, je n’épargnais aucune peine pour connaître à fond les causes qui m’étaient déférées ; mais je ne m’en laissais pas moins invariablement guider dans mes décisions par un conseil composé de leurs anciens. Aussi, ne contrariant jamais leurs idées de droit et n’appliquant que les lois du pays, j’avais fini par acquérir une influence considérable. Les chefs, que j’évitais soigneusement de compromettre vis-à-vis de leurs subordonnés, et qui trouvaient en moi, dans toute occasion, un appui fidèle, me prêtaient en revanche un concours zélé. Il va bien sans dire que la persuasion et les moyens conciliatoires n’eussent pas suffi pour amener à mes fins cette race indomptable et guerrière ; je dus leur prouver en mainte et mainte occasion, sans en venir aux dernières extrémités, que j’avais en main, s’ils se montraient sourds à la raison, de quoi faire prévaloir ma volonté. Mais je n’avais recours qu’en dernière analyse aux mesures comminatoires, et, généralement porté à leur faire en toute autre matière les plus amples concessions, je ne me montrais inflexible que lorsque le grand objet de ma mission revenait sur le tapis ; il y revenait souvent et je ne manquais guère une occasion de flétrir devant eux l’absurde et odieuse coutume à l’abolition de laquelle je m’étais voué corps et âme.

Pendant quatre années consécutives je ne cessai d’avoir l’œil sur eux et bien qu’établi dans les plaines, j’allais au moins une fois l’an faire une tournée dans leurs montagnes pour maintenir et accroître mon influence. Tous leurs démêlés un peu essentiels m’étaient soumis et je réglais jusqu’à leurs querelles de ménage où je dois dire que le sexe le plus faible, — impossible ici de dire le beau sexe, — jouait presque toujours un rôle fort actif. Je me mêlais aussi et avec un véritable plaisir à leurs parties de chasse, condescendance bien simple sans doute, mais qui m’établissait dans leur intimité plus avant que des services tout autrement importants. Il faut connaître ces tribus sauvages pour se rendre compte de ce que je pus ajouter ainsi à mon autorité sur elles. Quand je n’étais pas chez les Khonds, ils affluaient à ma résidence dont je leur ouvrais librement l’accès pour les mettre en contact le plus fréquemment possible avec leurs voisins des basses terres. Je tâchais aussi de les attirer aux foires du plat pays en prenant toutes sortes de précautions pour les protéger dans le principe contre les fraudes dont ils auraient pu être victimes. Il ne se passa pas longtemps toutefois sans que ces mesures de prudence devinssent parfaitement superflues ; nos montagnards bientôt passés maîtres en fait de négoce se tiraient d’affaire tout seuls. J’instituai des poursuites sévères contre les misérables qui faisaient métier d’enlèvements et de rapts. Trois d’entre eux qui m’étaient particulièrement signalés, passèrent en jugement et furent condamnés à la prison. Une grande route pénétrant au cœur du Khondistan fut signalée par moi comme le meilleur moyen d’y porter les premiers germes de la civilisation et je fis valoir auprès du gouvernement l’impérieuse nécessité d’étendre les mesures prises pour la suppression du rite mériah aux principautés voisines, le Boad et le Chinna-Kimedy ; dans le Goomsur même, l’accomplissement public des sacrifices humains avait cessé tout à fait. De plus j’étais parvenu à constituer une espèce d’état civil pour les Possia-Poes ou serfs dont j’ai déjà eu occasion de parler. On les traitait en général assez bien et leur vie ne courait aucun danger immédiat. Mais il suffisait qu’ils pussent souffrir, à un moment donné, de quelque violente réaction religieuse, pour qu’il fût sage d’ouvrir un registre où ils étaient tous nominativement inscrits, avec désignation d’âge, de sexe, etc. Après l’accomplissement de cette formalité on ne les rendait à leurs propriétaires respectifs que sous la garantie personnelle de quelque chef influent et bien placé, lequel s’obligeait à les représenter soit devant moi, soit devant un agent que je déléguerais à cet effet toutes les fois que je jugerais convenable de requérir cette comparution.

Pendant les quatre années dont je viens de parler et qui constituent ce que j’appellerais volontiers ma première campagne, j’avais mené une existence matériellement très-pénible et cela dans un pays malsain, marécageux, qui mine parmi nous autres Européens les constitutions les plus robustes. Aussi ma santé se trouvait-elle fortement ébranlée, lorsque dans les premiers mois de 1842, mon régiment fut désigné pour prendre part aux opérations militaires dont la Chine était alors le théâtre. Je sollicitai, j’obtins l’honneur de rentrer sous les drapeaux et le capitaine Macpherson me remplaça chez les Khonds. Son administration, qui dura deux ans, fut marquée par une mesure déplorable : la destitution de Sam Bissoi que des intrigants subalternes étaient parvenus à noircir dans son esprit. Notre fidèle allié fut remplacé par un prêtre de Tentilghur nommé Ootan Singh. Mais les Khonds qu’on avait faussement représentés comme hostiles à Sam Bissoi, se mirent presque aussitôt en révolte contre leur nouveau chef que son avarice, sa couardise et sa mauvaise foi signalaient à leur mépris. Le capitaine Macpherson lui-même fut contraint, après l’avoir porté au pouvoir, de solliciter sa destitution.


IV

Revenu de Chine en janvier 1847, j’étais moi-même occupé à réprimer une insurrection survenue du côté de Golconde, lorsque je me vis rappelé sur le théâtre de mes anciens travaux en remplacement du capitaine Macpherson qui retournait à Calcutta.

Je retrouvai les tribus du Goomsur dans un état d’agitation fiévreuse. Nos marches et contre-marches continuelles les inquiétaient au plus haut point et leur faisaient soupçonner de la part du gouvernement quelques desseins hostiles. Il fallait avant tout les rassurer et j’y parvins avec l’aide de Sam Bissoi que, sous ma responsabilité propre, je me hâtai de replacer au pouvoir. Ma satisfaction fut grande lorsque j’appris que pendant ma longue absence aucun sacrifice humain n’avait eu lieu. Je ne pus du moins constater aucune contravention à