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fois près de cinq cent mille habitants, est au plus aujourd’hui de soixante-dix mille.

C’est à peine si on aperçoit aujourd’hui, dans les faubourgs de Grenade, quelques traces de ces vieilles villas moresques dont parle le voyageurs vénitien : quelques familles misérables y vivent au milieu des pourceaux qu’elles engraissent au moyen des fruits du cactus, higos chumbos, comme on les appelle en Andalousie. Une fois nous fûmes témoins d’une scène moitié dramatique, moitié grotesque : une mère défendait ses enfants contre une truie à laquelle ceux-ci voulaient enlever sa progéniture ; scène dont Doré ne manqua pas de faire son profit.

Nous rentrerons dans Grenade en suivant les bords du Darro, encombrés d’une végétation plantureuse ; comme ses sables roulent des parcelles d’or, les étymologistes, qui ne sont jamais au dépourvu, ont ainsi expliqué l’origine de son nom, quia dat aurum ; mais c’est tout simplement l’ancien Hádaroh, si souvent chanté par les anciens poëtes, et dont le nom arabe signifie courant rapide, car il roule ses eaux comme un torrent. Le Darro prend sa source dans la Sierra Nevada, et arrose, avant d’entrer à Grenade la fertile vallée que les Mores appelaient Axarix, et à laquelle les Espagnols ont donné le nom de Val Paraiso, la Vallée du Paradis ; outre qu’il charrie de l’or, on prétend qu’il à la vertu beaucoup moins poétique de guérir toutes les maladies des bestiaux. Au sujet de l’or du Darro, Bermudez de Pedraza raconte que lors de la visite de Charles-Quint à Grenade en 1526, la municipalité en fit faire une couronne qui fut offerte à l’impératrice Isabelle. Le même auteur parle des vases qu’on fabriquait de son temps avec la terre du Darro, « et dans lesquels, dit-il, on voit briller beaucoup de paillettes d’or ; chaque vase, qui se vend deux maravédis, contient cependant plus d’un quartillo d’or, mais le travail pour l’extraire passe le profit qu’on en pourrait tirer. »

Un autre auteur espagnol nous apprend que parmi les présents offerts par les rois Mages au divin Enfant figurait de l’or du Darro ; « un d’eux, ajoute-t-il, était notre compatriote : il s’appelait Ophir, et n’appartenait ni à Cadix, ni à aucune autre partie de notre Espagne, mais au fertile territoire de Grenade. » Voilà un historien consciencieux, et qui n’omet pas les détails.

Après avoir arrosé une ravissante promenade, la Carrera del Darro, que domine la colline de l’Alhambra, la célèbre rivière traverse la Plaza Nueva sous une large voûte, que le P. Écheverria appelle avec emphase le plus beau pont de l’Europe et du monde entier ; un pont sur lequel on a donné des fêtes, des tournois, et même des combats de taureaux.

Le Darro déborde de temps en temps, et plus d’une fois il a été sur le point de détruire la Plaza Nueva et la Zacatin qui lui fait suite et d’aller se joindre au Genil ; de là cette Coplilla ou Seguidilla si connue, que les enfants chantent depuis nombre d’années :

Darro tiene prometido
El casarse con Genil,
Y se ha de llevar en dote
Plaza Nueva, y Zacatin.

Le Darro a promis
De se marier avec le Génil,
Et de lui apporter en dot
La Place-Neuve et le Zacatin.

Le Darro s’appelait autrefois el Dauro : c’est le titre qu’a pris le journal de Grenade : El Dauro, Diario Granadino, paraît presque tous les jours, et son format ne dépasse pas de beaucoup celui du Tour du Monde ; un tout petit premier Grenade, une gacetilla qui donne les nouvelles locales, la parte religiosa qui annonce les messes, sermons, processions, neuvaines et rosaires du jour : tel est, avec l’annonce d’une modista de Paris ou d’une corsetera de Madrid, le menu ordinaire des abonnés du Dauro.

Entrons dans le Zacatin, et nous serons au cœur de la vieille ville moresque ; c’était autrefois, sous le même nom, la rue commerçante par excellence ; et encore aujourd’hui des centaines de marchands y vivent dans des boutiques étroites et obscures, qui n’ont guère dû changer depuis le temps de Boabdil ; à voir ces piliers épais, dont l’intervalle est occupé par quelques pièces d’étoffe et autres marchandises de toute sorte, ces boutiques d’orfévres devant lesquelles les ouvriers travaillent en plein jour, on se croirait volontiers transporté cent ans en arrière dans une de nos villes de province. Il est peu de ces magasins primitifs qui n’aient leur madone, devant laquelle une petite lampe brûle jour et nuit ; quelquefois le marchand s’amuse à gratter les cordes d’une guitare en attendant ses pratiques, et il arrive souvent, lorsqu’elles entrent, qu’il ne se dérange qu’après avoir achevé la copla commencée.

En sortant du Zacatin, on arrive à la place de Bibrambla, et, après avoir traversé quelques petites rues, on se trouve en face de la cathédrale. La façade date de la seconde moitié du seizième siècle, et, quoique d’un style bâtard, ne manque pas d’une certaine grandeur ; l’intérieur est préférable : d’énormes piliers supportent une voûte majestueuse d’un très-bel effet. Nous remarquâmes une inscription assez singulière, répétée sur plusieurs de ces piliers, et commençant par ces mots : Nadie paseo con mugeres… c’est-à-dire : Que personne ne se promène avec des femmes… Le reste de l’inscription menace en outre d’excommunication et d’une amende de quarante réaux (plus de dix francs) ceux qui formeront des groupes et causeront pendant le service. C’est sans doute au dix-septième siècle que le chapitre métropolitain fulmina cet arrêt : il se passait à cette époque, dans certaines églises d’Espagne, des scènes peu convenables, si nous en croyons ce passage de Mme d’Aulnoy : « Lorsque la messe étoit finie, les galants alloient se ranger autour du bénitier ; toutes les dames s’y rendoient, et ils leur présentoient de l’eau bénite ; ils leur disoient en même temps des douceurs… Mais M. le nonce a défendu aux hommes, sous peine d’excommunication, de présenter de l’eau bénite aux femmes. »