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Quelques chapelles très-riches en marbre du pays ; de beaux vitraux et deux orgues d’une grandeur remarquable, voilà tout ce qui mérite d’être cité dans la cathédrale de Grenade ; nous noterons cependant quelques ouvrages d’Alonzo Cano, peintre et sculpteur, qui était un enfant de Grenade ; ses tableaux sont peu nombreux, et ne valent pas ceux qu’on voit au musée de Madrid ; parmi les sculptures, il faut citer deux belles Vierges et quelques bustes en bois, malheureusement couverts de peinture, comme la plupart des statues qu’on voit dans les églises d’Espagne. Alonzo Cano eut une vie quelque peu agitée : entre autres aventures il fut un jour accusé d’avoir assassiné sa femme, et condamné à la torture, qu’il subit avec courage ; on raconte même que le bourreau, par égard pour son talent, épargna son bras droit. Tout cela n’empêcha pas Alonzo Cano de devenir racionero, ou chanoine résidant, malgré l’opposition du chapitre de Grenade, et d’occuper ce poste pendant seize ans.

L’intérêt principal de la cathédrale de Grenade est dans la real Capilla, la chapelle royale, construite sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle, et qui communique avec l’église, bien qu’elle ait son clergé à part. La Capilla real est une vraie merveille, décorée avec autant de goût que de richesse dans le style gothique de la fin du quinzième siècle ; on y trouve partout le souvenir des rois catholiques, qui sont représentés pieusement agenouillés à droite et à gauche du grand autel. Nous remarquâmes au-dessus de cet autel quatre bas-reliefs de bois sculpté et peint extrêmement intéressants, contemporains de la reddition de Grenade, et qu’on attribue à un sculpteur nommé Vigarny ; d’un côté on voit Ferdinand et Isabelle à cheval, accompagnés de leur suite et d’hommes d’armes à pied armés de fauchards, de vouges, et autres armes d’hast. L’autre bas-relief représente le roi de Grenade à pied, faisant sa soumission ; il est coiffé du turban surmonté d’une couronne, et vêtu de l’albornoz ; son cheval est tenu par deux Mores, dont l’un porte l’adarga ou bouclier moresque aux armes de Grenade. On voit au fond l’Alhambra et ses tours crénelées ; sous la porte d’entrée défilent deux par deux des prisonniers mores, les mains liées sur la poitrine.

Les deux autres bas-reliefs représentent la conversion des vaincus ; dans l’un d’eux on en voit plusieurs s’approcher de la vasque élégante d’un bénitier, et des moines, la croix dans une main, les baptisent de l’autre. Le second bas-relief offre un sujet analogue, mais il est encore plus intéressant parce qu’on y voit de nombreuses Moresques la tête couverte d’un long voile qui ne laisse apercevoir que les deux yeux.

Ces scènes de baptême nous faisaient penser au cardinal Ximénès, qui disait : « Si on ne peut conduire doucement les Mores dans le chemin du salut, il faut les y pousser. »

Un témoin oculaire, Andrea Navagero, nous apprend ce qu’étaient ces conversions : « Les Mores, dit-il, parlent leur ancienne langue ; peu veulent apprendre l’espagnol. Ils sont chrétiens moitié par force, et les prêtres se soucient peu de les instruire des choses de notre foi, trouvant leur avantage à les laisser ainsi ; mais, en secret, ils sont Mores comme auparavant. »

Autour des murs de la Capilla real règne une longue inscription en beaux caractères gothiques, à la louange des rois catholiques don Fernando et doña Isabelle « qui conquirent ce royaume de Grenade, le réduisirent à notre foi… détruisirent l’hérésie, chassèrent les Mores et les Juifs de leurs royaumes, et réformèrent la religion. »

La reja, immense grille de fer ciselé, avec des parties dorées, est une des plus belles qu’on puisse voir ; outre que le travail en est très-précieux, le style en est excellent ; elle porte la signature de Maestre Bartolomé, avec la date de 1522. Il n’est pas de pays ou les grands travaux en fer aient été mieux exécutés qu’en Espagne ; nous en avons déjà admiré à Barcelone, nous aurons encore l’occasion d’en voir de très-remarquables à Tolède, à Alcala de Hénarès et dans bien d’autres endroits.

C’est dans la Capilla real qu’on voit le tombeau de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, à côté de celui ou reposent Ferdinand et Isabelle. Ces deux magnifiques tombeaux égalent pour la beauté et la richesse du travail les plus beaux monuments de ce genre qui existent à Dijon, à Bruges et à Burgos ; les ornements les plus riches et du meilleur goût italien de la Renaissance sont finement ciselés dans le marbre, auquel le temps a enlevé ce que sa blancheur avait de trop cru. Aux quatre angles du tombeau des rois catholiques sont assis des docteurs de l’Église, et sur les côtés on voit les douze apôtres ; au sommet du monument sont couchées côte à côte, dans une attitude pleine de calme et de noblesse, les statues de Ferdinand et d’Isabelle qui reposent, tenant le sceptre et l’épée, unis comme ils le furent pendant leur glorieux règne ; la tête d’Isabelle est d’une grande majesté. L’inscription qu’on lit sur le tombeau est très-caractéristique : « Les vainqueurs de la secte de Mahomet et destructeurs de la méchanceté hérétique, don Fernando, roi d’Aragon, et doña Isabelle, reine de Castille, appelés les Catholiques, sont enfermés dans ce tombeau de marbre. » « L’an 1506, dit un écrivain français contemporain, une des plus triomphantes et glorieuses dames qui depuis mille ans aient esté sur la terre alla de vie à trespas : ce fust la royne Ysabel de Castille qui ayda, le bras armé, à conquester le royaume de Grenade sur les Mores. Je veux bien asseurer aux lecteurs de ceste présente hystoire que sa vie a esté telle, qu’elle a bien mérité couronne de laurier après sa mort »

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)