Page:Le Tour du monde - 14.djvu/155

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Après avoir ainsi défilé de gorge en gorge toute la journée, le soir nous nous installâmes sur le sable au pied d’un rocher saillant qui avançait une aile sur nos têtes, comme pour nous protéger contre la tempête s’il prenait fantaisie au simoun de nous menacer, pendant notre repos, des sables qu’il transporte dans sa furie. Ce lieu se trouve en dehors de la direction suivie par les caravanes ; nous nous y étions établis, d’une part, pour ne pas obstruer par notre étalage de chameaux et de ballots la voie très-étroite dans ces défilés ; et, d’autre part, pour n’être pas aussi exposés à rencontrer des rôdeurs qui auraient pu tenter de nous dérober des animaux et des marchandises.

Mon premier soin fut de gravir la montagne qui me parut la plus élevée pour étudier notre route. Je m’orientai au moyen de la boussole, mais je ne fus pas plus heureux sur sa crête que dans les gorges. Tous les sommets, de quelque côté que je tournasse mes regards, étaient d’une désespérante égalité ; pas un ne dépassait l’autre, pas un ne se distinguait de son voisin par une surélévation quelconque, et la vue se perdait à l’horizon, sans rien rencontrer qui pût servir de jalon pour la route du voyageur.

Si cette vue est navrante pour l’œil du touriste égaré, en retour elle est charmante et d’une rare originalité pour celui dont la pensée est libre de toute préoccupation. De longues coulées de sable ruissellent sur tous les versants opposés à la direction des tempêtes du sud-ouest qui les déposent. Ces sables présentent eux-mêmes des sortes de vallons ou ondulations arrondies, et leur base vient se marier par des courbures gracieuses aux sables qui nivellent le fond des vallons, dont le réseau se croise dans tous les sens entre les montagnes.

Les sommets des crêtes et des cônes se distinguent entre eux par des teintes légèrement différentes les unes des autres ; les uns se nuancent en rose, en bleu, d’autres en vert, en gris, etc., et se mêlent aux pointes de sable doré qui semblent se dresser vers le ciel. Ces accidents se perdent plus ou moins dans les teintes vaporeuses du firmament, et produisent le plus charmant effet. Tout cela était couronné par la voûte resplendissante du ciel, au sein de laquelle glissaient les dernières lueurs du jour.

Je restai quelque temps sur ce sommet, pour jouir de toutes les transitions que subit cette nature exceptionnelle, et je fus témoin d’un des plus magnifiques effets de soleil couchant qu’il soit possible d’imaginer. L’astre dont nous avions tant maudit les ardeurs couronna toutes les crêtes désolées de teintes si douces, si suaves, que je ne pouvais me lasser de les admirer, et je me reprochais presque ma première appréciation d’un pays où les charmes du soir sont une si douce compensation des fatigues du jour.

Si la nature moins avare eût voulu répandre ce genre de beauté sur nos verdoyantes campagnes, elle en eût fait de véritables Édens ; mais pour produire, fondre et harmoniser ces inimitables teintes, il faut, sous les dernières lueurs du soleil, les émanations des sables échauffés et celles que les rayons du jour ont fait éclore des surfaces brûlantes des rochers dénudés. C’est à côté des grandes horreurs que la nature a placé les grandes beautés.

Pour redescendre de la crête que j’avais gravie à grand-peine, l’opération ne fut ni longue ni difficile. Sur le côté opposé à celui par lequel j’étais monté, une pointe de sable s’élevant presque jusqu’à moi, je n’eus qu’à m’y engager et remuer légèrement les pieds, tant pour diriger ma glissade que pour me tenir en équilibre, et je me trouvai lestement transporté au pied de la montagne, que je contournai ensuite pour rejoindre notre campement.

La montagne, ou, pour mieux dire, le trou qui nous prêtait son abri, est désigné par les chameliers sous le nom de Djebel-el-gab-el-Djamous (la montagne du trou du buffle). En avant, sur le sable, étaient installés chameaux et marchandises : ces animaux s’étaient accroupis, et tandis qu’ils avaient les jambes repliées sur elles-mêmes, on en avait lié une à chacun d’eux, de manière qu’elle demeurât forcément dans cette position ; de sorte que si le chameau tentait de se lever pendant la nuit, il se trouverait privé de l’usage d’une de ses jambes et dans l’impossibilité de fuir.

Les colis étaient aussi disposés de manière à rendre une soustraction aussi difficile que possible, tant de la part des maraudeurs du désert que de la part des hommes de notre caravane, qui auraient pu cacher certains objets à leur convenance en des lieux connus d’eux, pour les retrouver plus tard.

Un maigre feu, entretenu au moyen de fientes sèches de chameaux, avait été allumé par les chameliers, pour faire cuire leur non moins maigre dîner, qui se composait pour la plupart de graines de doura grillées sans autre préparation ou assaisonnement. Quant à moi et à mes compagnons européens, c’était bien différent ; le pacha d’Égypte avait voulu, comme l’on dit, nous dorer la pilule ; il nous avait munis d’une jolie table qui se dressait à l’européenne, de beaux verres en cristal avec service en argent, couteaux ciselés, serviettes brodées en or, etc. ; joignez à cela un chef de cuisine, un cuisinier en second et un aide de cuisine ; rien n’y manquait, si ce n’est le principal. Nous arrivions tous à notre premier campement du désert, le cœur serré par l’aspect navrant de ces désolantes solitudes et sans aucun moyen de faire la cuisine, faute des éléments les plus simples, tels que le bois ; aussi tous ces brillants ustensiles restèrent-ils renfermés dans leurs caisses, et un reste de gigot cuit ou plutôt calciné à Korosko, c’est-à-dire un véritable os à ronger, fit les frais de notre repas.

Un troisième groupe faisait aussi un dîner de même genre. Ce groupe était composé de Mahomet Effendi, notre interprète, c’est-à-dire Mahomet le savant, Aly Effendi notre cuisinier, probablement savant aussi dans son art, mais dont la science n’était guère mise à profit dans ce moment, et des deux auxiliaires attachés à la personne du colonel russe, pour les lavages de l’or.