Page:Le Tour du monde - 14.djvu/158

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Le lendemain, dès le point du jour, le cri des chameaux nous fit connaître le mouvement qui se faisait autour d’eux pour préparer leur charge et le départ ; peu après, la caravane reprenait sa route, en suivant comme la veille les défilés entre des montagnes de même nature. Comme la veille aussi nous continuâmes de rencontrer des carcasses d’animaux et des tombes, qui nous rappelèrent que celui qui entreprend la traversée du désert n’est pas certain d’en atteindre l’extrémité. La plupart de ces carcasses n’offrent pas, comme on pourrait s’y attendre, des débris osseux ou des charpentes d’épines dorsales, supportant deux rangées de côtes blanchies ; ce sont des corps entiers recouverts de leur peau et ayant conservé presque entièrement leurs formes naturelles.

En examinant de près ces tristes débris, qui semblaient pétrifiés d’une seule pièce, je m’aperçus que ces animaux étaient desséchés sous l’influence de l’atmosphère embrasée, et qu’au lieu de se décomposer, comme cela arrive dans d’autres contrées, les peaux conservent leurs formes primitives ; aussi reconnaissait-on parfaitement des chameaux, des bœufs, des vaches, des ânes et d’autres animaux.

Ces restes ne répandent aucune odeur ; l’intérieur du corps, réduit en poussière, est emporté par le vent à travers les ouvertures des deux extrémités du corps, demeurées béantes. Il ne reste plus dans l’intérieur de l’enveloppe cutanée qu’une partie de la charpente osseuse maintenue par elle.

Ces cuirs avaient pris une telle consistance, un tel degré de solidité, que tous mes efforts pour en crever un furent sans résultat. Les plus grosses pierres qu’il m’était possible de soulever rebondissaient avec un bruit sonore sur ces carcasses, sans les entamer ; mais en revanche, mes jambes étaient plus sensibles aux ricochets, et je renonçai à mon entreprise.

Quand un homme meurt pendant la marche d’une caravane, on l’enterre dans le sable. Je n’ai pas été à même de vérifier si la chaleur du désert produit le même effet sur son corps que sur celui des animaux dont je viens de parler ; mais cela ne doit pas être, la peau ayant moins de consistance et l’air moins d’action.

Nos chameaux avançaient péniblement sur ce sol de sable, cependant nous avions hâte de sortir de ces sites mornes et arides. Que de bien nous eût fait un coin de verdure et le moindre ruisseau !

C’est dans ces sables brûlants que l’on songe avec regret et reconnaissance au Nil, dont la navigation, naguère encore, nous paraissait si pénible et si décourageante ; au Nil, ce symbole tout particulier de la générosité divine pour le sol qu’arrose son cours. Comment l’antique Égypte n’eût-elle pas adoré la main de Dieu dans les eaux du grand fleuve, dans le lotus qui orne ses rives, dans l’ibis qui les anime, quand de toutes parts l’homme qui quitte ses bords tombe dans des déserts arides et brûlants qui lui font apprécier et regretter tout ce qu’il laisse derrière lui.

Le lendemain nous atteignîmes la fin des montagnes, et le désert changea complétement d’aspect. Au moment où nous débouchions dans la plaine, le soleil s’élevait insensiblement au-dessus de l’horizon de sable. À mesure que son disque grandissait ou se complétait, il jetait de toutes parts sur le sol sablonneux et sur le ciel, un faisceau de rayons étincelants comme des lames d’or et d’argent entremêlées. Du point où nous étions, les derniers monticules ou rochers épars sur le sable encadraient ce tableau de leurs teintes sombres et lui donnaient une transparence extraordinaire.

Devant ces scènes magiques, ces éblouissants soleils du matin, les ravissants effets du soir, l’étincelante lumière du jour, chacun reconnaîtra que le surnom de pays du soleil, donné à ces contrées, est parfaitement mérité.

Nous nous engageâmes dans une immense plaine de sable, où rien absolument ne semblait pouvoir servir de jalon à nos guides ; nous nous trouvâmes donc encore plus au dépourvu que dans le labyrinthe de monticules d’où nous sortions.

La boussole, qui m’avait déjà servi à constater nos circuits dans ces montagnes, dut me servir encore à reconnaître notre parcours sur ces interminables plages. Derrière nous, les montagnes se terminaient nettement selon une ligne qui s’étend de l’orient à l’occident, en obliquant un peu vers l’ouest-sud-ouest, et nous continuâmes à cheminer perpendiculairement à cette ligne.

La plaine basse que nous venions d’atteindre nous fut désignée par les djellabs sous le nom de fleuve sans eau, mais on n’apercevait rien qui pût ressembler à des berges ; la plaine se continue indéfiniment, et c’est fleuve de feu qu’on aurait dû dire. À mesure que le soleil s’élève, la chaleur devient plus fatigante ; une atmosphère lourde pèse sur vous comme le plomb, auquel elle ressemble. Le chameau marche péniblement sur le sable, qui cède sous ses pas ; il sent autour de lui le vide, à l’horizon un espace interminable qui le décourage ; son œil est terne, à demi fermé, sa tête est basse, l’écume sort de sa bouche ; mais nul cri, nulle plainte ne se fait entendre : hommes et animaux cheminent silencieusement. Le vague bruissement du sable qui se froisse sous les pieds est le seul son qui frappe l’oreille. La pensée comme le corps s’alourdit ; il semble qu’un long cauchemar s’empare de vous. Pour vaincre cet engourdissement, j’essayai de prendre mon carnet pour y consigner quelques notes. Quoique hissé sur le dos d’un chameau, sa marche amortie par le sable me permettait de m’en tirer passablement, et pour me sortir de la stupeur qui m’accablait et distraire ma pensée du vide qui se faisait autour de nous, je me mis à tracer une description d’autant plus intéressante que ces montagnes me paraissent avoir fourni l’élément constitutif des vastes plages de sable des déserts.

Ces montagnes ne sont pas le résultat des soulèvements ou des convulsions de la croûte du globe, bien que les dislocations dues à des tremblements terrestres aient pu tracer la voie aux érosions. Elles sont formées