Page:Le Tour du monde - 14.djvu/159

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par couches horizontales irrégulières, de grès quartzeux, de densité différente, et dont l’agrégation est moins forte à mesure qu’on avance vers le sud. Certaines couches sont faiblement liées ; d’autres le sont davantage par un ciment argilo-ferrugineux, celles-ci résistent beaucoup mieux à l’action des agents atmosphériques ; les autres, au contraire, se transforment en sable et constituent les plages du désert.

Les couches supérieures paraissent les plus dures ; mais toutes sont peu homogènes. De cette constitution géologique résultent des effets très-pittoresques ; les sommets ne se décident à tomber que quand leur base est fortement minée. D’autres couches produisent des saillies, des accidents sur les pentes abruptes, ou même laissent fendre ou perforer la montagne.

Les sables mouvants que les vents déposent sur les versants opposés à leurs cours et qui sont susceptibles d’être déplacés, selon la direction de chaque tempête, sont en partie entraînés dans le fond des vallons. Ils les remplissent horizontalement jusqu’à une certaine hauteur, et ne laissent paraître à nu les montagnes qu’à partir de ce niveau.

Les gorges sablées qui, dans la basse Nubie, entre-coupent les plateaux de cette même formation, s’agrandissent et se multiplient progressivement à mesure qu’on avance vers le sud. Elles finissent par ne laisser hors du sable que les montagnes plus ou moins coniques, de soixante et quelques mètres d’élévation, qui venaient de disparaître derrière nous.

Cette plaine monotone n’est pourtant pas sans intérêt ; de temps à autre on voit des effets de mirage, quelquefois même de plusieurs côtés, et plusieurs à la fois. Ils semblent mettre sans cesse des flaques d’eau en avant du voyageur, comme pour aiguiser la soif ardente qu’il ressent toujours au désert ; mais, à mesure que l’on approche, ces apparences trompeuses fuient ou disparaissent.

L’œil s’exerce bien vite à reconnaître la différence qui existe entre ces apparences et l’eau véritable. Quand une plus longue expérience me les aura fait étudier, et qu’un plus grand nombre d’exemples et de détails m’auront été fournis par ces effets de mirage, je reviendrai sur ce sujet.

La première partie de la plaine que nous avons parcourue en quittant les montagnes, est, comme je l’ai dit, désignée par nos chameliers sous le nom remarquable de fleuve sans eau ; puis après avoir marché plusieurs heures dans cette partie basse, où l’on ne rencontre absolument que du sable, le sol s’élève légèrement en forme de plateau très-bas que percent de loin en loin quelques affleurements de grès, entre autres un petit monticule appelé El-Magdouda (montagne percée) ; on voit effectivement le jour à travers les flancs de ce monticule par les vides laissés par l’érosion des couches les plus friables.

Plus loin, la plaine s’abaisse de nouveau et est appelée mer de sable.

De vaines tentatives ont été faites par le pacha d’Égypte, sur tout ce parcours, pour creuser des puits et découvrir de l’eau, ou bien pour faire des citernes qui pussent conserver celle bien rare provenant des pluies ; toutes ces tentatives sont restées infructueuses, et l’eau apportée du Nil est encore la seule ressource du voyageur et des caravanes qui parcourent ces déserts ; hommes et animaux y périssent fréquemment de soif.

Dans cette plaine, nous vîmes poindre à l’horizon, devant nous, quelque chose qui paraissait animé : l’objet sembla grandir et changer de forme. Après quelques heures de marche nous reconnûmes un convoi d’esclaves, qu’une caravane conduisait au Caire. J’arrêtai mon chameau pour mieux observer cette triste procession ; nos chameliers échangèrent sans s’arrêter quelques paroles avec les djellabs, qui conduisaient ces nouvelles recrues de l’esclavage. Ces malheureux cheminaient péniblement sur le sable, sous la surveillance de leurs conducteurs, qui, à coups de courbache, ranimaient ceux dont l’épuisement ralentissait la marche. Il y en avait de tout âge, de tout sexe ; les jeunes filles seules ne marchaient pas, elles étaient groupées quatre par quatre sur des chameaux, ainsi que quelques-uns des plus jeunes garçons.

Je remarquai particulièrement un homme d’un certain âge, dont la barbe courte et déjà grisonnante se dessinait en blanc sur sa figure noire. Ce pauvre diable ruisselait de sueur et marchait en avant de la courbache du djellab, qui avait déjà laissé de nombreuses traces de poussière blanche sur ses épaules noires et nues. Ses genoux fléchissaient sous lui, et de moment à autre il prenait un petit trot chancelant pour suivre le simple pas de ses compagnons. Je fis signe au djellab d’échanger la position de ce vieillard avec celle d’une des vigoureuses jeunes filles qui étaient sur un chameau : un balancement négatif de la tête fut sa seule réponse. Pourtant ailleurs, un enfant épuisé criait en se laissant traîner par la main d’un nègre plus vigoureux que lui : un djellab le prit et le jeta sur un chameau. Pourquoi le vieillard épuisé était-il sacrifié plutôt que la jeune fille ? Hélas ! il s’agissait de conserver plus fraîche cette partie de la marchandise, tandis que le malheureux vieillard, lui, ne valait guère plus la peine que l’on se donnait pour lui faire traverser le désert.

Je regardai tant que je pus les distinguer ces malheureux esclaves qui m’offraient le premier spécimen du plus inique commerce qu’ait inventé l’espèce humaine.

À partir de ce moment, la comparaison que je fus à même de faire de ma position avec celle de ces malheureux me fit paraître moins pénibles les souffrances de la traversée du désert. La chaleur était forte en effet, mais je n’avais point d’infirmités et n’étais chargé d’aucun fardeau ; un chameau me portait moi-même, j’avais de l’eau à volonté pour étancher ma soif ; si quelque chose me gênait, je ralentissais ou accélérais à mon gré la marche ; si quelque objet m’intéressait, je m’arrêtais et je le regardais selon mon désir : en un