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tronne de la mer, attirait encore une certaine affluence de pèlerins. Aujourd’hui l’autel de la déesse est singulièrement délaissé ; mais il y a dans le voisinage un grand quartier militaire, dont le régime gouvernemental actuel, qui est un peu le régime du sabre, a doté la ville de Yokohama, et qui occupe tout l’emplacement compris entre l’île de Benten et notre résidence.

Le quartier des yakounines, comme nous l’appelons, est le siége des officiers du gouvernement employés au service de la douane, à la police du port et des lieux publics, à l’instruction des milices, à la garde de la ville japonaise, à la surveillance des issues du quartier franc. Les yakounines n’ont d’autre signe apparent de leurs attributions, qu’un chapeau rond et pointu en carton laqué, et deux sabres passés à la ceinture, sur le côté gauche : il y en a un grand dont la poignée est à deux mains, et un petit, sorte de glaive destiné au combat corps à corps. C’est d’ailleurs tout ce que l’on remarque de belliqueux dans la tenue de ces fonctionnaires. Ils sont au nombre de quelques centaines, la plupart mariés, chacun ayant son logement spécial, et tous paraissant être traités à cet égard sur le pied de l’égalité.

Il n’est pas sans intérêt de se rendre compte du procédé que le gouvernement du Taïkoun a mis en œuvre pour organiser avec l’exacte discipline qui le caractérise, cette espèce de campement de toute une armée de fonctionnaires à leur ménage. Il y a pourvu en quelque sorte par l’application du régime cellulaire à la vie de famille.

Que l’on se figure en effet un ensemble de constructions en bois, ayant la forme d’un carré long et n’offrant à l’extérieur, sur la rue, qu’une haute cloison de planches, percée de portes basses à intervalles réguliers : chacune de ces portes donne accès dans une cour qui contient un petit jardin, un réservoir d’eau, un foyer de cuisine et d’autres dépendances ; au fond de la cour, on entre de plain-pied dans une spacieuse cellule qui peut se subdiviser en deux ou trois pièces au moyen de châssis à coulisses : tel est, au grand complet, cour et cellule, le logement d’une famille de yakounine.

Vie domestique : Mère et fille. — Dessin de Staal d’après une photographie.

Chacun des carrés longs dont se composent les rues du quartier, renferme peut-être en moyenne une douzaine de ces logements, six rangés côte à côte, et six adossés aux premiers. Les cellules sont recouvertes de toitures en tuiles grises et il n’y a pas une toiture plus haute que l’autre. Le quartier des yakounines est le triomphe du génie de l’alignement et de l’uniformité. Les rues en sont généralement désertes, car les hommes passent la plus grande partie de la journée à la douane, ou dans les corps de garde ; et jusqu’au retour de son chef, chaque famille se tient parquée dans son étroit enclos. La porte par laquelle on y pénètre en baissant la tête, reste même ordinairement fermée pendant ce temps de réclusion. Ces mesures n’ont d’ailleurs rien de commun avec les ridicules précautions dont en Turquie et ailleurs la jalousie croit devoir entourer la vertu des femmes mariées. Elles sont plutôt en rapport avec la position que les mœurs sociales du Japon donnent au père de famille. La femme voit en lui son seigneur et maître. En sa présence tutélaire elle vaque aux soins domestiques avec un entier abandon, sans s’inquiéter même des regards de l’étranger. En son absence elle observe une réserve que l’on serait tenté d’attribuer à la modestie, mais qui s’explique mieux par la dépendance et l’intimidation que lui impose le mariage.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)