Page:Le Tour du monde - 14.djvu/170

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course et ferait un appoint utile à notre cuisine ; je m’élançai donc dans la forêt.

Le vent n’était pas favorable à la navigation, et, en remontant à pied dans la direction du fleuve sans en suivre les contours, je devais nécessairement gagner beaucoup d’avance sur les barques et les rejoindre facilement le soir. Dans les endroits où le sol est élevé, la forêt est maigre et entrecoupée de clairières et même de parties nues ; dans les endroits où le sol s’abaisse, elle est admirable.

J’avançai un peu au hasard ; après avoir parcouru une partie assez monotone, la nature changea ; des oppositions se dessinèrent, la forêt s’éleva ; çà et là, je rencontrai de larges clairières, tantôt arides, tantôt couvertes d’un gazon élevé, mais sec, et capricieusement décorées d’arbres en groupes ou isolés. La forêt, dans cet endroit, présentait l’aspect d’un jardin anglais négligé ; ailleurs, elle prenait un autre caractère. Les arbres, serrés et élevant perpendiculairement leurs troncs, ressemblaient à des fûts de colonnes supportant des voûtes de feuillage ; en ces endroits, le sol est uni et complétement dénué de menue végétation ; d’autres fois, des branches, en quantité prodigieuse, se projettent et se croisent dans tous les sens, soit au-dessus de la tête, soit au niveau même du sol ; il est alors impossible de marcher debout ; on n’avance qu’à la condition de se faire reptile. Les oiseaux, dans ces lieux, sont innombrables ; rien n’est bizarre, étrange, pour des oreilles européennes, comme les cris et les ramages des animaux qui peuplent ces feuillages.

Ces forêts ne sont pas absolument inhabitées par l’homme ; on y rencontre quelquefois des groupes de cabanes d’une construction pittoresque ; on a choisi pour les établir les endroits où les troncs d’arbres, convenablement rapprochés, présentent, par leur position relative, une sorte d’enceinte naturelle. Les indigènes remplissent les intervalles avec des branches, des roseaux ou des nattes, et forment ainsi promptement et solidement la clôture d’une demeure ; le toit est ensuite suspendu aux branches et complété par le feuillage des arbres qui abritent le tout contre le soleil. Quelques clairières sont cultivées à proximité de ces habitations ; le sol de ces champs, d’un terrain noir et doux, est des plus fertiles et n’a pas besoin d’arrosage ; l’humidité et la chaleur tropicale accélèrent considérablement la croissance ; entre le semis et la récolte, l’espace de temps est très-restreint.

Les délicieux ombrages et la merveilleuse nature qui entourent champs et cabanes semblent faire de ces charmantes retraites de véritables édens. Hélas non ! le péché originel de notre première mère a aussi passé par là. Les nombreux singes et la multitude d’oiseaux qui pullulent sous ces ombrages et égayent ce paradis terrestre sont en même temps le fléau qui en éloigne l’homme. Les singes sont si multipliés que la surveillance la plus active ne garantit pas de leurs vols, de leur pillage ; la maison même n’en est pas exempte. Si l’homme tourne le dos à sa porte non barricadée, ou pour peu qu’il s’en éloigne, les singes se glissent furtivement dans sa demeure et s’emparent de ce qui leur tombe sous la main, voire même de ce qui est caché ; ils savent découvrir les provisions et les enlever avec une dextérité merveilleuse. Si l’on en surprend un dans son larcin, il se blottit derrière le moindre objet, et, aussitôt que le propriétaire a franchi le seuil, ou même auparavant, l’animal s’échappe, glisse au besoin entre ses jambes et grimpe sur les arbres avec une agilité sans pareille.

La multitude des oiseaux n’est pas moins que le singe le fléau de la récolte. Pour garantir son bien, au moment de la maturité, le cultivateur est obligé de recourir à un singulier moyen : au centre de son champ, il dresse, sur trois ou quatre piquets ou perches, une estrade grossière, assez élevée pour dominer tout l’espace qu’il s’agit de protéger. Cette estrade a un tablier où l’homme monte à l’aide des nœuds ou tronçons de branches saillantes de l’un des piquets ; au-dessus de sa tête, un abri de branchages le garantit de l’ardeur du soleil. À partir de cette estrade, des cordages menus rayonnent de toutes parts vers le pourtour du champ, où ils sont attachés soit à des piquets élevés, soit aux arbres qui l’entourent. À ces cordages sont suspendus des objets propres à épouvanter les oiseaux ; le surveillant demeure sur l’estrade sans la quitter d’un instant, depuis le point du jour jusqu’à la nuit close ; et de là, comme une araignée au centre de sa toile, il agite, de temps à autre, les cordages et les épouvantails qui éloignent la multitude des ravisseurs. Sans cette précaution, aucune récolte n’arriverait à maturité ; et, malgré tout, elle est souvent encore endommagée.

Vers le soir, j’attendis, près de la rive, les barques à leur passage, pour y prendre mon gîte.

Cette journée, entièrement passée au sein des forêts, loin de me fatiguer, avait eu tant d’attrait pour moi que j’eus hâte de recommencer le lendemain dès le matin. Le vent continuait à n’être pas favorable et les barques avançaient lentement, circonstance qui se prêtait à mon projet ; je me fis donc mettre à terre.

La rive, en cet endroit comme sur plusieurs autres points des environs, s’élève, en falaise, à près de vingt mètres ; la hauteur est encore plus considérable ; au-dessus, je me trouvai sur un plateau à demi garni d’une végétation assez chétive, qui allait me laisser exposé à toute l’ardeur du soleil tropical ; j’en étais presque au regret d’avoir quitté la barque. Pourtant, après avoir marché quelque temps sur ce plateau, je reconnus que j’étais arrivé à sa déclivité. Je continuai d’avancer sur un sol qui s’abaissait graduellement, et je trouvai la végétation de plus en plus vigoureuse. Les arbres épineux firent place à d’autres plus élevés et dont le feuillage était plus développé ; peu à peu, je vis se former, sur ma tête, une voûte de verdure ; elle devint même si épaisse que la lumière du jour y pénétrait difficilement. Cette obscurité donnait à la forêt un caractère particulièrement grandiose ; enfin, l’aspect en fut si sombre, si