Page:Le Tour du monde - 14.djvu/171

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sauvage, qu’il en était presque effrayant. J’avançais avec émotion sous ce dôme végétal peuplé d’animaux de toute sorte. Par moments, on eût cru plutôt marcher dans les profondeurs d’une grotte que dans une forêt. Ailleurs, une infinité de pieds d’arbres, de plantes rampantes et autres se groupaient, s’enlaçant de mille manières ; la confusion des troncs et des branches était indescriptible. Ici, des cactus rampent, s’élèvent, se tordent en mille replis, serpentent comme une multitude de couleuvres à travers les autres arbres, puis laissent retomber leurs longs rameaux flexibles en vastes effilés ou en longues guirlandes allant d’un arbre à l’autre. Là, c’est un arbre qui s’est affaissé sous la charge des autres végétaux qui l’accablent et a laissé pénétrer un faisceau de lumière oblique. Plus loin, on se trouve en face d’un monceau de bois secs, d’entassements de troncs morts provenant des arbres qui sont tombés de vétusté ; mais souvent ces troncs ne sont que des fantômes ; ils sont tellement décomposés par le temps que, lorsqu’on s’en approche, ils tombent en poussière et en débris poreux et vous livrent un passage libre là où de grosses pièces de bois semblaient l’intercepter ; l’écorce seule leur donnait une apparence de solidité.

Parfois, on se trouve en face d’un réseau d’allées dénuées de verdure, tortueuses, jonchées de débris et de feuilles mortes ; la plupart n’ont pas d’issue ; si l’on n’a soin de consulter celles qui ont été frayées par les animaux, il faut revenir sur ses pas. La voûte de verdure, à quatre ou cinq mètres de hauteur, est si épaisse que l’on peut à peine trouver quelques jours pour voir le ciel ; et lorsque, par une cause ou par une autre, un vide se produit dans cette masse et laisse pénétrer l’air et le soleil, aussitôt la menue végétation s’empare du sol et le couvre d’un vert tapis.

On ne rencontre aucune hutte, aucun être humain ; cette nature est d’une mélancolique grandeur qui élève l’âme ; mais, à certains moments, on est étourdi par les cris de toute sorte et les mouvements précipités que provoque la présence inattendue de l’homme. Une multitude de singes crient, se poursuivent, sautent en tous sens, de branche en branche, d’arbre en arbre, et les oiseaux voltigent de droite, de gauche, pour leur faire place. De temps à autre, une volée de pintades s’échappe bruyamment de quelque fourré et s’élève dans les rameaux, se croyant hors de danger. Quelquefois aussi un bruit se fait entendre à vos pieds : c’est un reptile qui, glissant dans les débris qui jonchent le sol, fuit ou se réfugie dans son trou, en laissant entrevoir ses formes hideuses.

Mais déjà le soleil se penchait vers l’horizon ; des myriades d’animaux de toute espèce se mettaient en mouvement dans la direction du fleuve pour étancher leur soif. Les tourterelles étaient innombrables ; chaque arbre de la forêt en portait un groupe ; à chaque pas que je faisais, elles s’envolaient en criant comme pour avertir les animaux de ces lieux qu’un être étrange passait dans leur domaine. Des gazelles, des antilopes, des chacals et d’autres bêtes fauves que je ne reconnaissais point passaient devant moi ou fuyaient à toutes jambes en m’apercevant. Les animaux carnassiers les plus dangereux ne sortent guère de leurs retraites qu’à l’approche de la nuit ; aussi, quand je voyais briller des yeux dans un fourré sombre ou trembler des rameaux, je continuais prudemment mon chemin en me tenant sur mes gardes. Les cris les plus étonnants frappaient mon oreille, et quand je cherchais du regard les animaux qui pouvaient les produire, je découvrais parfois que ce n’était qu’un oiseau paisible, paré du plus brillant plumage. Je ne pouvais en croire mes yeux ; j’attendais aux aguets pour m’en assurer ; l’oiseau semblait s’admirer dans son charmant plumage, il se tournait gracieusement, agitait son aile brillante, puis dressait sa jolie tête, entrouvrait le bec, et il en sortait ?… un cri affreux.

Depuis que j’étais entré dans cette forêt splendide, marchant d’admiration en admiration, de surprise en surprise, les heures avaient passé comme des minutes ; je m’aperçus qu’il était déjà tard, et rien ne m’annonçait ni la fin de la forêt ni la proximité du fleuve. Celui-ci avait-il dans ce voisinage un cours opposé à sa direction générale ? Je l’ignorais. Je savais que j’étais sur sa rive gauche ; je marchai donc de manière à le rejoindre plus promptement. Après avoir cheminé quelque temps dans cette nouvelle direction, je débouchai sur une sorte de lit sablé qui me parut être ou un torrent à sec ou un petit bras du fleuve pendant les hautes eaux. En face de moi, la nature changeait de caractère ; c’était une plaine basse et en partie découverte, où croissaient de hautes herbes parsemées de touffes épaisses d’une sorte de jonc très-élevé. Ils formaient un grand nombre de masses compactes qui s’élevaient çà et là de trois ou quatre mètres au-dessus du sol. Ces hauts herbages étaient surmontés de quelques tamariniers, verts en ce moment et dont le feuillage était découpé comme celui du persil.

Entre ce labyrinthe de touffes de joncs serpentaient de nombreux sentiers pratiqués par les animaux ; je m’y aventurai, espérant qu’ils me conduiraient au delà de la plaine. Après avoir marché assez loin dans ce labyrinthe, les sentiers se trouvaient de plus en plus resserrés entre les masses herbacées ; ils se reliaient dans de petites clairières où ils formaient des carrefours, puis se divisaient de nouveau. Depuis quelque temps j’étais obligé d’employer mes bras pour écarter ces masses végétales à la hauteur de mes yeux ; le bas seul présentait des sentiers libres. J’espérais toujours voir s’éclaircir ce fouillis ; mais bientôt les masses végétales devinrent si compactes qu’il ne me fut plus possible d’avancer debout, ni même de reculer, car les trouées que je faisais se refermaient aussitôt après mon passage, et, après avoir cherché une issue d’un autre côté, je ne savais même plus par où j’étais venu. D’ailleurs, à quoi bon reculer ? Si cette singulière végétation s’étendait le long du fleuve, comme cela est probable, il fallait toujours la traverser sur un point ou sur un autre. Je demeurai donc très-embarrassé.