Page:Le Tour du monde - 14.djvu/184

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semés n’attestent que trop quelles sont leurs souffrances.

Ces infortunés étaient des habitants de Kéry nouvellement captivés et conduits en Égypte ; ils avaient encore quatre à cinq cents lieues à faire ainsi avant qu’on pût se relâcher de cette rigueur. Jusque-là, on est obligé de leur laisser ces entraves jour et nuit, faute de prisons ou de lieux propres à les enfermer sûrement. Ce n’est que quand on a mis entre eux et leur pays toute l’étendue des déserts, qu’on peut, sans crainte, diminuer ces barbares précautions. La douleur arrache-t-elle à ces malheureux la promesse de ne faire aucune tentative d’évasion si l’on adoucit leur position, on leur répond qu’on n’en peut rien faire, et, comme le loup à l’agneau, que s’ils ne sont pas coupables, ce sont leurs pères qui l’ont été en tentant de recouvrer leur liberté.

C’est ainsi qu’une première iniquité en enfante bientôt une seconde, et que la nécessité de si assurer du captif conduit l’asservisseur à la cruauté.

À la suite de ce convoi venaient quelques djellabs ; ceux-ci conduisaient principalement des femmes, des enfants. Les pauvres créatures, étant plus faibles, les liens étaient moins rigoureux ; quelques-unes étaient placées sur des charges de chameaux, d’autres cheminaient et même portaient quelques effets. Mais ce qui était surtout pénible à voir, c’était l’expression des sentiments dont étaient empreintes les physionomies de ces pauvres créatures. Elles jetaient de temps à autre des regards désolés sur les montagnes natales qui allaient bientôt disparaître pour jamais. Ah ! quelle tristesse ! quels regrets ! Les enfants seuls pouvaient les manifester par des larmes, que venaient refouler la menace, et, au besoin, la courbache du djellab. Quant aux autres, n’essayons pas de peindre leur douleur ; les paroles sont trop froides pour de telles situations.

Écureuils et fruits du baobab. — Dessin de Karl Girardet.

Ces montagnes bleuâtres, que j’allais visiter d’un œil tranquille, étaient pour ces malheureuses créatures l’Éden d’ici-bas. Dans l’antre du colossal baobab et des rochers primitifs, l’enfant avait joué avec ses compagnons. Il s’était balancé, là-bas, sur les guirlandes de lianes et les rinceaux de cactus qui relient l’arbrisseau à la cime élancée de l’arbre séculaire. Là-bas, sous les dômes impénétrables du santal odorant, des palmiers, des tamarins, des lauriers, sont les cachettes mystérieuses, pleines de tendres souvenirs ; là-bas est l’épais ombrage qui a protégé la case et le lit végétal où la mère a bercé son enfant. Oui, c’est là-bas, sur ces géantes montagnes, que l’homme, après avoir cueilli dans la forêt les fruits nécessaires à sa famille, venait sur le haut rocher, dans la rouïalda, léger belvédère ombragé d’un euphorbe, goûter le repos et la fraîcheur, en face des vastes horizons et des généreuses campagnes de son pays.

Cette douce patrie était encore là, visible au loin, mais sur le point de disparaître pour jamais aux yeux des pauvres êtres qui se tordaient sous les liens et sous la courbache des djellabs. Puis chacun de ces infortunés songeait à sa famille comme lui ravie, à l’enfant, au fiancé, à l’époux, à la mère, tués dans le massacre ou emmenés d’un autre côté dans l’esclavage ! Et, à tous ces tourments de l’âme se joignaient les souffrances physiques de ce cruel voyage, sous l’affreux carcan. Enfin, pour espérance, pour avenir, qu’avaient ces malheureux ?… Si la mutilation n’est pas leur partage, s’ils ont vaincu les souffrances et les privations de toute espèce, si la mort les épargne dans le désert, que leur reste-t-il ? Pis que la mort : une vie d’avilissement ! Pour qui veut bien se figurer la véritable situation de ces infortunées créatures qui passaient ainsi devant nous, il n’est pas besoin de demander la signification douloureuse des tristes regards jetés en arrière, de ces