Page:Le Tour du monde - 14.djvu/183

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en conclure que le pays en général soit moins riche, c’est le contraire qui a lieu. Ici les sentiers sont naturellement établis sur les points où la forêt laisse le plus de facilité pour la circulation, c’est-à-dire sur les terrains secs et rocailleux ; tandis que c’est sur les terrains noirs, doux et humides, qu’il faut chercher les riches forêts d’une nature exubérante pour les comparer aux parties les plus belles de celles que l’on rencontre au nord du Sennâr. Ce sont les lieux qui n’offrent qu’une végétation maigre et rabougri et dans ce dernier pays qu’il faut comparer aux forêts les moins belles que l’on rencontre dans le Fa-Zoglo pour avoir une juste idée des progrès que fait la végétation en avançant vers le sud.

Ici le terrain commence à être un peu plus accidenté ; depuis Kartoum, il offre peu de variété, peu d’intérêt. En quittant cette ville, on trouve un tuf calcaire, spongieux et friable, dans lequel sont incorporés des détritus de plantes marines ; il forme de bizarres agglomérations, qui imitent des racines noueuses. À la loupe, on distingue de petits grains de quartz et d’amphibole enveloppant des noyaux argileux.

Plus haut, non loin de Kamnyn, on rencontre un conglomérat de grains de quartz empâtés dans un calcaire tuffeux imprégné de natron, que l’on fait calciner pour l’employer à la fabrication du savon qui se fait dans cette ville.

En continuant à remonter le fleuve Bleu dans le Sennâr, ce sont des tufs friables qui forment les falaises du fleuve sur la généralité du parcours. Le sol cultivable est une argile sablonneuse assez maigre, quoique fertile. Ce n’est qu’a la hauteur du Sennâr qu’on commence à voir les premières montagnes détachées qui annoncent les chaînes de roches primitives de la Nigritie. Ce sont les montagnes granitiques et siénitiques de Mouîl et de Sakadi qu’on aperçoit à l’ouest de Sennâr, plus au sud celles de Goulé, de Bouck, de Kokour ; puis, en rapprochant du fleuve, celles de Kérébîn, Akâdi, Lengassan, Kilgou et le groupe important de Taby. Ces montagnes, qui semblent devoir être d’autant plus stériles qu’on voit presque partout la roche à nu, sont pourtant, en grande partie, couvertes de végétation, et même de beaux arbres. Le tamarinier et le baobab y montrent leurs puissantes silhouettes dominant d’autres arbres propres à la contrée, tels que l’héglyg, le nebka, les gommiers et autres acacias, etc. Ces végétaux semblent alimentés par les terres apportées en poussière par le vent, et que les pluies entraînent dans les fissures de rochers, où les arbres plantent leurs racines. Car, on le sait, la désagrégation du granit et de beaucoup d’autres roches primitives sous l’action des intempéries ordinaires est si faible, que son produit seul est entraîné dans les vallées ou les plaines avant d’avoir pu s’accumuler suffisamment contre les rochers pour nourrir cette végétation.

La plupart des montagnes dont nous venons de citer les noms étaient naguère encore habitées par des populations nègres ; mais depuis la domination égyptienne, toutes celles qu’il a été possible de cerner et d’assaillir pour réduire leurs habitants en esclavage ont été dépeuplées. Dès le début, en 1821, les premières montagnes attaquées, celles de Kokour et d’Akadi, furent prises par trahison : on abusa de la bonne foi des nègres ; celles de Bouck et de Kilgou, et quelques villages de la plaine, succombèrent sous la supériorité des armes à feu qui, inconnues à ces nègres, répandirent la terreur parmi eux ; une partie des habitants s’échappèrent ; sur certains points, on ne trouva que des femmes, qui préférèrent se laisser tuer plutôt que de suivre les Turcs. Le groupe des monts Taby, très-élevé et plus peuplé, résista, et même faillit faire subir une sérieuse défaite aux agresseurs. Aujourd’hui ce pâté de montagnes forme la sentinelle avancée de la race nègre, les Turco-Égyptiens s’étant rejetés sur d’autres points. La plupart de ces montagnes s’apercevaient à l’horizon dans l’ouest depuis la route que nous suivions.

En suivant péniblement les sentiers à peine tracés qui serpentent à travers les forêts sans fin du Fa-Zoglo, nous vîmes venir à nous une caravane composée de cavaliers et de piétons, ou plutôt un convoi, car des baïonnettes brillaient en l’air. C’étaient en effet des cavaliers vêtus du costume militaire égyptien qui conduisaient des esclaves. Les uns avaient pour monture des chameaux, d’autres des chevaux ou des ânes. Les piétons avaient le cou passé dans une espèce de fourche ; leurs poignets étaient fortement attachés à embranchement de la fourche qui retenait le cou, tandis que les branches de celle-ci, rapprochées derrière la nuque et tenues écartées par un étrésillon ne laissaient que l’intervalle nécessaire à la respiration du patient. De plus, une corde reliait cette espèce de carcan à la selle des cavaliers. On se sentait ému par l’air d’abattement qui se peignait sous la sueur ruisselante du visage de ces captifs. D’autres avaient seulement le cou saisi de la même manière entre les branches d’une grosse fourche, fixée par un long manche à la selle des chevaux ou des chameaux. Dans ce système, le point d’attache étant hors de la portée des mains du captif, on avait pu se dispenser de les attacher aussi ; mais l’infortuné était soumis à une autre espèce de supplice encore pis que le précédent. Ainsi tenu par le cou, il était obligé de subir toutes les secousses causées par l’inégalité de la marche des animaux, les coups qui leur étaient administrés ou les accidents du sol. Ceux qui étaient attachés aux flancs des chameaux avaient en outre à endurer cette espèce de tangage que produit l’animal dans sa marche ; car la terrible fourche est d’une grosseur et d’une force à résister aux efforts les plus désespérés. Comme les cavaliers et leurs montures ne se préoccupent pas des malheureux qu’ils traînent à leur suite et qu’ils prennent pour eux l’espace le plus libre, il en résulte que les captifs doivent de temps à autre marcher à travers les broussailles, les buissons épineux et toutes les difficultés de la route. Les écorchures dont leurs corps sont