Page:Le Tour du monde - 14.djvu/186

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têtes tombant sur la poitrine, de ces soupirs, de ces sanglots étouffés, refoulés par la courbache, de ces traits profondément altérés.

Après être resté quelque temps à regarder tout ce monde de douleur d’un œil hagard, anxieux, comme une vision impossible et cependant très-réelle, je me retournai fort ému du côté de ma route pour m’arracher à ce peignant tableau qui semblait encore être devant mes yeux. Pourtant l’une des jeunes filles qui le composait devait bientôt reparaître devant moi dans une situation plus émouvante encore.

Notre première marche, du 14 mars, nous amena devant Fa-Méka, située sur la rive droite du fleuve, en face du mont Fa-Zoglo qui se dresse sur l’autre rive. C’est dans cet endroit que Méhémet-Ali a fait élever, près du fleuve, deux constructions fort modestes qu’il qualifiait beaucoup trop pompeusement quand, en 1841, il répondait à l’envoyé français, à propos de ses démêlés avec la Porte : « Ce que j’ai conquis avec les armes, je le perdrai avec les armes ; j’ai fait bâtir des palais dans mes possessions de Fa-Zoglo, où je me retirerais s’il était nécessaire. »

Quand on dit palais dans ces régions, il ne faut pas se figurer un Louvre ou un Alcazar ; le plus beau de ces palais se compose d’une muraille rectangulaire de la hauteur d’un rez-de-chaussée, renfermant cinq pièces mal couvertes et pavées en terre battue ; la façade présente quatre fenêtres et une porte. Voilà cette splendide demeure. La nature a fait les frais de la principale décoration, qui consiste en touffes d’herbes éparses sur le faîte des murailles. Le deuxième palais est encore moins important que le premier, seulement on a voulu y faire une chambre au-dessus du rez-de-chaussée, et le tout était déjà en ruine au moment où je le vis.

La position où sont ces constructions est agréablement choisie sur une terrasse de la petite montagne de Fa-Méka, en grande partie entourée par le fleuve Bleu. On voit dans cet endroit des casernes, sortes de hangars en chaume et fascines, pour les troupes égyptiennes, et un village qui ressemble comme les autres à une agglomération de ruches en paille éparses entre de grands baobabs qui dominent le tout. Entre le mont Fa-Zoglo et la petite montagne de Fa-Méka, les rives du fleuve sont taillées à pic dans un rocher de schiste argileux, et le Nil présente, dit-on, des rapides ou cataractes au sortir de ces montagnes.

Sur la rive gauche se dressent majestueusement les sommets et les crêtes pittoresques du mont Fa-Zoglo. Cette montagne est la première de quelque importance que l’on rencontre en remontant le cours du fleuve Bleu et même, depuis l’Égypte et la Nubie, où l’on ne voit guère que des monticules dans le voisinage du Nil ; elle a donné son nom à la province qui l’entoure. D’après Bruce, qui a cru devoir assimiler les Noubas du Tekelé à ceux du Hamatché, de même qu’il réunissait leurs montagnes en une seule chaîne, des géographes ont fait de Fa-Zoglo une chaîne s’étendant vers l’ouest, et Bitter, l’un des plateaux africains de sa géographie systématique. Cette classification de l’Afrique en plateaux successifs forme une image facile à saisir, mais elle est loin de la vérité. Ainsi, le mont Fa-Zoglo, quoiqu’il soit isolé, forme la tête de la chaîne du Hamatché qui s’étend fort loin dans le sud, le long de l’immense plaine du fleuve Blanc, dont elle forme la limite orientale.


Djellab à la recherche d’une esclave fugitive. — Abandon, évasion, recherches. — Traversée du fleuve Bleu, cataracte. — Secours inattendu. — Les empreintes sur le sol. — La fugitive découverte, garrottée et bâillonnée. — Désespoir maternel. — Les voix de la forêt. — Nouveau pays. — Le Soudan égyptien.

En partant de Fa-Méka, nous remontâmes la rive du Nil Bleu jusqu’à un gué qui se trouve à environ six kilomètres plus haut. Là, notre caravane se mit en devoir de traverser le fleuve. Pendant que l’on opérait la traversée, allégeant les chameaux d’une partie de leurs colis, un des djellabs que nous avions croisés dans la journée arriva près de nous et se prépara à passer le fleuve en notre compagnie. Nous lui demandâmes la cause de ce retour inopiné sur ses pas. Il hésita à parler ; pourtant, comme il désirait, pour plusieurs raisons, traverser le fleuve en même temps que nous (la principale de ces raisons était, je crois, de ne pas donner l’éveil à l’objet de sa poursuite), il se décida à faire ses confidences au petit groupe de personnes avec lesquelles je me trouvais ; voici ce qu’il nous apprit :

Parmi les esclaves nouvellement enlevées aux montagnes voisines était une cédaci, fille assez jeune, avec sa mère, balek, d’un âge déjà avancé, et, de plus, impotente par suite de blessures qu’elle avait reçues en défendant sa famille contre les soldats égyptiens, qui avaient assailli et réduit en esclavage les habitants de son village. Le djellab n’avait consenti à emmener la pauvre femme que pour ne pas trop nuire par des chagrins au physique de la fille, marchandise précieuse. Mais la malheureuse mère vit bientôt ses blessures et ses douleurs empirer au point qu’elle ne pouvait plus marcher ; il fallut la mettre sur un chameau, lourde charge qui ne faisait pas l’affaire du djellab ; celui-ci résolut donc d’abandonner à la première occasion la blessée, qui non-seulement était sans valeur, mais onéreuse.

La traversée du fleuve lui sembla propice. Les chameaux ne devant pas être trop chargés, on dédoubla les fardeaux, la fille fit partie des premières charges, et, on le devine, la mère, abandonnée, ne parut pas sur l’autre rive.

Lorsque la jeune fille vit le convoi se mettre en route sans sa mère, elle s’abandonna aux plus vives douleurs, et refusa de marcher ; mais il fallait en finir une fois pour toute, et elle fut jetée sur un chameau malgré sa résistance. Un si faible supplément à cet entassement de malheurs et d’infortunes humaines était, du reste, si peu de chose pour les djellabs ! la marche continua. C’était dans le convoi que nous avions rencontré le matin même que cette scène s’était passée.