Page:Le Tour du monde - 14.djvu/187

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Quelque temps après que nous eûmes croisé la caravane, les djellabs s’aperçurent de la disparition d’une cédaci, la jeune fille. On s’informa près de ses compagnes, et l’on apprit que le dérangement et la distraction qu’avait occasionnés le croisement des deux caravanes avaient favorisé la fugitive. La nature, qui fait, au besoin, d’une mère une tigresse pour défendre ses enfants, avait fait de la faible fille un être assez adroit, assez fort pour rompre ou défaire ses liens ; elle s’était glissée dans la forêt, inaperçue de ses persécuteurs. Ses compagnes l’avaient nécessairement vue, et n’avaient rien dit ; la courbache eut donc son tour, elles payèrent leur silence d’une correction exemplaire.

Mais qu’était devenue la fugitive ? Un grand fleuve la séparait de sa mère et de sa patrie ; la liberté avait-elle été le seul moteur de sa délivrance ? Non. Le djellab, tout endurci qu’il était dans son métier, sentit néanmoins une voix de la nature qui lui dit : « C’est vers la mère abandonnée qu’il faut aller au plus vite. » Il confia sa part de marchandise à ses confrères, et revint en hâte sur ses pas ; la mère avait été délaissée impotente sur l’autre rive du fleuve ; il savait dans quel endroit : c’est là qu’il se dirigeait.

Après les émotions que m’avait fait éprouver la vue de ce navrant convoi, le récit et la démarche du djellab m’intéressèrent vivement. Je me promis bien de l’observer pour connaître l’issue de ce triste duel de la cupidité humaine et du sentiment filial.

Une partie de notre monde et de nos effets étaient déjà sur l’autre rive, plusieurs personnes avaient profité du mouvement qui s’opérait dans le fleuve, et qui devait éloigner les crocodiles, pour prendre un bain agréable en traversant le Nil à pied à la suite des chameaux. Dans cet endroit, la largeur de l’eau n’offrait qu’une centaine de mètres sur une profondeur maximum d’environ un mètre vingt-cinq centimètres. Trouvant aussi l’occasion favorable j’entrai à pied dans le fleuve à la suite d’un groupe de chameaux et de passagers. Tant que l’eau n’eut pas atteint le milieu du corps, je résistai bien à l’action du courant, qui était fort. Au-dessus de ce passage on distinguait une quantité de rochers qui fendaient le courant du fleuve, et formaient une cataracte ; l’eau, lancée par ces rapides, passait avec vitesse dans le gué, d’ailleurs moins profond que les autres endroits du cours du fleuve. C’est de cette vitesse que vient la difficulté de la traversée ; lorsque j’eus atteint la partie la plus profonde, l’eau me venant jusque sous les bras, m’ôtait la force de résister au courant. Mes pieds n’avaient pas de prise sur le fond de rocher glissant ou de cailloux roulants ; je vis que j’allais être emporté, et j’appelai la personne montée sur le chameau la plus rapprochée de moi ; c’était un Russe, il n’eut pas l’air de comprendre mes signes, et continua sa marche en souriant.

Je ne craignais pas de me noyer, sachant nager, mais il était dangereux de se laisser emporter loin du groupe, à cause des crocodiles qui rôdent toujours autour des groupes qu’ils n’osent pas attaquer. Je restai donc quelque temps en suspens, n’osant et ne pouvant même bouger sans être emporté. Tout le monde s’éloignait sans m’apporter d’assistance, soit que le bruit de l’eau empêchât d’entendre, soit qu’on ne me crût pas exposé.

Je commençais à éprouver une sérieuse inquiétude, lorsqu’un chameau arrivant derrière moi s’arrêta à mon côté ; je saisis un des cordons à glands qui décoraient la selle de l’animal, et dès lors ma traversée se continua facilement. Lorsque je levai les yeux sur le maître du chameau, je reconnus que c’était le djellab. Dans ma reconnaissance du service rendu, j’éprouvais une peine difficile à décrire. C’était en effet lui qui, connaissant mieux que d’autres la difficulté de cette traversée, était venu à mon aide ; en ne me voyant pas recourir à un soutien quelconque, il avait compris que je m’exposais. Aussitôt que je reconnus cet homme, je lâchai l’appui qu’il me prêtait ; mais la profondeur de l’eau avait diminué, et je n’en étais pas moins son obligé ! Pourtant ce ne fut qu’avec peine que je me décidai à prononcer le mot katarkerek, merci.

Aussitôt le fleuve traversé, mes compagnons de route se mirent en marche, laissant en arrière les chameaux lourdement chargés. D’un autre côté, je vis le djellab requérir un indigène pour lui prêter main-forte dans sa triste besogne ; je les observai.

Ils se dirigèrent d’abord derrière les buissons où avait été abandonnée la mère impotente de l’esclave ; elle n’y était plus ! le djellab consulta le sol et toutes les traces nouvelles ; il remarqua, non l’empreinte de pas, mais celle d’une traînée, car la pauvre créature n’avait pu faire usage de ses jambes ; il suivit cette trace, et reconnut bientôt que la malheureuse mère, en se sentant abandonnée, et voyant sa fille emmenée par les ravisseurs, s’était traînée sur le bord du fleuve, sans doute pour l’apercevoir encore, comprenant bien qu’elle était perdue pour elle. Ici il y eut un nouveau doute du djellab ; il ne vit personne au lieu ou se dirigeait cette trace.

Le fleuve était si difficile à traverser, que je commençais à espérer que la jeune fille, n’osant s’y aventurer, serait encore de l’autre côté. Le djellab ne se découragea pas si vite ; les traces se compliquaient, il les examina attentivement, et peu après un sourire de satisfaction ranima ses traits, sa figure rayonna d’un rire sinistre : il avait reconnu deux traces, l’une devait être celle de la fugitive. De ce moment il prit les précautions du chat qui guette sa proie, faisant signe à son acolyte de le suivre discrètement.

Ces hommes allaient s’éloigner très-loin peut-être pour suivre la piste qu’ils venaient de saisir ; n’ayant aucun guide avec moi, et craignant de ne pouvoir rejoindre mes compagnons de voyage, j’hésitais à les suivre. En me retournant, je vis qu’une partie de notre monde était encore près de la rive du fleuve, et je suivis les traqueurs du malheureux couple fugitif.