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le plus beau des moutons sauvages, a disparu dans le cours des derniers siècles. Le célèbre Vénitien Marco Polo, qui vivait au quatorzième siècle, en vit un grand nombre dans ses voyages et il les décrivit d’une manière si complète qu’on leur donna le nom d’Oves Polii. On trouve bien encore au Thibet quelques-unes des grandes cornes en spirale qui les distinguaient, mais l’animal lui-même n’a jamais été rencontré depuis Marco Polo par aucun voyageur.

Nulle part au monde on ne trouve de mammifères à des altitudes si élevées que dans le Karakoroum et le Kouen-Loun. Nous avons vu qu’on les rencontre, sinon à demeure, au moins de passage, à des hauteurs de 19 000 pieds ; mais la vie animale ne disparaît pas encore au-dessus de cette altitude. L’existence des infusoires semble, comme dans les Alpes, indépendante de la hauteur au-dessus du niveau de la mer. Comme preuve, nous avons trouvé, par 20 459 pieds d’altitude, dans des rochers ruinés de l’Ibi-Gamin, douze nouvelles espèces d’infusoires, d’une ressemblance frappante avec ceux qu’on a rencontrés jusqu’à ce jour dans les plus hautes régions des Alpes.


Flore.

L’Himalaya, différent du Karakoroum et du Kouen-Loun dans sa constitution géographique et dans sa faune, s’en distingue aussi par sa flore.

Sur les premières croupes de l’Himalaya, entre le Taraï et 3 000 pieds d’altitude, on trouve de splendides palmiers, des fougères arborescentes, de puissants bambous, des gommiers et des figuiers gigantesques, le tout entremêlé des plantes grimpantes les plus variées montant le long des troncs et des branches. L’Inde tropicale elle-même renferme à peine quelques cantons où la végétation soit plus luxuriante que dans cette portion inférieure de la montagne, si remarquable par l’extrême diversité des formes végétales, la splendeur des fleurs et la multitude innombrable des plantes les plus belles du monde. Mais, à partir de 3 000 pieds d’élévation, cette végétation disparaît pour faire place à une flore spéciale, où l’on rencontre encore des plantes tropicales, mais isolées et en petit nombre. Les habitants du pays en cultivent quelques-unes pour leur beauté ou pour leur utilité, ce qui donne souvent à divers coins de cette région l’agréable aspect de vergers et de bosquets bien entretenus.

À cette zone intermédiaire succède celle des forêts qui sont magnifiques surtout dans le Kamaon et le Garhval, région des sources du Gange. La vallée de Baghirati, vallée-mère de ce grand fleuve, est resserrée et serpente en nombreux détours entre deux versants abrupts, il est vrai, mais qui sont loin d’être stériles et nus, car partout, jusque dans les fentes des rochers, croissent des herbes luxuriantes, des plantes, de puissants arbres à feuilles aciculaires d’une hauteur, d’une beauté, d’une splendeur rares dans les autres régions himalayennes. Le pinus longifolia s’y mêle à un pin dont les aiguilles ont deux pouces de longueur et à un cèdre gigantesque qui lui est proche parent, mais ces arbres, quelque magnifiques qu’ils soient, cèdent la palme au vieux deodara, le roi des pins de l’Himalaya pour la grandeur et pour la beauté. On dirait qu’ils craignent tous, et à bon droit, que la main brutale de l’homme, moins habile à édifier qu’à détruire, ne vienne ravager à coups de hache les splendides forêts qu’ils composent, car ils croissent presque toujours sur des parois si escarpées et dans les lieux si inaccessibles que le pied de l’homme ne les foulera certainement jamais.

Ces forêts de résineux sont des forêts vierges aussi bien que les jungles les plus impénétrables et les bois les plus vastes de l’Inde tropicale, mais combien la forêt vierge de l’Himalaya diffère de celle de l’Inde du tropique ! Dans l’Himalaya, chaque arbre grandit à part jusqu’à son entier développement : pas de puissantes plantes grimpantes, pas de fougères arborescentes, pas d’étouffant parasite qui l’enserre jalousement, lui dévore son meilleur suc et lui ravisse l’espace nécessaire à toute sa croissance. Chaque tronc se présente tel qu’il est, avec ses formes propres, dans toute son individualité ; l’œil se repose paisiblement dans ces forêts sur le vert sombre des arbres, sur leurs harmonieuses couleurs et sur les grandes fleurs blanches et rouges des rhododendrons et des magnolias. Dans les jungles, au contraire, ces forêts vierges de l’Inde, toute forme végétale fait le siége d’un autre ; c’est un labyrinthe, un chaos, une débauche d’arbres, d’arbustes et de buissons, de plantes grimpantes fatiguant le regard par leurs couleurs inharmoniques et tranchantes et par la prodigieuse diversité de leurs formes et de leurs feuilles.

Un long séjour dans les jungles est dangereux pour l’homme ; le sol toujours humide, y est souvent recouvert, à plusieurs pouces de profondeur, par le détritus des plantes et des arbres morts ; l’air y est opaque, étouffant, chargé de vapeurs, empesté par les miasmes que produit la corruption des matières organisées. Des ruisseaux troubles et vaseux y traînent languissamment leurs eaux qui, pareilles à celles des étangs et des bas-fonds, sont trop chaudes pour rafraîchir les voyageurs dont elles accroissent, au contraire, la soif. Bues sans mesure, ces eaux excitent un malaise passager, et souvent même donnent des fièvres terribles ou quelque autre maladie dangereuse. Quel contraste absolu avec les forêts vierges de l’Himalaya, avec leur air frais, pur et limpide, avec leurs sources glacées d’une eau délicieuse, avec les murmures de leurs torrents !

D’autres causes contribuent encore beaucoup à donner plus de beauté aux forêts des croupes himalayennes comprises entre 6 000 et 9 000 pieds d’altitude. Ce sont d’abord un climat splendide, un ciel bleu sans le moindre nuage ; puis, au moment où l’on marche, au fond d’une étroite vallée, entre des arbres et des fleurs, à quelque détour du sentier, on voit tout à coup se dresser quelque pic gigantesque portant sur ses flancs et à son sommet des champs de neiges et de glace de plusieurs milliers de pieds de longueur et formant ainsi un splendide