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dans les vallées les moins élevées de l’Himalaya, des centres de population d’une altitude inférieure a 1 000 pieds. Les colossales érosions dont j’ai parlé ont donné aux versants des vallées des pentes tellement roides, et le Téraï, cette plaine humide et boisée qui accompagne la base de la chaîne, est tellement insalubre et fiévreuse que les parties les plus basses de l’Himalaya sont loin d’être les plus peuplées. Dans l’ensemble de la montagne, les centres de population sont rares entre 2 000 et 3 000 pieds de hauteur au-dessus du niveau de la mer, la population se presse surtout entre 5 000 et 8 000 pieds. Au-dessus de 10 000, le nombre des villages décroît rapidement, et l’on ne trouve pas, dans tout l’Himalaya, au-dessus de 12 000 pieds, un endroit qui reste habité toute l’année. Il serait, au reste, fort difficile de tracer dans cette chaîne la ligne supérieure extrême au-dessus de laquelle l’homme ne pourrait plus habiter, car le climat n’entre quelquefois pour rien dans l’abandon temporaire de certains centres ; de nombreux villages qu’on déserte en hiver pourraient parfaitement, malgré leur altitude, être habités toute l’année, pour peu que les maisons fussent bien construites ; mais les indigènes préfèrent passer la saison froide dans des lieux moins élevés et, par conséquent, plus chauds. On sait que les Alpes d’Europe offrent aussi des exemples de ce genre d’émigration.

Les circonstances changent du tout au tout dans le Thibet, la contrée de la Haute-Asie dont le niveau général est le plus élevé. Le Thibet, pays faiblement peuplé, a la masse la plus compacte de sa population entre les deux altitudes de 9 000 et de 11 000 pieds. Il n’y a pas, dans toute la contrée, un point habité qui ne soit à 6 000 pieds au moins au-dessus de la mer. Pâturages, hameaux, villages, villes y sont plus élevés au-dessus du niveau général que dans aucun autre pays du monde.

L’endroit le plus haut, habité toute l’année, non pas seulement au Thibet, mais bien sur la terre entière, est le cloître bouddhiste de Hanlé, où vingt prêtres vivent à l’énorme altitude de 15 117 pieds. D’autres cloîtres sont bâtis à une hauteur presque égale, dans la province de Gnari-Khorsoum, sur les rives des lacs Mansaraour et Rakous. Chose curieuse ! le plus haut point habité de l’Europe est aussi un couvent, celui du Saint-Bernard (8 114 pieds).

On peut bien vivre pendant dix et même douze jours, à 16 400 pieds et beaucoup plus haut ; on s’y trouve mal à l’aise, mais sans que la santé y reçoive de coup mortel. Nous le savons par expérience. Quand nous explorions le groupe de glaciers de l’Ibi-Gamin, au Thibet, nous campâmes et nous dormîmes avec les huit hommes de notre suite, du 13 au 23 août 1855, à des hauteurs exceptionnelles, rarement foulées par un être humain. Pendant ces dix jours, notre campement le plus bas fut à 16 642 pieds ; le plus haut à 19 326 pieds, c’est-à-dire et l’altitude la plus considérable, — nous l’affirmons avec certitude, — à laquelle aucun Européen ait jamais passé une nuit. Un autre de nos campements se trouvait à 18 300 pieds ; les autres entre 17 000 et 18 000 pieds.


Relations politiques et commerciales.

L’Himalaya est riche en moissons ; il produit plus de grains que les habitants n’en peuvent consommer ; il regorge de matériaux de construction, il a de splendides forêts et des mines inépuisables. Le Thibet, au contraire, avec son sol élevé et son climat sans pluie, ne produit pas tout le grain nécessaire et la subsistance de ses habitants. En revanche, les gorges étroites et abruptes des fougueux torrents de l’Himalaya ne se prêtent pas à l’élève des bestiaux, faute d’assez de pâturages, et le sel, cette denrée indispensable à la vie, y manque à peu près complétement, tandis que le Thibet est prodigieusement riche en sel et nourrit d’excellents chevaux et des moutons innombrables.

Une telle réciprocité de produits et de besoins a fait naître entre ces deux pays des relations commerciales dont ils ne pouvaient se passer, et l’échange de marchandises dans la Haute-Asie est considérable. En certains endroits se tiennent des marchés où l’on accourt de toutes les parties du Thibet, de l’Himalaya, de l’Asie centrale. L’un des marchés les plus importants est celui de Gartok, chef-lieu de la province tibétaine de Gnari-Khorsoum.

Gartok, ville bâtie près de la rive droite de l’Indus, est située à une telle altitude (15 090 pieds), qu’elle n’est habitée qu’en été. C’est une petite cité perdue dans un labyrinthe de puissantes montagnes ; il n’y a vie qu’aux époques des foires ; mais alors elle offre le spectacle varié et animé d’une ville maritime. Le musulman fanatique et sauvage de l’Asie centrale y fait paisiblement ses affaires avec l’Indou pacifique, le Thibétain débonnaire, et le Chinois à l’exorbitante queue de cheveux. Les mœurs, les religions, les idées des nations qui peuplent le champ de foire de leurs représentants ont beau être totalement différentes les unes des autres, on ne s’en occupe pas, car on n’a qu’une seule idée, celle de l’échange et du commerce. La ville étant beaucoup trop petite pour loger tout le monde, il s’élève dans la large vallée une seconde cité bien plus grande, une ville de tentes qui offre l’aspect le plus curieux. Les tentes tibétaines, faites avec les poils noirs et rudes du yak, y forment un contraste frappant avec les tentes hindoues d’une éblouissante blancheur. Celles des Turkomans sont en feutre ; elles offrent un meilleur abri et se distinguent avantageusement des autres par la variété de leurs couleurs et de leurs ornements artistiques. Gartok est la place commerciale de la terre la plus élevée au-dessus de l’Océan.’Leh, capitale du Ladak (11 527 pieds d’altitude), est aussi importante que Gartok au point de vue commercial. Située à environ une lieue de la rive droite de l’Indus, cette ville, la plus grande du Thibet occidental, est le centre des relations entre Cachemir et l’Asie centrale. De sages mesures ont beaucoup contribue, dans ces dix dernières années, à son agrandissement et à son embellissement. En été, on y trouve souvent rassemblés deux et même trois mille étrangers.