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Ce fut dans d’excellentes dispositions que, le 23 août, nous partîmes du fort Garry. Nous nous sentions libres comme l’air en escortant la suite de nos charrettes qui transportaient tout ce que nous possédions en Amérique. Nous avions quelques chevaux de rechange qui trottaient derrière nous aussi naturellement que Rover.

Le voyage jusqu’au fort Ellice ne fut marqué par aucun incident remarquable.

Le commandant du fort Ellice, M. Mackay, nous reçut avec une gracieuse hospitalité. Il nous procura la distraction d’une visite faite aux métis et aux Indiens dont les loges s’élevaient en nombre considérable autour du fort.

Les Indiens qui visitent le camp sont des Cries, des Sauteux et des Assiniboines.

Les métis se rattachent pour la plupart à quelqu’une de ces tribus, partagent l’hostilité de leurs parents contre les Sioux et les Pieds-Noirs[1], et se joignent ordinairement à leurs expéditions de guerre.

Les femmes travaillent assidûment à la préparation du pemmican, qui se fait de la façon suivante : la viande, après avoir été séchée au soleil ou sur le feu, en tranches minces, est mise dans une peau de bison tannée ; puis on la frappe à coups de fléau jusqu’à ce qu’elle soit réduite en petits fragments et en poudre. Pendant ce temps, on fait fondre la graisse de l’animal. La viande écrasée est ensuite tassée dans des sacs de cuir de bison et, sur elle, on jette la graisse bouillante. Le tout est ensuite bien remué et mêlé de façon à ce qu’en se refroidissant il en résulte une espèce de gâteau aussi solide qu’un tourteau de lin.

Il faut avouer qu’au premier abord ce pemmican nous parut des plus désagréables ; le goût en ressemblait fort à celui d’un mélange de chapelure et de suif ; mais nous nous y sommes habitués peu à peu, au point de finir par en être très-friands. On en fait aussi une espèce plus fine, en n’employant pas le suif, mais seulement la meilleure graisse et la moelle ; on y ajoute alors les baies de quelques arbustes et même du sucre. Ce pemmican à baies est fort estimé ; on se le procure difficilement et c’est réellement un mets excellent[2].

Le 25 septembre, nous arrivâmes à la branche méridionale de la Saskatchaouane. Elle a ici environ soixante-dix mètres de large ; elle coule dans un lit qu’elle s’est profondément creusé dans la plaine unie, et qui a la largeur d’une vallée aux flancs roides et boisés : les deux branches de la Saskatchaouane ne sont éloignées l’une de l’autre que de dix-huit milles.

Aussi, après avoir passé la méridionale le matin du 26, nous arrivions le même jour au fort Carlton. Nous avions déjà fait environ cinq cents des douze ou treize cents milles qui séparent la Rivière Rouge du pied des Montagnes Rocheuses.


Carlton. — Départ. — La rivière aux Coquilles. — La Belle-Prairie. — La rivière Crochet. — Comment on bâtit une hutte en troncs d’arbres.

Carlton-House avait alors M. Lillie pour commandant. Pareil à tous les autres qu’a construits la Compagnie de la baie d’Hudson, ce fort se compose de quelques bâtiments en bois, ayant pour retranchement une haute palissade carrée, que de petites tours, carrées aussi, flanquent à chaque angle. Il s’élève sur la rive méridionale de la Saskatchaouane du nord, dans un terrain abaissé, près de la rivière et au-dessous des berges élevées qui formaient jadis l’ancien lit du courant.

Les métis donnèrent un bal en notre honneur. À cet effet, M. Lillie leur livra sa meilleure chambre, quant à nous, nous fournîmes les rafraîchissements sous l’espèce du rhum. Les hommes vinrent en tenue de fête ; le sac à feu[3] orné de verroteries, la ceinture éclatante, les jambières bleues ou écarlates attachées sous le genou avec des jarretières à verroterie, et des moccasins soigneusement brodés. Les femmes avaient des jupes courtes à couleur brillante, découvrant des jambières richement brodées et des moccasins blancs en peau de caribou, joliment ornée de bouquets en verroteries, en soie et en poil d’élan. Quelques-unes des jeunes filles étaient fort gentilles ; mais, pour la plupart, elles étaient défigurées par ce goître qui affecte le plus grand nombre des métis à tous les postes fondés sur la Saskatchouane, quoique les Indiens en soient préservés. La fête se prolongea jusqu’au lendemain matin.

Cependant des symptômes certains annonçaient l’hiver, après une chasse au bison, nous hâtâmes notre départ pour le lac au Poisson-Blanc, situé parmi les paisibles rives des bois, à quatre-vingts milles environ au nord-ouest de Carlton et à la lisière de ces forêts sans fin qui se prolongent aussi loin que possible vers le pôle arctique.

Quant à Treemiss, il avait résolu d’établir sa résidence à la Montagne du Bois ou Thickwood Hills, située à une cinquantaine de milles au nord-ouest de Carlton. Elle était plus voisine des plaines et le gros gibier y abondait.

La Ronde et Bruneau devaient nous accompagner et passer l’hiver avec nous ; Voudrie et Zear retourneraient au fort Garry conduire nos meilleurs chevaux et porter nos lettres pour l’Angleterre.

Le 10 octobre, nous fîmes nos adieux aux habitants du fort Carlton et nous allâmes camper cette nuit au bord de la rivière.

Nous recommencions à voyager dans un pays mêlé de bois et de prairies. Il faisait encore un très-beau temps

  1. Les Pieds-Noirs sont au sud des Cries et de la Saskatchaouane méridionale, et à l’ouest des Assiniboines. (Trad.)
  2. Le pemmican dont on s’est servi dans les expéditions vers le pôle arctique avait été fabriqué en Angleterre avec du bœuf de première qualité, des raisins de Corinthe, des raisins ordinaires et du sucre. Il différait donc beaucoup du pemmican grossier qui sert de nourriture principale dans les territoires de la baie d’Hudson.
  3. Le sac à feu est une espèce de gibecière dans laquelle on tient le briquet, l’amadou et les allumettes à couvert de cette humidité qui jette les voyageurs dans des embarras souvent très-pénibles. (Trad.)