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et, durant le jour, la chaleur était agréable ; mais, les nuits, le froid était assez vif et déjà les lacs se couvraient en partie d’une mince couche de glace.

Nous mîmes quatre jours pour atteindre la rivière aux Coquilles (Shell river), un des petits affluents de la Saskatchaouane[1].

Le lendemain nous conduisit dans un endroit ravissant, une petite prairie d’environ deux cents acres, entourée de basses collines boisées, et baignée d’un côté par un lac qui envoyait beaucoup de petits bras parmi les collines et dans la plaine, et où de nombreux diminutifs de promontoires s’enfonçaient, portant jusqu’au milieu des eaux leur riche parure de pins et de trembles. Les voyageurs peu civilisés, qui seuls, à l’exception des Indiens, l’avaient jusqu’alors visitée, frappés de ses charmes, lui avaient déjà donné le nom de la Belle-Prairie.

En la traversant, nous nous montrions l’un à l’autre quel emplacement magnifique ferait pour notre demeure un des promontoires, et nous nous disions quel bonheur ce serait, pour un des pauvres fermiers qui cultivaient un sol ingrat en Angleterre, de posséder le riche morceau de terre que nous avions sous les yeux.

Ce fut là que, vers le mois d’octobre, nous résolûmes de nous construire une hutte pour l’hiver.

La Ronde se chargea d’être notre architecte, et nous nous mîmes au travail avec ardeur.

Nous commençâmes par faire, avec des troncs de peupliers non dégrossis mais assemblées en mortaise, aux angles de la hutte, un enclos de quinze pieds sur treize. Comme ces troncs étaient loin de se toucher en tous points, ils laissaient parfois entre eux des trous à y passer la main. D’ailleurs, nous n’avions encore ni porte, ni fenêtre, ni toit, et les murs, élevés de six pieds à l’extérieur, n’en avaient que cinq au dedans. Le génie de la Ronde remédia à ces défauts, plus aisément que nous ne nous y attendions. Il fit scier, dans l’épaisseur du mur, les places de la porte et de la fenêtre. La porte fut faite avec des planches prises aux charrettes et un morceau de parchemin nous tint lieu de fenêtre vitrée. Le toit fut construit avec des perches droites que nous fournissaient les jeunes sapins desséchés ; par-dessus, on étendit un chaume de gazon de marais, tenu en place par des mottes de terre qu’on y lança. Le peu de hauteur extérieure du bâtiment fut au dedans corrigé en creusant le terrain de deux pieds, ce qui rendait notre demeure beaucoup plus chaude. Les interstices que laissaient les troncs furent comblés avec de la boue mêlée de gazon battu, pour lui donner de la solidité. Mais la cheminée fut l’occasion des méditations les plus longues et les plus pénibles. Nous n’avions pas découvert d’argile propre à cimenter les cailloux dont on fait les cheminées dans la forêt, et nous commencions à être très-effrayés de la perspective de nous voir au milieu des fortes gelées sans que notre foyer eût été terminé.

Enfin, après avoir enlevé plusieurs pieds de riche terre glaise, nous découvrîmes un sol argileux dont nous nous accommodâmes, et la cheminée s’éleva rapidement. Comme elle était presque terminée, nous y allumâmes du feu, et déjà nous nous félicitions de notre pleine réussite lorsque, patatras ! tout tomba par terre. Quelle consternation ! Pendant quelque temps, nous ne sûmes plus que faire. Une discussion animée s’ouvrit sur l’art d’élever une construction plus solide. La Ronde ni Bruneau ne pouvaient se consoler de leur incontestable échec. À les entendre, l’argile était mauvaise et nous devions ne plus songer à nous en servir.

Cependant il n’y avait pas de temps à perdre. Il nous fallait réparer le dommage ou nous résigner à rester sans foyer, quand le thermomètre serait descendu au-dessous de zéro. Ce fut Milton qui se chargea de l’opération. D’abord il fit un cadre en bois vert pour supporter l’argile. Pendant ce temps, Cheadle, avec un cheval et une charrette, recueillait une provision des pierres les plus rectangulaires qu’il pouvait trouver. Grâce à ces matériaux, notre cheminée fut solidement bâtie et brava toutes les rigueurs de l’hiver.

Le 23 octobre le lac se trouva complétement pris ; la terre avait déjà deux pouces de neige. Le 26, il y eut encore un dégel momentané ; après quoi, le véritable hiver commença tout à fait. Nous n’avions pas achevé notre tâche un jour trop tôt.


Ameublement. — Visite de Cheadle à Carlton. — Le fort Milton est achevé. — Les Cries des Bois. — Leur contraste avec les Cries des Plaines. — Ils sont exempts de difformités. — Enfants indiens. — Un sac à mousse. — Décidément l’hiver est arrivé. — La Ronde et Cheadle partent pour les plaines. — Chasse. — Traîneaux.

Il fallait que notre maison eût son parquet et son mobilier. Tandis que Cheadle et Bruneau allèrent à Carlton pour s’y procurer du pemmican avant que la neige eût rendu la route impraticable aux charrettes, Milton et la Ronde dressèrent une couple de lits de camp rembourrés d’herbe sèche et de peaux de bison, achevèrent la porte, la fenêtre de parchemin et deux tables assez grossières, l’une pour la cuisine et l’autre pour les repas, des rayons, des chandeliers, des chaises, etc.

Le 7 novembre, la Ronde traversa le lac sur la glace qui avait déjà quatre ou cinq pouces d’épaisseur. Il allait explorer la forêt du côté septentrional et chercher l’endroit le plus favorable à dresser nos trappes.

Pendant son absence, nous nous occupâmes à placer une plate-forme posée sur des poteaux élevés, pour y mettre notre viande en sûreté contre la voracité des loups et des chiens.

Quelques amis indiens, nos voisins, nous faisaient de temps à autre des visites.

Les Cries des Bois diffèrent beaucoup par leurs ha-

  1. Affluent de gauche de la Saskatchaouane septentrionale, en aval de Carlton. (Trad.)