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poignée de farine, un morceau de pemmican de la grosseur du poing d’un homme. La farine n’était plus employée que de cette manière ; nous n’en possédions que trois ou quatre livres.

Le 1er août, nous arrivâmes en face d’une belle montagne couverte de neige et qui avait l’air de nous fermer la route de la vallée. Milton, pour rendre à son compagnon la politesse qu’il en avait reçue précédemment, donna à cette montagne le nom de mont Cheadle. Sur notre droite, on ne voyait plus qu’une montagne neigeuse : nous l’appelâmes le mont Saint-Jean.

Le 3, nous trouvâmes un marais d’environ trois cents mètres de long où les arbres étaient assez rares. C’était la première éclaircie que nous eussions rencontrée depuis dix jours. Nos yeux, habitués aux ténèbres, en furent éblouis. Nous cueillîmes çà et là des bouquets de framboisiers et deux espèces d’airelles dont les baies étaient grosses comme des prunelles. Nous eûmes aussi la chance de tuer quatre perdrix pour notre souper.

Avant le soir, nous découvrîmes un torrent qui venait du nord-ouest. Nous montâmes à cheval pour le franchir, excepté M. O’B., qui n’avait jamais pu se réconcilier avec l’équitation depuis ses accidents dans le Fraser. Que fallait-il faire ? M. O’B. s’obstinait à ne pas se hasarder sur le dos d’un cheval, et le courant avait trop de rapidité et de profondeur pour qu’on pût avec sécurité le passer à gué. Quand nous eûmes discuté quelque temps fort inutilement avec lui, nous poussâmes nos chevaux dans l’eau que L’Assiniboine et sa famille avaient déjà traversée ; mais le cheval de Cheadle n’était pas à un mètre du rivage, lorsque M. O’B., s’élançant comme un fou après lui, prit le parti de saisir à deux mains la queue flottante de Bucéphale. C’est ainsi qu’il fut triomphalement remorqué jusqu’à l’autre rive. Ce grand succès lui ôta pour l’avenir beaucoup des inquiétudes que lui inspirait le passage des cours d’eau.

Après avoir quitté le marécage, nous nous retrouvâmes enfoncés dans l’épaisseur des forêts, sans aucune clairière durant plusieurs jours, et nous nous remîmes à notre pénible tache de couper notre chemin à travers la futaie, de conduire des chevaux indociles, de les retirer de leurs embarras et de nous nourrir bien maigrement de roubébou.

Le 7 août, c’est-à-dire le huitième jour depuis que nous étions perdus dans la forêt, nous eûmes à traverser une autre rivière qui, symptôme favorable, large d’une trentaine de mètres, peu profonde et claire, n’était certainement pas grossie par la fonte des neiges des montagnes. Nous l’appelâmes rivière Elsecar. Peu après, nos espérances s’accrurent encore de ce que nous arrivions sur un espace assez uni, ayant près d’un mille carré en étendue, au point de jonction de cinq vallées étroites. Mais, après inspection, il se trouva que la petite plaine n’était qu’une oasis entourée de montagnes et de hauteurs escarpées, couvertes de sapins ; on n’en pouvait sortir que par des gorges resserrées entre les différentes chaînes.

Ce soir-là, notre dernier morceau de pemmican fut consommé et il ne nous resta plus d’autre nourriture qu’environ un quart de livre de farine. Nous devions avoir encore cent milles à parcourir avant d’arriver au fort. Comment vivre désormais ? Quel secours espérer dans cette solitude immense ? Le silence solennel n’était rompu par le chant d’aucun oiseau, par le bruit d’aucune créature. Notre maigreur et notre fatigue nous donnaient la triste conviction que nous ne pourrions guère poursuivre longtemps notre voyage.

Après notre dernier repas, nous tînmes un conseil de guerre. M. O’B. y exposa la nécessité immédiate de tuer le petit cheval noir qu’il était ordinairement chargé de conduire ; mais notre guide qui avait aperçu un ours dans la journée, demanda un sursis pour le pauvre Petit-Noir.

Il se mit en chasse le lendemain de bonne heure ; Cheadle et le jeune garçon se dirigèrent vers un petit lac pour essayer d’y tirer quelques-unes des oies qu’ils avaient vues voler la veille ; Milton se mit à cueillir des baies d’airelle ; M. O’B. à lire.

La société n’était pas gaie, car nous n’avions pas déjeuné. Dans l’après-midi, Cheadle et le garçon revinrent les mains vides. L’Assiniboine ne tarda pas à rentrer aussi, et, jetant à terre une martre qu’il avait apportée, il nous dit tristement : « J’ai trouvé rien que cela et un homme, — un mort. »

Il nous indiqua où nous verrions ce cadavre qui n’était qu’à quelques centaines de mètres du camp, et nous partîmes avec son fils pour contempler ce spectacle de sinistre augure. Après l’avoir longtemps cherché, nous le découvrîmes au pied d’un grand sapin. Le cadavre était assis, les jambes croisées, les bras autour des genoux et les mains dirigées vers les cendres d’un misérable foyer composé de petits bâtons. Il n’avait pas de tête. Les vertèbres cervicales se projetaient dénudées et sèches ; la peau, brune et ratatinée, s’étendait comme du parchemin collé sur un squelette osseux, au point que les côtes étaient distinctement proéminentes ; la cavité de la poitrine et de l’abdomen était remplie des dépouilles de chrysalides ; les bras et les jambes ressemblaient à ceux d’une momie. Les vêtements, composés d’une chemise et de jambières de laine accompagnées d’une couverture usée, pendaient encore sur ce cadavre desséché. Auprès du corps était une hachette, un sac à feu, une grande marmite d’étain et deux paniers d’écorce de bouleau. Le sac contenait une pierre à feu, un briquet d’acier, de l’amadou, un vieux couteau, et une seule charge de plomb soigneusement enveloppée dans un chiffon. Une ligne à pêcher tordue avec l’écorce du cèdre, inachevée encore, et deux curieux hameçons, faits d’un petit morceau de bois et d’un fil de métal pointu, étaient serrés dans un des paniers ; l’autre contenait quelques oignons sauvages encore verts et poussant des rejetons. À côté du squelette, un amas d’os brisés, fragments d’une tête de cheval, racontaient clairement ce qui s’était passé. Ils étaient cassés en tout petits morceaux. Le malheureux homme, mourant de faim, avait prolongé sa vie, autant qu’il avait pu, en suçant