Page:Le Tour du monde - 14.djvu/247

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toutes les parcelles de nourriture qui se trouvaient dans les fragments brisés. Selon les apparences, c’était un Chouchouap des montagnes Rocheuses, qui, comme nous, avait essayé d’aller à Kamloups. Il avait évidemment voulu essayer de trouver quelque nourriture en pêchant ; mais, avant d’avoir terminé son appareil, la faiblesse ou la maladie l’avait dompté ; il s’était allumé un petit feu, s’était accroupi auprès, et était mort là. Mais qu’était devenue sa tête ? Nous la cherchâmes avec soin en tous sens, inutilement. Si elle était tombée d’elle-même, nous aurions dû la trouver à ses côtés ; si un animal avait osé l’enlever, il serait revenu attaquer le corps. Mais elle n’avait pas pu être enlevée de force, comme en témoignait la position du tronc, qui n’avait pas été touché. C’était pour nous un problème insoluble. Nous laissâmes le cadavre comme nous l’avions trouvé, emportant seulement sa hachette dont nous avions besoin, ainsi que son briquet d’acier, sa ligne et ses hameçons, moins pour en faire usage que comme souvenirs de cet étrange événement.

Nous rentrâmes au camp, silencieux et pleins de sombres pensées.

Notre courage, déjà abattu par suite de la privation d’aliments et par les inquiétudes que nous donnait notre situation, était encore plus déprimé par cette découverte peu rassurante. Il y avait une similitude frappante entre nous et cet Indien, qui, après avoir tenté de traverser la forêt sans chemin, s’était senti affamé et avait tué son cheval pour s’en nourrir. Le spectacle que nous venions d’avoir sous les yeux nous avait retracé son histoire avec une exactitude incontestable : la faiblesse croissante, la disette sans remède, l’effort pour soutenir la vie qui s’éteignait en suçant des morceaux d’os, enfin la mort. Nous aussi, nous touchions déjà à cette extrémité d’être obligés à tuer un de nos chevaux. À son départ, cet Indien avait eu sur nous l’avantage d’être dans son pays ; nous, nous étions des voyageurs sur une terre étrangère.

Chacun de nous n’entrevoyait l’avenir que sous son plus terrible aspect. Dans notre conférence du soir, il fut convenu à l’unanimité qu’on tuerait le Petit-Noir au point du jour.

De bonne heure, le 9 août, Petit-Noir fut conduit au lieu d’exécution ; mais, bien que tous nous fussions d’accord sur la nécessité de sa mort, nous avions des remords sur le sacrifice d’un animal qui nous avait accompagnés à travers tant de fatigues. Nous hésitions. Ce fut L’Assiniboine qui finit par saisir son fusil et envoya à la pauvre bête, derrière l’oreille, une balle qui l’abattit. Quelques minutes après, des tranches de chair grillaient sur le feu, et chacun était occupé à tailler de minces bandes de viande pour les conserver. Toute la journée, nous nous gorgeâmes de ce que nous ne pouvions pas emporter, tandis que le reste séchait sur un large feu. D’abord et d’avance, on avait, il est vrai, douté qu’on pût manger de ce cheval : Milton avait même trouvé que cette chair sentait l’écurie ; mais, au fait, chacun s’en reput avec appétit. Les instants que nous n’employions pas à dévorer, nous les utilisions pour raccommoder nos haillons et nos moccasins qui commençaient à tomber en morceaux.

Vers midi, le lendemain, notre provision de viande était desséchée. Il n’y en avait plus qu’une quarantaine de livres. Ce cheval était si petit et si maigre ! Le voyage se poursuivit péniblement. À la privation de nourriture s’ajoutait la crainte de suivre, au lieu du Thompson, quelque courant inconnu qui pouvait nous conduire dans des difficultés inextricables. Faibles et affamés, nous étions heureux lorsque nous réussissions à tuer une perdrix, une martre, ou à pêcher quelque poisson. Notre meilleure chance fut un jour de tuer un porc-épic que nous trouvâmes délicieux, quoique un peu fort en goût. Souvent les escarpements et les rapprochements des montagnes qui descendaient jusqu’au bord de l’eau, nous forçaient à nous arrêter et attendre des heures entières que L’Assiniboine eût découvert un chemin. Nous donnâmes à ces cours d’eau le nom de Rapides Murchison. Cependant la vallée se rétrécissait toujours ; enfin elle se termina brusquement par un précipice. Nous étions emprisonnés : d’un côté, la rivière ; de l’autre, des hauteurs si escarpées et si embrouillées qu’il semblait impossible de les escalader. Cependant, L’Assiniboine trouva un escarpement qu’on parviendrait peut-être à franchir avec de la prudence. Il fallut conduire les chevaux un par un, pour leur faire grimper en zigzag au flanc de la hauteur, des roches moussues et glissantes. Bucéphale, tomba sur un petit plateau inférieur et se trouva suspendu tout de son long, à califourchon sur un gros arbre, soutenu par d’autres arbres, couchés horizontalement assez haut pour que les jambes de l’animal pendissent de chaque côté sans toucher le sol. Cheadle donna au cheval un vigoureux coup d’épaule qui le fit rouler de son perchoir. Il n’avait aucunement souffert.

Nous eûmes à passer ensuite près d’un torrent qui tourbillonnait autour de grandes roches. L’Assiniboine nomma ce passage la Porte d’Enfer.

Le voyage continua à n’être qu’une série de misères. Il fallut encore tuer un cheval. Le 18, nous découvrîmes, avec une joie inexprimable, quelques branches qu’on avait coupées au couteau, comme si on eût voulu s’ouvrir un chemin à travers les buissons. On observa, vers le soir, des marques de chevaux.

Le 21, nous arrivâmes à un marais où les empreintes des pieds de cheval étaient très-nombreuses. Sur l’autre bord, il y avait un grand cèdre abattu, dont on avait fait un canot. Un arbre portait une inscription dont les mots bien qu’illisibles paraissaient être anglais.

Enfin, le lendemain matin, nous nous engageâmes sur une voie dont les arbres avaient été publiés ou marqués à la hache depuis longtemps. De vieilles trappes à martre, rencontrées de distance en distance, nous prouvèrent aussi que nous étions arrivés au bout d’un ancien chemin de trappeurs qui venait de Kamloups.

La vallée commençait à s’élargir rapidement, les hauteurs diminuaient, la voie devenait de plus en plus