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un grand nombre de générations, en un plateau sur lequel était une forteresse qualifiée d’imprenable, chef-lieu d’une prévôté royale dont la juridiction, au quatorzième siècle, comprenait quarante-huit paroisses. Les Anglais, qui l’occupèrent quelque temps, y ont entretenu jusqu’à quatre-vingts capitaines et trois cents hommes d’armes. Après le siége et la prise de la forteresse par le duc de Bourbon, en 1385, les paysans des environs, en haine des étrangers qui avaient été le fléau de la contrée, s’empressèrent de la démolir, et n’y laissèrent pas pierre sur pierre : aussi n’y voit-on plus aujourd’hui la moindre trace de construction. Nous fûmes désagréablement arrachés à ces souvenirs et à la contemplation qui les avait éveillés, par un sourd éclat de tonnerre et par une avalanche de gravier roulant du haut des plateaux que nous avions à notre gauche, et lançant jusque dans notre voiture une grêle de cailloutis, tandis que des masses de vapeurs grisâtres s’amoncelaient dans la ravine béante à notre droite et montaient vers nous, roulées par une violente rafale du couchant.

Deux cavaliers, admirablement montés et qui venaient de s’arrêter un instant, non loin de nous, comme fascinés à notre exemple par le charme du paysage, nous dépassèrent au galop en nous criant : « Gare l’orage ! »

Gare l’écir ! répéta le conducteur de la diligence de Clermont, qui nous rejoignait à l’instant même ; puis, le brave homme, plaçant son lourd véhicule devant le nôtre, ajouta, en s’adressant à notre cocher :

« Tiens-toi derrière moi le plus près que tu pourras, je couperai pour toi la pluie et le vent, et tes chevaux ne pourront s’emporter. »

Le conseil était trop bon pour n’être pas suivi. Nous nous lançâmes à fond de train derrière l’épais bouclier roulant que nous faisait la diligence et plongeant avec lui dans de véritables ténèbres d’eau.

Cascade de Queureilh. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Ravines, vallées, montagnes, tout avait disparu. À peine des reflets miroités et comme métalliques nous indiquèrent-ils’emplacement du lac de Guéry, dont la route côtoie la rive : un peu plus loin le craquement des arbres, brisés par la foudre ou déracinés par le vent, nous apprenait seul que nous traversions le bois de la Chesneau. Nous n’aperçûmes même pas le débouché de la grande vallée du Mont-Dore, tant la nue s’épaississait sur ses sommets et descendait bas sur ses flancs.

Il ne fallut rien moins que la voix bienveillante de Mme Cohadon-Bertrand, nous accueillant, un parapluie à la main, sur le seuil de son hôtel, pour nous apprendre que nous étions enfin arrivés dans le village des bains.


XII

La vallée du Mont-Dore au clair de lune. — Les antiquaires. — L’épidémie épigraphique et le Panthéon. — Excursions. — La cascade de Queureilh. — Le Cinclus aquaticus. — Ascension du Sancy. — L’ensemble des monts Dores. — La gorge de Chaudefour. — Le lac Chambon. — Le Tartaret. — Dernière éruption du Mont-Dore.

Le soir, à la table d’hôte (toujours très-bonne au Mont-Dore en général et à l’hôtel Cohadon-Bertrand en particulier), nous nous trouvâmes à côté des deux cavaliers que nous avions entrevus au moment de l’explosion de l’orage devant la Roche-Sanadoise. C’étaient deux officiers de cavalerie appartenant à une garnison du voisinage, et profitant de quelques jours de congé pour visiter la montagne, à petites étapes, sur leurs propres chevaux. La communauté de but, et quelques allusions de Henri à la beauté de leurs montures, ne tardèrent pas à établir entre nous une de ces relations de bonne camaraderie, bien moins rares dans les voyages que dans la vie des salons, mais toujours trop rapidement tranchées à un détour du chemin. Que sont devenus les francs et joyeux compagnons de nos excursions au Mont-Dore ; le capitaine A*** et le lieutenant de X… ? Le nom de ce dernier ne figurant plus sur l’Annuaire militaire, on peut en conclure qu’il a donné suite à des projets de démission dont il ne nous avait pas caché les