Page:Le Tour du monde - 14.djvu/283

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motifs. Le premier, engagé volontaire d’une époque qui ne compte plus que dans l’histoire, attend et attendra longtemps encore, entre les mornes loisirs et les travaux obscurs de la vie de garnison, un avancement mérité par un rare ensemble des qualités qui font l’homme de guerre. En quelque lieu qu’ils soient aujourd’hui l’un et l’autre, sous les lambris d’un manoir féodal, ou sous les voûtes austères d’une caserne, nous serions heureux, mon fils et moi, que ces lignes leur parvinssent comme un témoignage cordial du bon souvenir que nous a laissé leur rencontre.

Après dîner, nous sortîmes ensemble pour tenter une reconnaissance dans les environs immédiats de l’établissement thermal. La pluie avait cessé, et les nuages repliés derrière les crêtes de la vallée, n’avaient laissé sur sa concavité immense qu’une légère gaze de brume, sorte de fluide blanchâtre et transparent qui servait plutôt de conducteur que de voile aux rayons de la lune, tombant en plein sur le grand cirque des monts Dores.

Il en résultait une lumière diffuse et vague qui, glaçant de tons blanchâtres les angles saillants de la vallée, couronnant de neiges imaginaires les crêtes de son pourtour et étendant comme un crêpe sur les nappes sombres de ses forêts et les rides noires de ses ravines, imprimait aux traits déjà si grands de cet hémicycle cyclopéen le caractère fantastique des paysages chantés par Ossian. Rien ne manquait à la ressemblance, ni la voix des torrents (la Dordogne en faisait entendre une autour de nous, si grêle qu’elle fût), ni les plaintes solennelles des bois (à deux pas, sous la voûte chargée d’humidité, des hautes sapinières du Capucin, le moindre souffle d’air éveillait un vague bruit de houle), ni même les fantômes, car avec un petit effort d’imagination, dans la ligne blanche de la grande cascade du plateau de l’Angle, vacillant comme une écharpe de gaze fixée à l’arête saillante d’une voûte de rochers, on aurait bien pu entrevoir le spectre vaporeux d’une jeune vierge moissonnée en sa fleur et réveillée au fond de sa sombre demeure par le désir de contempler une fois encore, à la lueur de l’astre des nuits, les prés, les eaux, les bois qu’elle avait aimés.

Cascade de la Vernière. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Nous brodions à l’envi sur ce thème un peu usé, en allant et venant dans l’île ovale de la Dordogne, dont nous nous croyions les seuls habitants, lorsqu’un bruit de voix aigres et discordantes s’éleva tout à coup du trophée de sculptures délabrées et romaines qui en fait le principal ornement. — « C’est une dispute d’ivrognes, dit le capitaine A…, oubliant la majesté du lieu.

— Oh ! non, dit Henri, je crois reconnaître la voix de M. Joseph Prudhomme écoutez plutôt. »

Et la voix disait : « Oui, monsieur, dans cette vallée si pittoresquement illustrée (sic) de tendre verdure, de cascades et de rochers, les Romains, nos anciens maîtres, si grands amateurs des belles et bonnes choses, sont venus tout couverts de lauriers et de rhumatismes chercher des soulagements à leurs maux. Ils pensaient, non sans raison, retrouver dans l’efficacité de ces eaux, dans les enchantements de ces lieux un remède à leurs douleurs physiques et morales ; et cette vallée est leur Aquis Calidis.

— Erreur ! criait une autre voix, le Mont-Dore est leur Calentes Baiæ.

— Mon opinion a pour elle la carte de Peutinger, reprenait le premier.

— La mienne s’appuie sur Sidoine Apollinaire, répliquait le second.

— Mon autorité est plus ancienne !

— La mienne plus considérable et plus locale. »

Et les ripostes s’échangeaient prestement entre les deux interlocuteurs, comme des passes entre deux maîtres d’armes.

« Capitaine ! et vous M. Henri, dit tout bas le lieutenant X***, je me crois plus près que vous de la vérité, en affirmant que ces voix ne peuvent être que celles du vénérable Oldbuck Monkbarn, l’antiquaire de Walter Scott, et de quelqu’un de ses anciens contradicteurs,